Autour du parcours
de Georges Loinger
Le lycée Maïmonide, une expérience novatrice et une pédagogie originale
Georges Loinger insiste sur la personnalité extraordinaire de Marcus Cohn, le charismatique directeur de Maïmo. Il faut pourtant savoir que le Consistoire aussi bien que le monde orthodoxe se méfient de ce personnage hors du commun et marginal, comme de l’expérience elle-même, originale à tous égards. Car il s’agit, tout à la fois, de former les cadres juifs de l’avenir, de venir en aide aux enfants d’immigrés qui voulaient faire des études, ou de « récupérer » des enfants dont la scolarité était problématique dans un cursus allant de la fin du primaire (classe de 7e) au baccalauréat.
Marcus Cohn sait choisir son entourage. Outre le trio de départ, il fait venir Léo Cohn, professeur d’hébreu moderne et accessoirement professeur de musique. Wajda, le grand érudit, y enseigne le français, mais également Samy Alphan, ancien élève de l’Alliance qui deviendra en 1945 directeur de l’hôpital Rothschild. Deux institutrices, Mmes Richter et Heymann, s’occupent des petites classes et certains enseignants viennent du public. Ce sont deux anciennes de l’école Bischoffsheim, cette œuvre philanthropique de la famille Bischoffsheim, créée en 1872, pour développer une éducation professionnelle de jeunes filles, issues de familles peu aisées de Paris
Maïmo à ses débuts n’est pas un lycée élitiste : il accueille peu d’enfants nés en France (environ 10 %), dont une dizaine d’Alsaciens, 10 à 15 % d’enfants venus d’Afrique du Nord, le reste étant des enfants d’immigrés germanophones. Curieusement, l’école Lucien-de-Hirsch, alors uniquement primaire, ne lui sert pas de vivier. Marcus Cohn fait du porte-à-porte dans les quartiers populaires de Belleville ou du Pletzl (quartier juif du Marais). C’est ainsi qu’Ady Steg, originaire d’une famille tchèque et futur professeur de médecine, est recruté à l’école primaire des Hospitalières-Saint-Gervais, contre promesse de l’obtention d’une bourse. Marcus Cohn était un dépisteur d’intelligences.
Grand admirateur de ce dernier, Théo Klein s’exprime sur sa personnalité : « Notre relation avec lui est difficile à faire comprendre à ceux qui ne l’ont pas vécue. Nous le respections, bien sûr ; non parce qu’il était notre directeur et notre maître, mais parce qu’émanaient de lui une force et une disponibilité telles, que chacun d’entre nous ressentait une affection admirative, spontanée et irrépressible. » Dans un entretien plus récent (avec Katy Hazan, décembre 2001), il ajoute :« En 1936, pour juguler une grève d’élèves qui protestaient contre le manque de chauffage, il n’hésita pas à introduire une boule puante dans la salle fermée à clef. » Théo Klein était devenu son imitateur incontournable lors des fêtes de fin d’année .
L’établissement n’est pas orthodoxe : matières profanes et religieuses sont étudiées de manière harmo-nieuse et s’interpénètrent. Le Talmud est enseigné dès la troisième, ainsi que l’histoire et la littérature juive. Les élèves savaient expliquer une page de la Guémara en fin de seconde et connaissent le Tanah (bible hébraïque). On met les tefillin tous les matins, mais aucune pression n’est exercée. La prière collective de midi récitée à voix basse à la cantine peut durer cinq minutes ou un quart d’heure, selon les participants. De futurs élèves rabbins, comme le rabbin Chekroun, adjoint du grand rabbin Jacob Kaplan, ont pourtant été formés à Maïmonide.
Enfin, ce n’est pas un lycée ordinaire puisqu’en 1936, déjà, les méthodes actives de la pédagogie nouvelle sont appliquées avec beaucoup de bonheur : peu d’élèves par classe, un encadrement dévoué, et les cours le matin seulement (jusqu’à 13 heures), pour laisser une place aux disciplines d’éveil corporel, manuel, et musical. Moyennant quoi, les résultats au baccalauréat furent bien supérieurs à la moyenne de ceux de l’académie de Paris. Ils le sont restés.
