Lodz, ma ville ! Cette ville où j’ai grandi, où j’ai tant aimé me promener dans ces avenues vastes et bordées de beaux édifices ! Pourtant Lodz n’était pas la plus belle ville de Pologne, loin de là ! Elle était avant tout industrielle et ne possédait pas les charmes bien connus de Cracovie ou de Varsovie. Mais elle était la deuxième ville de Pologne et ses usines textiles assuraient sans aucun doute une partie de l’activité économique du pays. Il y avait des familles riches, comme les Poznanski ou les Cohn. Mais la grande partie de la population était composée de familles modestes ou pauvres dont les membres constituaient la classe laborieuse. Une classe d’ouvriers sous-payés au sein de laquelle les idéaux communistes et socialistes de cette époque allaient s’implanter. On a parfois comparé Lodz à Manchester, en Angleterre, cette remarque pouvant aider mon lecteur à se représenter l’importance de cette ville comme son atmosphère singulière.
J’habite donc chez mes grands-parents, au 19 de l’aleja 1–Maja (« allée du 1er-Mai »). La demeure est très belle et me semble très cossue. C’est une maison bourgeoise située dans un quartier aisé et juif. Au coin de notre rue se trouve le château Poznanski entouré d’un très grand parc que j’aime aller regarder. Impossible de rentrer, bien sûr, car c’est un lieu privé. Combien de fois ai-je rêvé devant les grilles en fer forgé de ce parc que j’aurais tant aimé franchir ! Cet aspect attractif ne doit pourtant pas en éluder un autre, car nous n’appartenions pas à cette catégorie aisée de la population. Je peux dire aujourd’hui que nous vivions dans cette belle demeure, certes, mais dans un appartement doté d’une seule pièce éclairée par un seul soupirail. Telle était notre réalité et la réalité de nombreuses familles juives de notre quartier. Si je veux affiner la réalité de ma description, je peux dire le plus simplement du monde que nous vivions dans une cave. Après la guerre, je suis retournée sur les lieux de mon enfance et de mon adolescence. Cet appartement existe toujours mais est devenu… une cave à charbon ! Qui aurait souhaité retourner vivre là dans de telles conditions ? En observant ce lieu où j’avais passé les quatorze premières années de ma vie, je n’ai pu m’empêcher d’éprouver un sentiment d’humiliation et de honte. C’est sans doute pour cela qu’il m’est parfois très difficile d’évoquer notre vie avant la guerre et son spectacle qui était notre quotidien : celui de voir passer sous nos yeux les jambes de celles et de ceux qui marchaient sur le trottoir.
J’ai grandi et fait mes premiers pas dans ce sous-sol privé de lumière. Tout comme mes oncles et tantes avant moi. La famille Kiersz est nombreuse et huit personnes vivent donc dans cette pièce unique qui sert à la fois de lieu de vie et de lieu de travail. La vie est chère et par conséquent difficile pour les moins nantis. Les trois machines à coudre servent autant à mon grand-père qu’à mes trois tantes. En effet, grand-père David est relieur et tapissier, mais il confectionne aussi des sacs en papier pour la farine ou le kasha (graines de sarrasin grillées). Toute petite j’ai appris à ne pas rester inactive et j’aide les uns et les autres dans leurs divers travaux. À 6 ans, je veux me mettre à coudre et je me souviens encore de tous ces tissus que je veux assembler, tout comme de l’aiguille de la machine qui me transperce le doigt ! Le métier s’apprenait aussi à partir des petites misères qu’il nous infligeait ! Aucune larme, aucune plainte… J’apprends ainsi à m’endurcir sans trop m’en apercevoir. Qui aurait eu le temps de consoler une enfant ?
La famille maternelle de Matla/Térèsa, années 1920.
De gauche à droite au second plan : son grand-père David Kiersz, sa tante Tsipora, sa mère Frymit et son oncle Jakub.
Devant, de gauche à droite : son oncle Motek, sa tante Marym, sa tante Malka et Ester-Libe, sa grand-mère.
Cependant, même s’il n’y a à la maison aucune manifestation d’affection, je me sens aimée par David et Ester-Libe. Je les considère comme mes parents et je leur dois l’éducation qui est restée la mienne. Le confort à la maison ? Il est inexistant. Pas d’eau courante, pas d’eau chaude ou froide, pas de toilettes ni de salle de bains ! Nous trouvons ces commodités dans la cour intérieure de l’immeuble. Dans cette même cour, Ester-Libe fait sa lessive. L’électricité est le seul confort accordé et indispensable. Elle permet aux lampes de fonctionner toute la journée dans cette pièce sombre et humide. En toute saison, le poêle à charbon est allumé : grand-mère y prépare ses repas et nous avons ainsi la possibilité de nous chauffer en hiver, et les hivers en Pologne étaient vraiment très rigoureux ! Mes grands-parents règlent leur loyer au propriétaire de la maison, un certain M. Grunis. Nous ne sommes pas les seuls dans ce cas. À côté de chez nous, une famille de quatre personnes vient de s’installer. Elle arrive des environs de Lodz et le père travaille dans une usine de tissage. C’est la famille Kohmanski. Régina, leur fille, a mon âge et nous jouons ensemble dans la cour intérieure ! Ils sont partis au début de la guerre pour l’URSS.
