La « spiritualité » dans l’histoire
religieuse et l’anthropologie.
De saint Paul à Michel Foucault
Jacques Le Brun
Directeur d’études honoraire à l’École pratique
des Hautes Études, Section des Sciences religieuses.
S’il est une notion que nous employons tous et que nous trouvons partout employée, par les historiens des religions, les philosophes, les journalistes et l’homme de la rue, c’est celle de « spiritualité », avec l’adjectif correspondant à ce substantif, « spirituel ». Or cette notion, tantôt dotée d’un sens précis, tantôt dépourvue de toute signification pertinente, a une longue histoire et désigne, en différentes époques, en des champs différents de la culture, des réalités différentes jusqu’à ne plus être qu’un commode marqueur colorant tel ou tel discours, le marquant de connivence intellectuelle et/ou affective, hors de toute référence à une signification. Comme cette notion de « spiritualité » tient par ailleurs une place discrète mais cardinale dans les écrits et les séminaires de Foucault, il nous a paru important de réfléchir sur l’histoire et les contours de cette notion qui circule depuis l’Antiquité et que nous employons tous les jours dans la fausse évidence de sa signification. A-t-elle une pertinence propre ? évolue-t-elle au fil des siècles et des contextes intellectuels et religieux ? induit-elle de trompeuses évidences ? devons-nous l’éviter et la laisser aux mains des vulgarisateurs et des polygraphes ? l’historien des religions, le philosophe, le psychanalyste peuvent-ils s’en passer ?
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« Spiritualis », d’où vient le français « spirituel », est une création du latin de la Vulgate pour traduire le grec pneumatikos qui, chez saint Paul, s’oppose à sarkikos, carnalis, « charnel » ; il sert à désigner la loi, des charismes, des hommes ou des réalités du monde qui, du fait d’être marqués par l’« esprit » (pneuma, spiritus), prennent une nouvelle valeur. Dans l’interprétation des textes, « spirituel » désigne un sens de l’Écriture, ainsi Sodome ou l’Égypte dans l’Apocalypse. Si l’adjectif remonte à saint Paul, le substantif, « spiritualitas », ne remonte qu’à Tertullien où, opposé à « carnalitas », il a un sens religieux.
Au Moyen Âge « spiritualitas » a pris un sens philosophique, s’opposant à « corporalitas », et un sens juridique, désignant les réalités ecclésiales opposées aux réalités « temporelles ». La notion devient courante à partir du xie siècle où l’on parlait de « la spiritualité des béatitudes », et surtout du xiie siècle où la « spiritualité » de l’homme racheté était distinguée de l’« animalité » de celui qui est sous l’empire du péché originel, saint Thomas écrivant que Jésus-Christ avait, dès le principe, la perfecta spiritualitas.
Au xviie siècle, en français, l’adjectif « spirituel » était d’usage courant, et « spiritualité » désignait la vie intérieure, mais le substantif impliquait souvent une certaine réserve, sinon une méfiance, vis-à-vis de ce qu’il désignait. Alors que la « dévotion » représentait ce qu’il y avait de solide et de praticable par tous dans la vie intérieure (songeons à saint François de Sales), la spiritualité désignait un état plus avancé, réservé aux âmes les plus avancées. L’ursuline Marie de l’Incarnation, évoquant un état où « elle jouit dans une grande simplicité de son Dieu, dans lequel elle est comme dans son centre », écrit qu’« il ne se peut désirer une spiritualité plus profonde et plus solide ».
Même si on opposait encore spiritualité et sensualité, c’était surtout au pluriel, ou accompagné d’un adjectif lui donnant une valeur plus ou moins péjorative (vraie, fausse, nouvelle, outrée, subtile, etc.), que « spiritualité » était employé : il s’agissait de méthodes d’oraison, d’écoles ou de systèmes particuliers. Ainsi Bossuet, en 1697, dans son Instruction sur les états d’oraison, dénonçait « la nouvelle spiritualité » et, pour le lui reprocher, écrivait que Fénelon avait « imprimé un livre sur la spiritualité ». Et à la fin du siècle le Père de Clugny critiquait « ces âmes extraordinaires qui ne se nourrissent que de spiritualités ». Voltaire pourra écrire que Mme Guyon « s’entêta de ce qu’on appelle la spiritualité ».