Les Éclaireurs israélites, « Servir Dieu, le judaïsme et la France »
Lorsque Georges Loinger fait la connaissance des EI, le mouvement existe depuis une dizaine d’années. On se rappelle que la première patrouille est née du patronage du rabbin Maurice Liber. De là vient son orientation vers un judaïsme fortement imprégné de patriotisme qui est également celui de Robert Gamzon, lui-même issu de ce milieu consistorial — il est le petit-fils du grand rabbin Alfred Levy. « Servir Dieu, le judaïsme et la France », la devise des EI est en conformité avec le franco-judaïsme d’Edmond Fleg qui a perdu ses deux fils en 1940. Mais quel judaïsme ? Cette question fondamentale posée très tôt par Edmond Fleg fait voler en éclats le consensus des débuts et oblige le mouvement et son chef Castor à s’interroger sur le pluralisme de la définition du judaïsme.
Comment situer Robert Gamzon en tant que fondateur des EIF ? « Ni tout à fait scout (à la Baden-Powell), ni tout à fait Wandervogel, mais peut-être les deux à la fois, dans les chemins accidentés de l’ambiguïté et du paradoxe ? Gamzon a introduit dans la jeunesse juive en France l’uniforme, la hiérarchie, la discipline, la soumission aux chefs, en un mot un peu caricatural : l’embrigadement. […] Le paradoxe spécifique du mouvement EIF s’analyse dans le fait qu’il a opté pour le modèle d’embrigadement « démocratique » scout, sans jamais déraper dans le sens de la tentation totalitaire, d’une part, mais parallèlement il a su être la maison de ceux des adolescents qui se rebellent contre la famille, l’école et la société, avec la volonté de transformer le monde, d’autre part. […] Au plan du scoutisme féminin, les EIF devancent d’une vingtaine d’années, sous l’impulsion de Gamzon, les autres fédérations scoutes en ce qui concerne la coéducation. Celle-ci est pratiquée au niveau des Conseils de groupe local et des cours et camps de formation des cadres, alors que partout ailleurs les fédérations masculines et féminines restent strictement séparées . » C’est un remarquable chef qui a su unifier le mouvement, le développer au niveau national, tout en lui inculquant un judaïsme vivant.
Pourtant, au début des années 1930, le mouvement qui compte 1 500 membres se cherche encore. Un groupe local sioniste des EI, celui de la rue des Deux-Ponts, influencé par des jeunes de Tunisie, va provoquer une dissidence à l’origine du mouvement Hachomer Hatzaïr (« le jeune garde ». Mouvement de jeunesse sioniste socialiste, fondé en 1913 en Galicie) à Paris. L’orientation résolument marxiste tente les jeunes scissionnistes qui ne trouvent pas aux EI de réponses suffisantes. La crise est dépassée au Conseil national de Moosch en 1932 qui définit un « minimum commun », le respect du shabbat et des lois alimentaires et une place pour les sionistes représentés à l’époque par son courant laïc et par les éclaireurs juifs de Strasbourg plus orthodoxes.
Mais c’est surtout en 1933 que les scouts juifs de France découvrent un autre aspect du judaïsme en la personne d’un jeune étudiant récemment immigré d’Allemagne, Léo Cohn. Celui-ci apporte au mouvement un renouveau spirituel, un judaïsme profond, intense et joyeux. Il devient « d’une certaine façon l’exact complément dont avait besoin Robert Gamzon, auquel manquait cette expérience personnelle d’un vécu enthousiaste du judaïsme dont il rêvait pourtant pour ses éclaireurs ». Qui n’a pas été séduit par le charisme de Léo Cohn, sa voix profonde lorsqu’il chantait ou sa manière de jouer de la flûte ? On a pu parler aux EI du « Néo-hassidisme » ou du « Léo-Hassidisme ». Et Georges Loinger, comme les autres, tombe sous son charme, puisqu’il prendra comme nom de résistance « Léo ». Léo Cohn a été arrêté alors qu’il faisait passer un groupe de Juifs en
Léo Cohn, avant 1944.
Espagne, il avait vingt-neuf ans ; déporté à Auschwitz, il n’est jamais revenu. Marcus Cohn, le directeur de Maïmo, épousera sa femme des années après.
La drôle de guerre
Tout a été dit sur cette « étrange défaite », selon les mots de Marc Bloch, ou plutôt sur les causes d’un désastre annoncé : l’impréparation de l’armée, le défaut de commandement, la stratégie obsolète, l’aveuglement de la diplomatie qui avait mené à la guerre. Mais également, la série de traumatismes qui s’enchaînent depuis la violence de la Grande Guerre et ses charniers inutiles, la profondeur des divisions du pays avec le Front populaire, jusqu’à la remise en cause de l’identité nationale. « Mieux vaut Hitler que le Front populaire », cette formule sous forme de slogan résume bien l’état d’esprit général.
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