L’exiguïté de notre seule pièce habitable me fait longtemps dormir dans le même lit que mes grands-parents. Ester-Libe est une femme très pieuse qui porte sa perruque et qui veut que je suive son exemple ! Elle tient absolument à ce que je sache lire mes prières et que je connaisse tout ce qui concerne les rites de notre tradition religieuse. Sa volonté de transmission est totale ! Mais cela ne lui suffit pas : elle engage alors un rabbin afin qu’il vienne m’instruire à la maison. Disposant pourtant de peu de revenus, elle met suffisamment d’argent de côté pour rémunérer mon futur « professeur » ! Je dois ainsi apprendre à lire et à réciter toutes les prières en hébreu. Lorsque ce rabbin venait, il s’endormait à mes côtés et je n’apprenais donc strictement rien avec lui ! Ester-Libe s’en rendit-elle compte ? Toujours est-il que les leçons cessèrent.
Je me sens alors délivrée d’un fardeau car je ne partage ni la ferveur ni le regard que grand-mère porte sur le monde. Parfois je lui tiens tête de façon effrontée ! Je suis quelque peu « rebelle » et je n’accepte pas facilement les explications religieuses qu’elle me donne. Un jour, l’audace de mes propos devait friser le parjure. C’est shabbat, je déchire un papier en disant : « Je vais voir si Dieu est là ! », grand-mère me donne une claque, arguant que cette dernière vient de Dieu ! Mais elle ne m’en tient pas rigueur et je continue à l’accompagner à la synagogue de la rue Wolczanska pour les grandes fêtes et pour shabbat. David nous accompagnait également, il était moins pieux que son épouse. Il portait la casquette que tous les Juifs mettaient alors, mais il aimait lire aussi les livres qu’il réparait et qui ne concernaient pas forcément des sujets religieux. Il devait être sans doute plus « libéral », comme on dit aujourd’hui !
Et puis David a voyagé ! Lors d’une période économique difficile, il s’était rendu en Angleterre pour trouver un travail qui l’aiderait à subvenir aux besoins de sa famille. Voyager à cette époque comportait des risques. Mais c’était surtout l’absence de nouvelles, le silence, l’impossibilité de savoir ce qui se passait pour son époux qui minait Ester-Libe. Elle alla voir un rabbin afin de lui demander comment faire et que faire pour précipiter le retour de David. Le rabbin lui conseilla de dormir en mettant la chemise de nuit de son mari. Ce qui fut fait, et David revint peu de temps après !
Mes grands-parents sont accueillants et ne rechignent pas à faire dormir sur un matelas par terre ceux qui se présentent ! Ester-Libe était née Opoczynski. Lors du passage d’un de ses neveux, Motek Opoczynski, Ester-Libe prépare le thé. L’ambiance est un peu tendue car Motek est un militant communiste. Chapelier pour femmes, il dirige son propre atelier, ce qui ne l’empêche pas de participer à des réunions clandestines du parti. Motek trouve refuge dans notre famille pour une nuit. Nous sommes à la veille du 1er mai et une grande manifestation est prévue. Je suis jeune et je ne comprends pas tout ce que peuvent dire les adultes, mais je sens que ce moment est grave. Motek boit sa gorgée de thé à la polonaise, en croquant son morceau de sucre. « Tante, tu ne prends pas de sucre ? » dit-il soudain à ma grand-mère. « Mais oui, mais oui », lui répond-elle. C’est alors que je m’aperçois de sa ruse. Avec sa langue, elle fait mine d’avoir pris ce sucre. Or nous n’en avions guère. Mais elle se privait lorsqu’il le fallait. Je ne sais pas si Motek s’en rendit compte…
Je grandis dans cette atmosphère familiale quelque peu singulière et attachante. Les sœurs de ma mère, Tsipora, Marym et Malka, sont dotées de tempéraments très différents. Leurs frères aussi. L’aîné des trois frères, Herszel, avait quitté la maison deux ans avant ma naissance, en 1923, afin d’échapper au service militaire obligatoire. Deux autres cousins l’accompagnaient. Ils étaient partis travailler dans des mines en Allemagne, et seul Herszel viendra s’installer en France. Il n’oublia pas sa famille. Il écrivait à sa fratrie comme à ses parents et je revois encore mon grand-père s’appliquant à lui répondre, signant son nom de sa belle écriture que j’aimais tant. Oncle Herszel connaissait mon existence, mais il ne revint jamais en Pologne. Il ne revit jamais sa famille. Des années après, son destin se trouvera à nouveau lié au mien.
