Le transfert et l’internement de Louis Engelmann au camp de transit de Drancy
3 avril-8 août 1942
Vendredi 3 avril (suite)
[Journal de Louis Engelmann]
[Camp de Royallieu-Compiègne]
À midi, on nous annonce le départ pour 14 heures ; les préparatifs sont rapidement faits, car il n’y a pas de visite par les Allemands. Nos bagages sont chargés dans des chariots et nous partons en colonnes à travers le camp des politiques ; nous sortons du camp et on nous emmène dans une cour en face. Là, nous trouvons un gros détachement de gardes mobiles qui nous attendent ; les Allemands nous passent en consigne aux officiers français. Ceux-ci font l’appel et on nous fait avancer par deux pour nous enchaîner avec des menottes. C’est extrêmement désagréable d’être traités comme des criminels ; les gardes nous disent qu’ils font un métier dégoûtant, mais pourquoi l’acceptent-ils ? Les officiers qui les commandent sont très antipathiques, surtout un lieutenant. Pendant l’attente, je retrouve le soldat boche qui m’a reconduit au camp ; il s’approche de moi et me fait signe de ne pas lui parler.
Les officiers allemands s’amusent beaucoup en voyant les gardes nous mettre les menottes ; ils prennent de nombreuses photos.
Nous partons vers la gare de Compiègne ; nous sommes salués au passage par les habitants qui manifestent leur sympathie par des cris, des gestes.
[Journal de Mariette Engelmann]
[16h, Compiègne, centre-ville]
Nous allâmes en ville, dans un café, puis nous avons marché de long en large près du pont.
Vers 4 heures, un camion plein de bagages s’est dirigé vers la gare. Puis, de loin, nous les vîmes ! Cette fois la gare, [et] la rue étaient gardées par des gardes mobiles, pas un Allemand ! Nous vîmes à 20 mètres cette malheureuse cohorte passer, Louis avait son bon sourire, à plusieurs reprises il me montra que son poignet était attaché à celui de son voisin, une espèce de mulâtre (l’avocat E.). Je haussai les épaules pour lui dire que ces menottes n’avaient aucune importance et je tâchai de sourire le plus largement possible.
[Journal de Louis Engelmann]
[Gare de Compiègne]
En arrivant place de la Gare, j’aperçois Mariette. Comment a-t-elle pu apprendre notre transfert, ne fait-elle pas quelque chose de dangereux, voilà ce que je me demande. Elle veut s’approcher, mais le lieutenant de la garde interdit qu’on nous parle ; nous ne pouvons qu’échanger des signes.
Dès le départ des Allemands, le commandant de gare, français, vient nous parler, il est très sympathique et est outré en apprenant que nous sommes presque tous officiers de réserve ; il n’ose pas trop s’en prendre à Vichy, mais le laisse comprendre.
[Journal de Mariette Engelmann]
[16h, Gare de Compiègne]
La cohorte se rangea du côté de la gare de marchandises ; la foule − une vingtaine de femmes comme nous et le reste, des Compiégnois curieux − était contenue par les gardes mobiles. Nous leur demandâmes de porter à celui que nous désignions de loin du doigt nos petits colis. J’y ajoutai 100 F, car je pensais que Louis avait peu d’argent sur lui. Ces braves hommes qui étaient visiblement gênés de ces menottes mises à cette sorte de criminels voulaient atténuer et faisaient tout ce que nous demandions. Marcelle Franck me désigna de loin son mari qui était en sabots et boitait beaucoup ; il enleva son béret, me salua, c’est ainsi que je fis sa connaissance et qu’à mon tour je lui présentai Louis. Nous comprîmes que nous allions voyager avec eux, qu’ils seraient en queue de notre train, que c’est nous enfin qui allions les ramener à Paris.
