Aux origines de l’insociable société
Géraldine Lepan
Maître de conférences à l’Université Toulouse-Jean Jaurès
Dans la quatrième proposition de L’Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique, en 1784, Kant soutient l’idée que les sociétés humaines ne fonctionnent pas à la vertu, mais à la méchanceté et à l’égoïsme. L’insociable sociabilité désigne chez l’homme la tendance contradictoire à s’associer et à se détacher, selon le modèle physique de deux forces opposées. Cet antagonisme produit un « accord pathologiquement extorqué ». Car en s’opposant à l’expansion d’autrui, l’individu surmonte sa paresse naturelle et exploite ses dispositions naturelles. Ce n’est donc ni la disposition à vivre en commun, ni la moralité, qui conduisent les hommes à s’entendre, mais l’intérêt, « l’appétit insatiable de possession ou même de domination ». Et pourtant, il en résulte bien une vraie société, car les égoïsmes se disciplinent mécaniquement suivant un secret « dessein de la nature » : « toute culture et tout art dont se pare l’humanité, ainsi que l’ordre social le plus beau, sont des fruits de l’insociabilité ». Kant atteste de l’influence qu’a exercée sur lui Hobbes dans la Critique de la raison pure :
Comme l’affirme Hobbes : l’état de nature est un état de non-droit et de violence, et force est de l’abandonner pour se soumettre à la contrainte légale qui limite notre liberté uniquement pour qu’elle puisse coexister avec la liberté de tout autre et par là même avec le bien commun.
Une telle dissociation entre les dispositions subjectives individuelles et la structure sociale a en effet été postulée bien avant Kant. Dire que la société est travaillée de l’intérieur par le conflit des passions, et même qu’elle est issue de ce conflit, remonte au moins au renversement de perspective ouvert par Machiavel dans Le Prince, qui invite à prendre l’humanité telle qu’elle est, et non telle qu’elle devrait être, et qui inaugure par là la modernité politique. Le traitement du problème de la formation des liens sociaux chez les moralistes du XVIIe siècle renouvelle cette thématique d’une sociabilité non pas donnée mais issue paradoxalement de l’imperfection et de la méchanceté.
Comment en effet rendre compte des conduites sociales dès lors qu’on se passerait de l’hypothèse d’une politicité ou d’une sociabilité inscrite dans la nature de l’homme ? Dans la période qui nous occupe, les grands opposants à la thèse de la sociabilité naturelle sont Hobbes (qui part de la conflictualité naturelle motivée par la crainte) et Rousseau (qui remplace la sociabilité par la pitié, qui est un sentiment et un germe de vertu sociale). Entre ces deux auteurs, l’opposition majeure passe entre les morales de l’intérêt et le modèle de l’égoïsme ou selfishness d’un côté, et les morales du sentiment ou socialbleness et le modèle de la bienveillance de l’autre. Les unes et les autres passent par une contestation ou une réhabilitation des thèses sur la sociabilité issues de l’aristotélisme, reprises et infléchies par le stoïcisme et les traditions chrétiennes.
Nous nous attacherons principalement à l’apport de Hobbes, et étudierons les transferts possibles de la négation qu’il opère de la sociabilité naturelle dans les philosophies anglaise et française de son temps.
La révolution hobbesienne
La Politique d’Aristote parut en anglais en 1598, entremêlée par son traducteur de références à la République de Platon. Hobbes, qui en possédait un exemplaire dans la bibliothèque de Hardwick, en avait une connaissance très intime. Dès les Éléments de la loi naturelle et politique, il s’engage dans une attaque frontale contre le présupposé dominant, selon lequel, pour reprendre les termes de la traduction d’Aristote datant de 1598, « l’homme est par nature une créature sociable et civile ». L’homme n’est pas politique par nature mais par discipline, soutient-il en réaction à la tradition aristotélicienne. Les pactes qui font l’état civil ne prolongent en aucune façon une inclination naturelle. Ils n’organisent pas une communauté déjà esquissée mais fondent radicalement la communauté des hommes. L’artificialisme hobbesien s’oppose au plus haut point au naturalisme aristotélicien.
Selon l’inspiration aristotélicienne et stoïcienne, l’homme est qualifié d’« animal politique » ou « social », à partir de Thomas d’Aquin. Une tension existe entre « animal politique » et animal social ou sociable. Pour Aristote, la politicité naturelle de l’homme l’inscrit dans la polis : les hommes se reconnaissent comme membres d’une totalité réelle, donc particulière : c’est par ce rapport de la partie au tout que commencent les Politiques, alors que les Stoïciens insistent sur la généralité du lien social qui leur permet d’asseoir une visée cosmopolitique.
