Pour situer la limite septentrionale de l’Argentine, un pays sept fois plus étendu que la France, il est utile de prendre comme référence le tropique du Capricorne, qu’un monolithe situé à quelque 200 kilomètres au sud de la frontière nord du pays signale à la caméra de chaque touriste.
De là, le pays s’étire vers le sud sur près de 5 000 kilomètres, et Ushuaia, capitale de la Terre de Feu, n’est pas seulement la ville la plus méridionale du continent américain, elle est aussi la ville la plus australe du monde !
L’Argentine est un pays que certains taxent de généreux envers les Juifs, et d’autres de xénophobe et antisémite, mais personne ne niera qu’il s’agit d’un pays privilégié par la fertilité de ses terres, par ses différents climats, ses cours d’eau, ses réserves hydrauliques et ses paysages grandioses.
L’Argentine est un pays au potentiel économique énorme où la misère est encore trop présente, un pays dont le niveau culturel est surprenant, mais qui n’en finit plus de s’incorporer au monde moderne, un pays jeune et contrasté…
C’est dans ce pays fort éloigné de la vieille Europe et encore quelque peu inconnu que nous nous sommes établis, entre 1941 et 1961, nous, les trente survivants qui formons le groupe « France… douce France de notre enfance ? » Si nous avons gardé ce nom, né en 2008 d’un premier jet d’inspiration, c’est parce qu’il rend compte de notre sentiment envers ce pays où nous avons passé de si sombres années, mais que nous continuons à sentir comme le nôtre et à aimer.
En Argentine, nous nous sommes « reconstruits », ces trente jeunes survivants que nous étions. Nous y avons construit une nouvelle vie et une famille.
Soixante-trois ans après la fin de la guerre, nous nous sommes rencontrés et nous sommes engagés à nous réunir pour partager nos mémoires et évoquer ce que nous avons vécu dans la France occupée afin d’enrichir, d’une part, le dossier de la persécution en France et, d’autre part, celui de la « résistance silencieuse » de tant de Français qui, par leur conception de la dignité humaine et leur esprit de justice, ont sauvé de nombreux Juifs. Nous voulons faire connaître l’altruisme et le courage de ces personnes et retransmettre également les évidences du « silence complice et sauveur » de quartiers ou de villages entiers, silence qui a permis que l’œuvre des Justes soit couronnée de succès.
Un nouveau continent : un foyer possible ?
L’Espagne en Amérique
Ni maures ni juifs, ni hérétiques ni réconciliés, ni individus récemment convertis à notre Sainte Foi…
C’est en ces termes que, en 1501, Isabelle la Catholique ordonnait à ses émissaires d’interdire l’établissement des « impurs » dans ses nouvelles possessions. Fermement décidée à « préserver la pureté du peuplement des Indes occidentales », la reine d’Espagne décrétait que seule la foi catholique aurait droit d’existence dans le vaste empire que Christophe Colomb avait découvert – et offert à la couronne espagnole pour laquelle il œuvrait – neuf ans auparavant.
Pour les Rois Catholiques qui, le 31 mars 1492, avaient signé le décret d’expulsion, il n’était plus suffisant d’interdire la présence des Juifs sur le sol espagnol : ils leur dénieraient aussi, désormais, le droit de s’établir dans les nouveaux territoires de la couronne !
Dans l’immense région qui s’appelle aujourd’hui l’Argentine, l’Inquisition (la justice religieuse des Rois Catholiques) restera en vigueur pendant trois cent vingt et un ans. Elle ne sera abolie qu’en 1813, mais il faudra attendre quarante ans de plus pour que la liberté de culte soit enfin décrétée bien que… pour les protestants uniquement !
Sur ces terres où la présence juive fut inconnue jusqu’aux toutes dernières années du xve siècle, puis, pendant les quatre cents années suivantes, interdite par l’Église et par l’État, comment cette communauté, qui aujourd’hui est l’une des plus importantes de la diaspora, a-t-elle pu surgir ? Et comment a-t-elle pu se développer au sein d’une société qui a souvent été accusée, et l’est encore de nos jours, d’être antisémite ?
Juifs espagnols et Juifs portugais
Parmi les Juifs espagnols qui tentèrent de fuir l’Inquisition, nombreux furent ceux qui, sous le couvert de métiers aussi divers que celui de rameur, de cartographe ou de médecin, voyagèrent à bord des caravelles de Christophe Colomb et autres conquistadores, et débarquèrent sur les côtes d’un continent inconnu : les Amériques – centrale et du Sud – qu’ils pensaient être les Indes occidentales !
Il en alla autrement pour les Juifs que l’histoire connaît comme Juifs portugais. En 1492, en effet, un certain nombre de Juifs espagnols résolus à rester fidèles à la foi de leurs ancêtres abandonnèrent l’Espagne pour se réfugier au Portugal, où ils furent généreusement accueillis par le roi don Manuel II. Cinq ans plus tard cependant, ces Juifs furent à nouveau confrontés à l’obligation du reniement ! Pour échapper à ce nouveau plan de conversion – baptêmes forcés et massifs –, un certain nombre d’entre eux réussirent à franchir les frontières et à se diriger vers le nord de l’Europe, s’établissant, les uns en Angleterre, les autres à Hambourg, et d’autres encore aux Pays-Bas.
