Il est devenu suspect, depuis le triomphe du positivisme, dont le structuralisme est l’héritier, d’approcher l’œuvre d’un écrivain d’après le point de vue qu’Antoine Compagnon a identifié par le néologisme vieuvre dans son livre paru en 1983, La Troisième République des Lettres : de Flaubert à Proust.
Cependant, force est de reconnaître que, outre les figures du discours, c’est de plus en plus la figure de l’écrivain qui se fait voir, de même que sa voix se fait entendre, lors des innombrables interviews, débats, tables rondes, etc., qui accompagnent de nos jours la parution d’une œuvre. Non pas que des auteurs tels que Julia Kristeva, Roland Barthes, Tzvetan Todorov, Philippe Sollers, Nathalie Sarraute, ou encore Michel Foucault, parmi d’autres, se soient escamotés devant les caméras, mais tout simplement parce leur credo théorique interdisait toute solution de continuité entre leur vie et leur œuvre. Nous nous rappelons tous un titre aussi radical que celui que Barthes donna à l’un de ses articles les plus engagés au cœur de la polémique de la « nouvelle critique », « La mort de l’auteur ». Le titre de la conférence prononcée en 1969 par Michel Foucault reste tout aussi présent à notre esprit, « Qu’est-ce qu’un auteur ? » Mais nous nous rappelons également les derniers textes de Barthes, notamment sa Leçon au Collège de France, au mois de janvier 1977, ou La chambre claire : Note sur la photographie (1980), ou encore, dans un autre registre, le livre Enfance, signé par Nathalie Sarraute en 1983, ou Les portraits de femmes, par Philippe Sollers (2013), des noms qui intègrent le panthéon des nouveaux romanciers. Des textes autobiographiques s’il en faut.
À l’heure actuelle pourtant, où le référent a gagné du terrain grâce au retour au réel qui semble marquer les tendances littéraires au tournant du XXe siècle, la figure de l’auteur et, plus concrètement, ses circonstances biographiques, redeviennent intéressantes pour une critique qui s’éveille également aux espaces vus, aux espaces vécus et aux espaces décrits (pour reprendre la terminologie d’Henri Lefebvre dans La production de l’espace, 1974) par une fiction où les frontières sont souvent fragiles, perméables, entre le monde réel et le monde fictionnel. Françoise Lavocat s’est très récemment intéressée à cette problématique dans Fait et fiction : pour une frontière (2016).
Dans cet encadrement, il nous semble légitime de nous interroger en ce moment sur les rapports éventuels entre le profil biographique et artistique (dont les aspects littéraires de son œuvre) de Blaise Cendrars (1887–1961), pendant la période de La Belle Époque.
Tel que l’expliquent Roger Francillon et Roland Ruffieux, « la Suisse au tournant du siècle connaît un essor remarquable » (Francillon, 2015 : 513). Ceci grâce à ses exportations (les références à l’horlogerie, au chocolat, à sa chimie comme puissants moteurs économiques du pays datent de cette période), grâce aussi au tourisme, dont on ne saurait séparer le développement des tendances littéraires nationales de la deuxième moitié du XIXe siècle autour d’une « Suisse idylliquement pastorale » (idem). Toujours d’après les mêmes auteurs, « la symbolique des expositions nationales », bien au goût de la fin du XIXe siècle européen, témoigne de cet essor : celle de Genève de 1896, organisée autour du « village suisse » ; celle de Berne en 1914, plutôt autour du dynamisme industriel (idem). Le développement du tourisme et les besoins économiques du pays déterminèrent les grands travaux dans les montagnes pour faciliter la circulation ferroviaire ; de vives polémiques, entraînant des « protestations écologistes avant la lettre » (idem), s’en sont suivies, pour la défense des sites naturels, dont bien des passages de l’œuvre du romancier C. F. Ramuz se sont fait l’écho qui, dans son Journal du 9 septembre 1895, aurait souhaité « de beaucoup voir la Suisse pauvre, habitée par un peuple d’agriculteurs et de pâtres, honnête et bon, que de la voir transformée en un énorme Gasthof en une vaste hôtellerie à la mode » (Ramuz, 2005 : 8). Suite à ces travaux et à l’afflux au pays d’un nombre croissant d’émigrants, pour la plupart des Italiens à l’époque, le paysage humain et social suisse a changé, et restera désormais imprégné d’une « xénophobie latente », nourrissant des tendances idéologiques nationalistes. Ces tendances sont confirmées par la création de certains mouvements ou sociétés, comme, en 1906, la « Ligue pour la protection de la patrie » (Francillon, 2015 : 513) ou la Nouvelle Société helvétique (à laquelle œuvrent Gonzague de Reynold et Robert de Traz en 1912, entre autres), « dont le but est de régénérer l’esprit national pour faire face aux menaces intérieures et extérieures » (idem).
