Business vs Brexit : les patrons britanniques contre l’éclatement de l’Europe
Alexis Chommeloux
Au sommet économique mondial de Davos, en janvier 2016, l’inquiétante perspective d’un vote britannique entraînant une sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne et, partant, une grave mise en cause de la construction européenne a été largement évoquée. Alors que l’accord de Schengen est souvent voué aux gémonies du fait de la gestion contestable de la « crise migratoire » et du péril terroriste, que les partis europhobes se renforcent dans bien des pays de l’Union et que les tensions nord-sud, renforcées par la crise monétaire, se doublent de plus en plus d’incompréhensions est-ouest, le Premier ministre français, dans un contexte réunissant les principaux « acteurs économiques » de la planète, a mis en garde contre le « drame » que constituerait pour l’Europe ce qui est commodément appelé Brexit. Dans nombre de pays, l’engagement des chefs d’entreprise dans les débats politiques est une réalité incontestable qui prend des formes diverses : cet engagement est plus ou moins occulte voire honteux, plus ou moins reconnu voire revendiqué, plus ou moins mis en avant voire placé au cœur des stratégies de communication politique. Le lobbying, qui en est une manifestation, est très développé et les modalités de ce lobbying interrogent de plus en plus fréquemment la validité et la légitimité démocratique du modèle de société pluraliste ou néo-pluraliste à une époque où des citoyens désenchantés prennent davantage conscience du rôle joué par les très nombreux groupes de pression, notamment à Bruxelles. Cela est d’autant plus vrai qu’il est devenu très difficile de faire fi de la modification du rapport de force entre les États et les très grandes entreprises multinationales, lesquelles organisent notamment une évasion fiscale à grande échelle, parfois par des fusions dont c’est le principal et peut-être le seul intérêt. Cependant, alors que les sages du prix Nobel ont reconnu en octobre 2015 la valeur exemplaire du « Quartet » tunisien, dont un des éléments constitutifs n’est autre que le patronat tunisien, l’importance de cet engagement patronal, dans certaines circonstances en tout cas et en l’espèce, en faveur de la stabilité et de la démocratie ne fait pas non plus de doute. En France, où les patrons n’ont pas nécessairement bonne presse, ils n’en ont pas moins souvent un rôle d’intérêt général, souvent en fin de carrière.
Dans les débats existentiels qui ont secoué et qui persistent à secouer le Royaume-Uni, on ne peut qu’être frappé par le rôle central que jouent les entreprises et les entrepreneurs (business, business leaders) dans la mise en place des termes mêmes de ces débats. Rien de commun en tout cas en France, par exemple, à l’occasion de la campagne qui a précédé le référendum sur le traité constitutionnel. Les considérations économiques n’étaient pas absentes bien entendu, les arguments des représentants du « monde de l’entreprise » non plus, mais les coalitions qui se sont constituées de part et d’autre ne se sont pas formées autour des chefs d’entreprise et il y a fort à parier que, si tel avait été le cas, l’électorat français aurait peu goûté une telle prise de parole dominante. Point de train du MEDEF, donc, portant de gare en gare la bonne parole européenne, et la prise de position hostile au Front National du patron des patrons a rapidement posé la question de son opportunité, de sa légitimité et de son efficacité : il est vrai qu’un grand patron qui accuse le parti de Marine Le Pen de présenter un programme qui rappelle le programme commun de 1981, et ce pour tenter de détourner de cette formation les électeurs d’une région ouvrière à forte tradition socialo-communiste, a de quoi intriguer. Toujours est-il qu’il est difficile de dire si cette prise de position ou celle du président de la confédération générale du patronat des petites et moyennes entreprises (CGPME) ont eu un effet déterminant sur les résultats obtenus par ce parti aux élections régionales de décembre 2015, résultats historiquement élevés mais ne conférant pas au parti populiste le contrôle d’une seule région.
Que cette parole du patronat, sous ses différentes formes, puisse également être contreproductive auprès des Britanniques n’est pas à exclure a priori et, comme nous le verrons, la question a été posée avec une certaine acuité dans le cadre de la campagne qui a précédé le référendum sur l’avenir de l’Écosse au sein du Royaume-Uni (éminemment politique aussi et non sans lien avec les craintes de délitement de l’Europe). Par ailleurs, si la dimension très politique et généraliste du débat français sur le traité constitutionnel pourrait ne pas le placer à mille lieues du débat qui s’engage sur l’avenir européen du Royaume-Uni (avec en outre, en cas de sortie de l’UE, la probable remise en cause à brève échéance du choix d’une majorité des Écossais de demeurer dans le Royaume-Uni et donc des conséquences politiques et constitutionnelles majeures), l’axe choisi par le camp du Brexit peut expliquer que, le débat ayant pris très tôt une tournure économique, les Britanniques ne s’étonnent guère du rôle central joué par les entrepreneurs dès les prémices du débat. La semaine où Vote Leave et Leave.EU ont été présentés au grand public, bien avant que la Commission Électorale n’attribue aux uns ou aux autres une légitimité à prendre officiellement part au débat, l’importance des chefs d’entreprise et du milieu des affaires (des business leaders) était flagrante dans le financement de la campagne à venir comme dans la formulation des idées. Dans ce camp du « non » à l’Union européenne, la concurrence transparaissait d’emblée entre les grandes entreprises cotées en Bourse (le big business) et l’establishment de Vote Leave d’une part et les « entrepreneurs » de Leave.EU d’autre part, à telle enseigne que cette distinction se voyait accorder au moins autant d’importance dans l’émission politique dominicale phare de la BBC que la composition politique des deux camps en voie de constitution et des groupuscules composant ces deux camps. Le journaliste politique Andrew Marr, sans pour autant remettre en cause la primauté des arguments économiques et commerciaux développés par le dirigeant de Leave.EU et par son alter ego de la coalition pro-européenne Britain Stronger in Europe, n’a pas manqué d’interroger ce dernier sur le rôle des entrepreneurs dans cette nouvelle organisation, rôle que ce chapitre se propose d’examiner dans ses grandes lignes.