En 1630, des descendants de ces Juifs portugais installés dans les Provinces unies des Pays-Bas participèrent, aux côtés de leurs concitoyens néerlandais, à la conquête du nord du Brésil mais, un quart de siècle plus tard, cette région ayant été reconquise par les Portugais, ils durent l’abandonner. Certains essaimèrent vers le nord du continent américain tandis que les autres optaient pour le sud et s’infiltraient dans les provinces du Río de la Plata – future Argentine –, où le terme « Portugais » a souvent été synonyme de « Juif ».
Ni les Juifs espagnols, ni les Juifs portugais n’avaient réussi à mettre assez de distance entre eux et l’Inquisition, car le long bras de celle-ci avait maintenant atteint le Nouveau Monde ! Face aux menaces toujours aussi virulentes qu’elle impliquait et las de tant d’errances, sans doute, ces Juifs maintenant rioplatenses finirent par adopter la religion catholique sans jamais révéler leur identité antérieure. Seuls quelques-uns parmi eux, reviendront plus tard au judaïsme, bien souvent au risque de leur vie.
Nous ne pouvons nous pencher sur les origines et le développement de la communauté juive en Argentine sans la situer dans le cadre de l’histoire de ce pays et sans faire également référence aux conditions politiques, économiques et sociales qui régnaient en Europe aux XIXe et XXe siècles.
Indépendance de l’Argentine et liberté de culte
En 1806, les Anglais envahirent la région. Les habitants de Santa María de los Buenos Ayres, les Porteños, résistèrent aux envahisseurs aux côtés des Espagnols et, ensemble, ils reprirent la ville au Royaume-Uni.
La résistance contre les Britanniques sema le germe de la séparation entre la future Argentine et l’Espagne, et la Semana de Mayo (« Semaine de Mai »), qui se produisit à Buenos Aires en 1810, en fut la première conséquence ainsi que le premier pas dans la lutte pour l’indépendance. Le 25 mai 1810, en effet, le vice-roi (dernier représentant dans le Río de la Plata du pouvoir espagnol) fut renversé et un gouvernement provisoire – un triumvirat – fut établi.
En 1813, l’Assemblée générale constituante promulgue plusieurs lois qui visent à la séparation entre l’Argentine et l’Espagne, puis elle décrète l’abolition de l’Inquisition. Mais l’indépendance ne sera proclamée que le 9 juillet 1816.
Le 12 octobre 1825, le gouvernement de la province de Buenos Aires signe la loi qui confère la liberté de culte aux protestants. Cinq mois plus tard, une Commission pour l’immigration est créée, qui permettra de formaliser une invitation officielle aux candidats européens à l’émigration.
Suite à ces nouvelles ordonnances, un premier groupe organisé d’immigrants légaux arrive, cette même année de 1825, en provenance d’Écosse. D’autres suivront, augmentant le nombre de non-catholiques dans le pays.
Mais, pour les Juifs désireux d’abandonner l’Europe de l’Est, la situation n’est pas aussi simple. La décennie qui suit la déroute de Napoléon (1815–1825), qui est aussi celle durant laquelle se forge l’indépendance de l’Argentine, coïncide avec le début d’un besoin impératif des Juifs de quitter la Confédération germanique, puis la Russie et l’Europe centrale, pays où la discrimination et les persécutions se font de plus en plus virulentes. Pour tous ces Juifs harcelés et discriminés qui cherchent à émigrer au plus vite, peu de portes semblent disposées à s’ouvrir.
En 1826, Bernardino Rivadavia, élu premier président de las Provincias Unidas del Río de la Plata (premier nom officiel du pays indépendant), offre la protection de la nation à tout individu désireux de s’établir dans le pays, sans toutefois faire mention de ceux qui professent la religion juive, car, bien que le pays ne dépende plus du pouvoir espagnol, la tolérance religieuse n’est pas encore partagée par tous les acteurs politiques. Ce n’est qu’en 1853 que se produira le véritable grand changement dans le domaine de la liberté de culte.
Entre-temps, quelques Juifs s’installent dans le Río de la Plata ; ils viennent d’Alsace principalement, mais sont encore loin de former une communauté organisée.
La présence juive durant la période de l’Organisation nationale
Durant le long gouvernement du général Juan Manuel de Rosas (1835–1852), l’immigration perd l’appui de l’État ; seule l’« immigration spontanée » est autorisée.
Certains historiens estiment qu’il n’y avait guère que 8 Juifs établis en Argentine avant 1855 alors que, pour d’autres, ils auraient été 18 et, pour d’autres encore, 31.
En 1862, année de l’élection du premier président de la République, Bartolomé Mitre, partisan, de même que Rosas, de l’immigration spontanée, on compte à Buenos Aires quelques douzaines d’Ashkénazes.
Cette année-là, les Juifs alsaciens fondent la Société israélite, la première institution juive du pays qui, en 1868, deviendra la Communauté israélite de la République argentine (Cira), plus connue sous le nom de sa synagogue, construite en 1897 : Templo de Libertad.
Quel qu’ait été exactement le nombre de Juifs établis dans le pays avant la formation de la République, cette très modeste présence augmente, après 1870, avec l’arrivée de plusieurs agents commerciaux de maisons anglaises et françaises, ainsi que de quelques bijoutiers mais aussi d’aventuriers… On ne peut cependant dater le point de départ de l’existence juive légale en Argentine qu’à partir du 11 novembre 1860, jour où a lieu à Buenos Aires le premier mariage juif, pour l’autorisation duquel, toutefois, il a fallu recourir à la justice !
Selon Domingo F. Sarmiento, président de la Na...