L’heure approchait, nous allâmes sur le quai. Mlle Pourvoyeur alla parler au capitaine des gardes mobiles et obtint l’autorisation pour nous de pouvoir approcher… Je me précipitai. Louis était justement dans un coin près de la fenêtre ; je montai, j’ai pu l’embrasser ! Il était évidemment aussi maigre, et les dépressions aux tempes étaient impressionnantes, mais il semblait si content… Il me fit pitié, car il était comme un enfant très petit et très faible qui aurait eu besoin d’être « remonté », consolé. Je lui dis en trois secondes le maximum de choses, lui donnant des nouvelles de tous, affirmant – ce que je pensais d’ailleurs – que sa libération n’était plus que l’affaire de quelques jours. Mais pendant que je parlais, ses malheureux compagnons m’adressaient tous à la fois la parole… Je sortis mon carnet et selon leur demande notai leurs adresses pour téléphoner chez eux [et donner] de leurs nouvelles… Mais le train allait partir, Marcelle et moi remontâmes dans notre compartiment ; nous avons voyagé avec Mlle Pourvoyeur, qui prenait deux jours de vacances, et deux ou trois dames aryennes.
[Journal de Louis Engelmann]
On nous conduit vers notre train et, dès que nous sommes installés, on autorise Mariette à venir me parler pendant quelques minutes. Je suis encore sous le coup de l’internement et des nombreux événements qui se sont produits depuis quelques jours ; de sorte que ma conversation s’en ressent et je n’apprécie pas comme je le devrais cet heureux moment. Et puis j’attache trop d’importance aux menottes, j’en suis honteux, c’est à peine si j’ose lever les yeux sur Mariette qui est épatante ; elle cherche à me réconforter en me parlant de tous, des enfants, des Tréfileries ; elle me confirme qu’elle a l’espoir de pouvoir me faire libérer bientôt. Elle est avec la femme de Maurice Franck et monte dans le même train que nous.
Dès que le convoi est en route, les gardes nous enlèvent les menottes et nous laissent fumer. Mariette m’a laissé un colis de vivres, je m’empresse de l’ouvrir et de manger ; je partage avec mon compagnon de chaîne, Aisenstah, un avocat originaire d’Alger, peu sympathique d’ailleurs.
[Journal de Mariette Engelmann]
[19h, Paris, Gare du Nord]
À l’arrivée… ce n’était plus comme à Compiègne, le service d’ordre était important et il nous fut impossible d’approcher. Nous allâmes nous installer dans un café qui faisait face, mais assez loin des cars de police de Drancy qui attendaient. Nous sûmes que des dames de la Croix-Rouge (grâce à un coup de téléphone de Mlle Pourvoyeur) venaient au car avec quelques victuailles. Craignant de me trouver dehors après 8 heures, je n’attendis pas comme Marcelle le départ du car et je partis. J’étais réconfortée et pleine d’espoir.
Rapport du commissaire de police de Compiègne au préfet de l’Oise, au sujet des 90 Juifs « extraits du camp de Royallieu pour être transférés au camp de Drancy », 4 avril 1942.
« Liste des transferts vers Drancy » établie par les autorités allemandes des 96 Juifs devant être initialement extraits du camp de Royallieu-Compiègne (Frontstalag 122) pour être transférés au camp de transit de Drancy, 3 avril 1942. Louis Engelmann y figure dans la quatrième catégorie : « Retenus par ordre spécial. »
Dernière page du même document. Louis Engelmann est le 93e de la liste, 3 avril 1942.
[Journal de Louis Engelmann]
[19h30, Paris, Gare du Nord]
Nous débarquons à la gare du Nord, on attend que la foule s’écoule et nous nous dirigeons vers la sortie, les gardes mobiles portant nos valises et colis. Dans la cour, des autocars de la préfecture nous attendent ; à peine installé, je peux voir au loin Mariette et Marcelle Franck assises à la terrasse d’un café qui attendent notre départ, il est 7h30, je m’en fais pour elles, car je sais qu’elles doivent être rentrées à 20 heures. Nous sommes à peine installés dans les cars que des infirmières de la Croix-Rouge nous apportent des colis de vivres bien composés ; nous les devons à l’assistante sociale de Compiègne qui a téléphoné à Paris dès notre départ.