Au xixe siècle la sensibilité romantique entraîna le mot et la notion de « spiritualité » hors du champ religieux ou tout au moins dans ses marges : « spiritualité » désignait une certaine qualité des sentiments et des affects caractérisant la vie intérieure, la sensibilité artistique, les émotions de l’âme. Chateaubriand, dans Le Génie du christianisme désignait comme spiritualité une épuration des sentiments, et Sainte-Beuve, dans son Port-Royal, opposait « la fine spiritualité » de M. Hamon à la rigidité du jansénisme. Bien que s’éloignant de ses origines religieuses la spiritualité gardait l’écho de ses origines. De même la pensée et la sensibilité de Baudelaire gardaient des accents religieux, voire mystiques que nombre d’études ont pu mettre en lumière. Certes, chez lui, la spiritualité restait marquée par l’expérience religieuse, mais elle était détachée des dogmes et des Églises. « Spiritualité » pour l’auteur des Petits poèmes en prose, définit, joint à l’« intimité », le romantisme, et Baudelaire parlait à propos du « Vieux saltimbanque » de « l’homme occupé de travaux spirituels », l’adjectif « spirituel » lui permettant même de caractériser « une chambre véritablement spirituelle », « une chambre qui ressemble à une rêverie ». En ce milieu du xixe siècle, la spiritualité, pour ainsi dire déconfessionnalisée, est élément d’un sentiment « romantique » fait d’intimité et de rêverie, ouverture sur un indistinct au-delà.
Ce qu’on pourrait appeler déconfessionnalisation et déthéologisation de la spiritualité chez les écrivains du xixe siècle a son parallèle chez des penseurs peu suspects d’approximation poétique ou de complaisance sentimentale. Je pense à une œuvre trop peu connue aujourd’hui mais dont l’influence sur la philosophie française du premier xxe siècle sera capitale, Du fondement de l’induction de Jules Lachelier dont la première édition date de 1871. C’était la thèse de doctorat de l’auteur, dont la 8e édition date de 1924. En rééditant en 1916 sa thèse, Lachelier lui avait ajouté un article paru en 1901 dans la Revue philosophique, des « Notes sur le pari de Pascal ». L’auteur y analysait ce qu’est un « acte de volonté » et reprenait en philosophe l’idée d’une « vie spirituelle qui ne se réalise que très imparfaitement en ce monde » et ne pouvait se réaliser que si « la matière des actes intellectuels devenait adéquate à leur forme ». Le philosophe posait l’hypothèse « réellement possible » d’une « vie nouvelle », mais il écartait comme « un effort généreux mais téméraire » « l’ascétisme et le mysticisme » qui tentent de « forcer dès à présent la barrière qui nous […] sépare » de cette vie, montrant les limites de ce qu’on pourrait appeler son spiritualisme et posant, hors des frontières de la philosophie mais aussi des emprises des théologies et des mystiques, cette « vie spirituelle » dont il reconnaissait l’existence.
Le mouvement d’écart par rapport aux dogmes et aux orthodoxies que manifeste la philosophie se trouve aussi chez nombre d’écrivains dont les origines confessionnelles restent actives. Ne prenons que l’exemple de Gide. En mainte page de son Journal il réfléchit sur la mystique et le mysticisme et sur leur écho en des lieux non confessionnels. « Spiritualité » est pour lui un caractère, une disposition, un mode de pensée ou de vivre, sans dépendance directe avec une profession religieuse. Gide voit-il passer un groupe de prêtres, il note « dans le regard d’entre eux pas la moindre ²spiritualité² (oh ! je t’en fiche !) mais non plus pas la moindre flamme ». Gide distingue en plusieurs occasions « spiritualité » et « mystique » reprochant à ses critiques confessionnels de ne pas comprendre que spiritualité n’implique pas nécessairement la « foi » : « Il leur semblait que l’effort de l’âme ne pût aboutir qu’à la foi et que ce qu’ils appellent ²spiritualité² ne saurait être que mystique. L’âme qui ne croyait pas, dormait ». Gide, qui a pu écrire que nous sommes « spirituels […] naturellement », oppose spiritualité et irrationalité comme il oppose matérialisme à spiritualité. Ces textes sont des années 1930 ; en mettant en rapport spiritualité et « effort de l’âme », ils désignent un caractère de la « spiritualité » que mettront en lumière les recherches historiques dans la seconde moitié du xxe siècle.
C’est cependant des premières décennies du xxe siècle que vient la redécouverte de la notion de spiritualité avec son caractère opératoire dans les études historiques, théologiques et philosophiques. Ce renouveau aurait pu venir de l’œuvre d’Henri Bremond : il semble en effet que son Histoire littéraire du sentiment religieux, publiée à partir de 1916, corresponde à ce qu’on appellera une « histoire de la spiritualité ». Emile Goichot a bien montré que l’intention de Bremond était multiple : à l’origine une perspective philosophique, la conviction que la mystique était la pointe de toute expérience chrétienne et le désir de rendre compte de la situation de l’homme moderne devant « le naufrage des certitudes dogmatiques » ; le dessein de ne pas se contenter...