Traditionnellement, la Confederation of British Industry (CBI) est considérée comme la façade officielle du patronat, une façade officielle qui, parce que considérée comme trop favorable à la construction européenne, a fait l’objet de critiques de la part des responsables politiques, principalement conservateurs, et a été chahutée lors de son dernier congrès annuel. Alors que David Cameron, Premier ministre, s’adressait aux patrons, de jeunes militants de Vote Leave scandaient « CBI, voice of Brussels, CBI, voice of Brussels », démontrant clairement que la cible était l’organisation patronale et non le chef du gouvernement dont la présence ne donnait certes que plus d’écho à la manifestation. De l’avis de ces jeunes eurosceptiques, la CBI s’était beaucoup trop souvent trompée pour mériter le poids qu’on lui accordait dans le débat public. Ils avaient notamment à l’esprit les positions jadis favorables à l’Euro, positions bien utiles à rappeler du point de vue des partisans du Brexit à une époque où, la crise de la monnaie européenne étant intervenue, bien rares étaient ceux au Royaume-Uni qui défendraient cette position. Avant d’examiner les spécificités du positionnement des entrepreneurs britanniques quelques mois avant un référendum décisif, possible source d’éclatement de l’Europe, un retour à un passé relativement récent s’impose. Il conviendra d’accorder une attention toute particulière à un autre référendum d’ampleur nationale, celui de 1975, puis à des périodes où le patronat avait de bonnes raisons de s’intéresser, de près et avec une inquiétude bien compréhensible, aux projets européens d’autres majorités conservatrices à Westminster.
De 1965 à 1975 : processus d’adhésion et référendum sur l’Europe
Le patronat, un terme qui évoque en français un groupe assez uni, malgré des subdivisions logiques, et un « partenaire social » à même de négocier avec les syndicats et le gouvernement a eu son alter ego au Royaume-Uni, au moins jusqu’aux années 1980. La CBI, produit de la fusion de la Federation of British Industry (FBI) et de deux entités rivales en 1965, est devenue à cette occasion l’organisation « parapluie » (peak organisation) dans un système tripartite qui exista jusqu’à ce que Margaret Thatcher mette un terme à ce système qui convenait mal à sa conception et de la politique et de l’économie. La question européenne se posa rapidement et, alors que la FBI avait montré certaines réticences au moment de la première candidature du Royaume-Uni en 1961, la CBI, dont le premier directeur général était un Européen convaincu qui considérait que la priorité de l’organisation était d’obtenir un renforcement des liens avec le reste de l’Europe, fut confortée dans un positionnement très favorable à la construction européenne par les conclusions quasi unanimes d’une commission mise en place dès 1965 pour sonder les organisations professionnelles et les entrepreneurs qui la constituaient. Le soutien du patronat à l’adhésion fut donc plus fort encore pour la deuxième tentative britannique. Déjà, la question de la réception par les médias et l’opinion publique se posa. Le comité de pilotage de la CBI sur l’Europe « produisit des résultats qui étaient ‘trop beaux pour être vrais’ » et ses membres s’accordèrent sur le fait qu’il fallait prendre garde à les présenter de la façon la plus neutre possible au risque « d’apparaître euphoriques eu égard à l’ampleur du soutien dont témoignaient les industriels à l’adhésion ». Même après le véto opposé par Charles de Gaulle en novembre 1967, la CBI continua à soutenir ardemment l’adhésion à la CEE, mettant en place un programme d’action à cette fin. La question de l’incidence sur les décisions du gouvernement travailliste de l’époque de ce soutien de la part d’une organisation forte car récemment créée pour servir de porte-parole à tous les industriels a été débattue. Un sous-chapitre consacré à cette incidence met en évidence le scepticisme de Robert Lieber qui considérait que l’ampleur de l’enthousiasme pro-européen de la CBI laissait peu de place à la négociation sur les détails d’une éventuelle candidature, élément que l’on a beaucoup retrouvé ces temps-ci dans la bouche de conservateurs qui l’accusaient de nuire aux marges de manœuvre de David Cameron à Bruxelles en soutenant la cause européenne à tout prix, et voyait peu d’exemples d’influence formelle. L’auteur du chapitre consacré à la CBI dans un autre ouvrage, Neil Rollings, insiste pour sa part sur les influences informelles avant de contester l’idée selon laquelle les patrons n’avaient pas ménagé de marge de négociation. Il met également l’accent sur le fait que des désaccords de plus en plus nets en matière de politique intérieure rendaient les relations avec le gouvernement d’autant plus harmonieuses en ce qui concernait l’Europe. Enfin, il estime, d’une part, que le soutien de la CBI renforçait Harold Wilson dans son bras de fer avec des députés travaillistes moins favorables à la CEE et, d’autre part, que c’est très spécifiquement la CBI que le Premier ministre avait consultée, et écoutée, sur des questions chères à son cœur et tout particulièrement l’idée d’une communauté européenne de la technologie.
Quoi qu’il en soit, et dans l’optique d’une évaluation du positionnement actuel des patrons dans un débat permettant de craindre un dénouement inverse de celui qui se dessinait dès la fin des années 1960 (la sortie de l’Union...