Cette polémique se poursuit dans le champ littéraire, où la « remise en cause des canons esthétiques [hérités] du XIXe », la défense de nouvelles tendances marquent la revendication de « l’autonomie de l’art » qui caractérise les débats de l’époque, et dont les revues sont sans doute le meilleur véhicule d’expression (idem : 523). D’après Françoise Fornerod et Roger Francillon, la Bibliothèque universelle, La Semaine littéraire, les suppléments littéraires du Journal de Genève et de La Gazette de Lausanne sont les principaux périodiques littéraires du début du siècle en Suisse romande (idem). Parmi les « revues de jeunes », les mêmes spécialistes citent La Revue jurassienne et La Revue helvétique (éphémère) (idem).
En 1904 surgissent Les Pénates d’argile, recueil collectif de quatre amis : Alexandre Cingria et son frère, le poète Charles-Albert Cingria (1883–1954) (grand marcheur, il fut une référence pour Blaise Cendrars, son contemporain et, plus tard, pour Nicolas Bouvier (1929–1997), deux nomades capitaux, tout comme Cendrars, d’ailleurs), Adrien Bovy (futur historien de l’art), et C. F. Ramuz (1878–1947), qui vient de publier son premier livre, Le Petit Village (1904). Ce recueil est mal reçu par la critique, qui le tient pour symboliste, ce mouvement n’étant pas conforme à l’orthodoxie littéraire et esthétique romande. Un cas qui nous fait comprendre que les divers mouvements et tendances esthétiques littéraires n’ont pas entière correspondance dans l’univers francophone européen, malgré le partage d’une langue commune. Le symbolisme en est un de ces mouvements, tels que, plus tard, le sera le nouveau roman, à ne pas avoir mérité l’intérêt des lecteurs en Suisse romande. L’histoire de la littérature en France ne correspond pas à l’histoire de la littérature en Suisse romande. Le même groupe fonde une nouvelle revue la même année, La Voile latine, au sein de laquelle se creusent des lignes idéologiques divergentes dès son premier numéro, opposant Ramuz et son projet d’une nouvelle esthétique (qu’il développe surtout dans ses chroniques d’art) à Gonzague de Reynold et à Robert de Traz, qui souhaitent, quant à eux, réhabiliter les écrivains que la tradition avait déjà consacrés. La rupture est implicite dans le sous-titre accordé par de Reynold à la revue : Revue de culture suisse. Un sous-titre révélateur de son projet d’en faire un véhicule de promotion culturelle nationale, davantage qu’un organe d’expression artistique, tel que le souhaitaient ses fondateurs.
La possibilité d’une « littérature ou [d’] un art national » et la quête de fondements, de « traditions », pour l’identité nationale centralise les débats (Francillon, 2015 : 524).
Ramuz fait entendre sa voix, et la distance se creuse avec les directeurs de La Voile latine, dès que de Traz assume la direction de la revue en 1906. Pour Ramuz, seul le canton peut prétendre à l’unité culturelle – historique, de mœurs et de langue –, sinon identitaire. C’est à cette occasion qu’il prononce le propos iconoclaste : « Je ne connais pas de Suisse. Je connais des Bernois, des Valaisans et des Vaudois […]. Notre vrai patriotisme doit être un patriotisme de clocher » (apud Francillon, 2015 : 524).