Le caractère politique ou sociable de l’homme peut-il donc être tenu pour une présupposition anthropologique ? Si Hobbes donne bien un fondement passionnel au corps politique, c’est pour accorder à la crainte, principe du gouvernement despotique, et non à la bienveillance et à la philia, une place inédite. La question de l’aptitude de l’homme à la société politique se pose de façon inédite. Au lieu d’être le fondement de la vie sociale et de la fraternité politique, l’amitié devient un des effets de son institution. Non seulement le contrat n’est plus subordonné à un lien social supposé naturel, mais la société procède d’un calcul mis au service d’une passion égoïste. Plus encore, la nature « [dissocie] les hommes et les [rend] enclins à s’attaquer et à se détruire les uns les autres » et c’est la peur de la mort violente qui fait naître la société.
En détruisant la pertinence politique de la philia censée nous relier aux êtres doués de raison et de parole, Hobbes explique la société civile à partir des seuls sentiments négatifs de la crainte et du soupçon :
L’origine des plus grandes et des plus durables sociétés ne vient pas d’une réciproque bienveillance que les hommes se portent, mais d’une crainte mutuelle qu’ils ont les uns pour les autres.
Il faut replacer ces affirmations vigoureuses dans leur contexte : depuis Aristote et Cicéron et jusqu’au milieu du XVIIe siècle, la majorité des traités politiques commence par le rappel du langage et de l’amitié qui distinguent l’homme de l’animal. L’amitié, naturelle, recouvre la condition humaine, c’est-à-dire la vie en société. La complainte de la paix d’Érasme, en 1517, reprend ainsi l’idée stoïcienne selon laquelle tous les hommes sont frères et toute guerre fratricide. Ceux avec qui on est en paix sont des amis, ceux avec qui on n’est pas en paix sont des ennemis.
Mais loin de goûter pour elle-même la compagnie de ses semblables, l’homme selon Hobbes ne la recherche que dans la mesure où elle peut lui apporter honneur ou profit. S’opposant aux théoriciens de la concorde publique, faisant l’économie de la philia et démasquant les vertus feintes, Hobbes poursuit et radicalise Machiavel, pour qui les hommes sont plus sensibles à la crainte qu’à l’amitié. Ce qu’il importe désormais de penser, ce n’est plus tant les sentiments que suscite ou doit susciter la personne du prince pour s’attacher durablement l’obéissance de ses sujets, que les sentiments contradictoires qui animent les sujets entre eux et intimement chacun d’eux, qui rendent nécessaire l’instauration d’une souveraineté extérieure au corps social. La pensée de la souveraineté et de ses attributs nécessaires remplace la casuistique politique de l’amitié, Hobbes définissant le problème politique comme celui de l’institution de la paix.
Hobbes dépasse ainsi ses prédécesseurs et ses contemporains par le caractère systématique de la rupture qu’il accomplit à l’égard des thèses antiques : l’homme n’est pas né apte à la société civile, le droit naturel signifie absence d’obligation à l’égard d’autrui. Il n’est pas de vie sociale durable et pacifiée sans souveraineté politique, comme le marque la coïncidence entre naissance de la société civile et fondation de l’État. La vie sociale spontanée est synonyme de violence ; elle explique l’institution d’un pouvoir sur la société, mieux, la création de cette société par la souveraineté.
Du contrat naissent tous les liens civils. Les rapports affectifs se traduisent en termes de besoin et de contrat : « l’attachement » se transforme en « relations » contractuellement fondées. Machiavel conservait la force des sentiments naturels, qu’il nuançait toutefois par l’idée que les hommes oublient plutôt la mort d’un père même que la perte de leur patrimoine. Hobbes s’attache quant à lui à retraduire toutes les relations personnelles ou dans le langage de l’anthropologie de la rivalité ou dans le langage du droit, comme le montre le « traité des passions » figurant dans la première partie des Élements de la loi naturelle et politique.
Apparaît alors l’impératif de transformer la société, désormais pensée sur le modèle d’un contrat social, en quelque chose de désirable et durable. L’objectif de la doctrine civile est de faire de l’homme « féroce » un sujet « docile ». Qu’est-ce alors qu’une sociabilité par institution ?
La négation de la thèse du Zôon politikon dans le chapitre 2 du De Cive
L’expérience primordiale n’est ni la bienveillance pour autrui ni la solitude, mais la socialité violente, le heurt, le conflit : les hommes sont opposés, concurrents, ils se confrontent à travers la mort. L’homme est un « compétiteur » qui voit dans son semblable une puissance adverse. L’intention de Hobbes n’est toutefois pas de récuser le caractère social de l’homme, naturellement capable de réunion et de rencontre, mais de révéler le vrai principe des sociétés civiles. Or ce dernier n’est pas naturel ni moral mais artificiel et juridique : la convention. La nature et son ordre n’est pas la norme constitutive de la cité. L’artifice fonde la société et traverse l’homme lui-même : au « Faisons l’homme » répond la nécessité de bien faire la société, selon un art polit...