Mes deux autres oncles, Jakub, tailleur, et Motek, qui tricote des gants avec tant d’application, vont peu à peu prendre des chemins opposés sur le plan politique. Je l’ai déjà dit : j’étais bien trop jeune encore pour comprendre tout ce que cela pouvait signifier, mais je ressentais ce qui se passait lors des discussions nombreuses entre les membres de ma famille. Et bien que grand-mère – et d’une certaine façon grand-père aussi – maintînt les traditions et transmît sa piété, leurs enfants ont commencé à s’éloigner d’une vie dont ils ne voulaient plus. Je comprenais très vaguement qu’ils ne souhaitaient plus suivre le même chemin que celui de leurs parents ou de leurs aïeux.
Herszel, l’aîné des trois oncles maternels de Térèsa, arrivé en France entre les deux guerres.
Mes trois tantes sont des jeunes femmes simples. Je les revois habillées de jupes sobres, de corsages et de pulls. Elles ne se maquillent pas, leurs cheveux sont châtain foncé et mi-longs. Je ne peux même pas dire aujourd’hui qu’elles étaient coquettes ou préoccupées de leur personne. Moi, je les trouve jolies, mais à la maison, il faut avant tout travailler et je pense qu’il leur était impossible de passer du temps devant une glace pour se maquiller. Je me souviens toutefois d’un épisode où Tsipora revient avec un tissu très coloré, un mélange de rouge, d’orange et de jaune ! Nous appelions cette couleur « taracota » et je trouvais cela tellement beau ! Ma tante se confectionne alors une belle robe avec ce tissu, mais c’était exceptionnel. Mon habillement reste simple aussi. À cette époque et pour ce qui nous concerne, nous n’accordons pas une place importante à nos tenues et, surtout, nous n’avons pas les moyens d’acheter des vêtements raffinés.
L’école était obligatoire en Pologne et je commence à aller en maternelle puis à l’école élémentaire. Je suis une élève moyenne et je ne me fais guère remarquer. Ma scolarité se déroule sans éclat particulier. Sans être totalement timide, je ne prends pas la parole en classe. Et puis je n’ai pas tellement de temps à consacrer aux devoirs. Je les rédige mais sans leur accorder une réelle attention. Je suis trop occupée par tout le travail qu’il faut faire à la maison. Malgré tout, je franchis chaque étape scolaire sans trop de difficulté, mais sans passion et surtout sans gloire ! Ce que j’aime par-dessus tout, c’est me rendre à Gordonia, un groupe qui rassemble la jeunesse juive. J’ai 10 ans ou plus, et je ne manque aucune rencontre ! Nous dansons, nous chantons des chants en hébreu. Je ne comprends rien à cette langue, mais je chante,
Jakub, oncle maternel de Térèsa, ici entre les deux guerres.
Il survécut au ghetto de Lodz et disparut au camp de concentration de Dachau.
c’est tellement gai ! Nous nous réunissons aussi pour l’Oneg shabbat. Je peux dire que Gordonia signe le commencement de mon engagement qui, plus tard, deviendra militant et politique. Gordonia était un mouvement sioniste. Il avait son local rue Stefana Żeromskiego et je m’y rends à pied avec une camarade. Et puis, le temps d’un après-midi là-bas, j’oublie la vie qui est la nôtre. J’oublie ce sous-sol où nous vivons, j’oublie le travail difficile et continu de ma famille, j’oublie que mes parents sont loin, bien loin de moi… Avec Gordonia, il y a d’autres regards et d’autres espérances qui m’habitent. C’est comme cela que je comprends ces moments à présent.
Oncle Jakub et tante Malka, la plus jeune sœur de ma mère, partagent les idéologies de gauche. Malka est très investie dans le militantisme et je me souviens très bien du tiroir d’une armoire qui lui était réservé, fermé à clé, et que personne ne devait ouvrir. J’avais aussi compris qu’elle lisait des livres qui étaient interdits. Malka et Jakub soutiennent les grèves qui se déroulent en ville. Lors d’un 1er mai – j’avais peut-être 12 ans –, la neige se met à tomber. Je regarde ces flocons qui se mêlent au rouge des drapeaux… Je trouve ce spectacle magnifique bien que je n’aie pas le droit d’accompagner mon oncle et ma tante. Les manifestations sont interdites et les militants risquent la prison. Malka et Jakub le savent, ce qui ne les empêche pas de s’y rendre. Oncle Motek ne partage pas les idées de ses frères et sœurs. Il est membre du Betar, c’est-à-dire à droite. Les discussions sont parfois très vives à la maison, mais David et Ester-Libe veillent à maintenir la cohésion familiale. Les idées politiques ne devaient pas avoir raison de l’affection qui nous unissait.
Nous parlons en polonais et c’est normal, comme il est normal aussi de parler le yiddish. J...