Je suis content de revoir Paris, de me sentir à proximité de mon domicile ; je me demande ce que sera le 2e épisode de ma captivité et pense avec tristesse à ceux qui sont loin et qu’on ne reverra jamais.
[21h, Camp de Drancy]
À 21 heures, nous arrivons à Drancy, les cars pénètrent dans une allée qui sépare le camp juif des gratte-ciels où sont installés la gendarmerie, les bureaux de la police. En descendant des cars, nous voyons une quantité de figures derrière des vitres, ce sont les internés qui surveillent les arrivées. Nos bagages sont déposés en tas et nous pénétrons dans une grande cour ; nous sommes parqués au centre, entourés de barbelés. On nous fait passer devant des tables où des internés nous distribuent des vivres (pain, saucisson, chocolat). Puis on nous conduit dans une salle pleine de monde et où quelques gendarmes surveillent la prise en charge des nouveaux par les anciens internés, la fouille est faite par les gendarmes. Je suis choqué par la manière dont nos camarades se livrent à ces opérations, ils se montrent plus sévères que les gendarmes. Après cette visite, on nous conduit dans les chambrées ; Paul Lévy, qui est chef d’escalier, c’est-à-dire qu’il a la surveillance de quatre chambres de 60 personnes, s’arrange pour nous réunir en groupes sympathiques.
Vue générale du camp de transit de Drancy prise au grand angle à partir de l’une des cinq tours où logeaient les gendarmes. Photographie de 1944.
Le bloc I du camp de Drancy, 3 décembre 1942.
Photographie de la propagande allemande.
Ma première impression n’est pas trop mauvaise, les anciens nous aident à nous installer ; le chef est un jeune Juif né en France, de parents polonais, il est complaisant mais manque de tact ; les anciens nous parlent de la vie dans le camp et ce qu’ils nous disent n’est pas fait pour remonter le moral.
À 22 heures, on nous apporte une grosse marmite de pâtes et un peu de confiture ; je ne peux pas manger et je n’ai qu’une idée : me coucher et dormir.
Samedi 4 avril 1942
[Camp de Drancy]
Au réveil, vers 7 heures, je ne réalise pas où je suis, il faut un certain temps pour me remémorer tout ce qui s’est passé depuis quelques jours. Les chambrées sont des grandes salles dans des bâtiments inachevés, sol en ciment inégal avec des trous pour le passage de canalisations, au milieu un lavabo constitué par une longue auge en zinc avec cinq robinets, lits à deux étages constitués par un bâti en bois avec des morceaux de grillages comme sommiers. Les lits sont rapprochés, il faut s’entendre avec ses voisins pour user de la ruelle. Au centre de la pièce, une table avec quelques bancs.
En me mettant à la fenêtre au réveil, je suis surpris de voir les balustrades garnies de couvertures, mais la consigne est de les secouer avant 8 heures ; des internés s’arrangent pour placer des couvertures formant le drapeau tricolore. Cette cour est triste, elle est fermée sur trois côtés par les bâtiments qui ont quatre étages et le quatrième côté est longé par une route qu’on aperçoit vaguement. Près de cette extrémité, il y a un bâtiment long et bas dénommé « Château Rouge », ce sont les WC du camp.
Le chef de chambre nous met au courant de l’emploi du temps : à 8 heures, appel, c’est-à-dire que les internés se placent sur deux rangs au centre de la chambre et un gendarme
Plan du rez-de-chaussée du camp de Drancy en 1944.
accompagné du chef d’escalier vient compter les internés. Le début et la fin de l’appel sont annoncés par de stridents coups de sifflet et pendant ce temps, il y a interdiction absolue de circuler. Au cours de l’appel, on procède à la désignation des hommes de corvée (nettoyage des chambres, des escaliers, des cours ; épluchage des légumes, services divers du camp). Quel-ques internés ont des postes fixes dans les services du camp, ils r...