Nous sommes au début du XXe siècle. Ce débat prendra toute son ampleur, tout autant en opposants qu’en défenseurs, jusqu’aux années 1930–40, les années de la Seconde Guerre mondiale. Même si la Suisse affirme sa neutralité, le « nationalisme » reste un thème sous-jacent aux débats identitaires dans ce pays fédéral, dont les langues nationales sont les mêmes que celles de ses voisins, les belligérants : la France, l’Allemagne et l’Italie, aux frontières de la Suisse.
L’univers des revues romandes est encore marqué par des titres importants comme celui de la Revue de Genève, idéologiquement orientée par l’esprit de la Société des Nations, connu comme « l’esprit de Genève » : l’esprit humaniste qui présida à la création de l’UNESCO et aux Rencontres internationales de Genève après la Seconde Guerre mondiale (idem : 529). Bien des auteurs français y publièrent : Maurice Barrès, André Gide, François Mauriac, Marcel Proust, Jean Giraudoux, Larbaud, Henry de Montherlant, entre autres (idem). C’est là que Ramuz publie un de ses plus beaux romans, La Beauté sur la Terre (1927), avec d’autres romanciers pré-écologistes, qui célébrèrent la terre, dont Henri Pourrat ou Jean Giono (idem : 529).
D’autres revues importantes ont vu le jour, dont les Cahiers vaudois, fondés par Ramuz en 1913, et au long des années 1920 et 1930, Aujourd’hui, dirigée par Ramuz, qui réunit le groupe des Cahiers vaudois (id. : 529), ou la revue où Blaise Cendrars publia un de ses premiers titres, Vol à voiles, Les Cahiers romands, aux éditions Payot, dirigés par l’historien Sven Stelling-Michaud, dont le but était de « faire connaître la Suisse française dans une perspective plus anthropologique que littéraire » (530). Parmi d’autres écrivains réputés, Ramuz y publia le Chant des pays du Rhône, et Cingria La civilisation de Saint-Gall et Pétrarque.
Revenons à Cendrars :
L’épithète d’auteur mondial me semble bien convenir à un écrivain comme Blaise Cendrars. En effet, plusieurs Blaise Cendrars coexistent dans l’espace de la vie et des livres de cet auteur. C’est que Blaise Cendrars – personnage multiple – est bien fait à l’image de ce que son auteur a voulu en faire de lui-même.
Nous pourrions alors parler d’un Blaise Cendrars qui a forgé sa légende : celle du bourlingueur qui parcourt la planète, en Transsibérien comme en transatlantique ou à pied ; celle du poète déraciné, qui n’est bien nulle part, qui part en quête de lui-même à travers le monde ; mais aussi parce que l’idée de mondial, à un moment où l’on entend tant parler de littérature mondiale, de littérature-monde, de cartographies et d’atlas littéraires, renvoie avec la plus grande propriété à une œuvre qui invite son lecteur à parcourir le monde avec ses livres : des livres dont l’action se situe tantôt au Brésil tantôt en Amérique du Nord, qu’en Argentine, à Pékin ou à Moscou. Écrivain mondial donc par les espaces représentés par son œuvre, par les espaces qu’il a lui-même parcourus, où il a voyagé, ou les espaces qu’il a fictionnalisés, tout en les thématisant. Écrivain mondial aussi puisque, étant né en 1887 et décédé en 1961, il a fait l’expérience des principaux événements qui ont marqué la première moitié du XXe siècle, et ceci dès cette période digne d’une fable qu’a été la Belle Époque. Il me semble donc que l’on ne pourrait pas séparer, dans le cas de cet écrivain, la connaissance de sa vie de celle de son œuvre ou, du moins, de celle de l’histoire de son œuvre. Cela aurait risqué de nous conduire à oublier, consciemment, sa conscience du monde. Suivons-le, dans son parcours biographique.
D’abord son vrai nom : Frédéric-Louis Sauser, né en Suisse romande, à La Chaux-de-Fonds, dans le canton de Neuchâtel. Blaise Cendrars fut dès son enfance confronté à une ambiance de mots, de mots que l’on maîtrise, que l’on fait surgir du néant, des mots miraculeux. Des mots qui, comme la vie l’était pour son ami Cingria, archimiraculeuse, s’éveillaient devant ses yeux d’enfant dans l’atmosphère magique de l’imprimerie de son oncle, Ernest Sauser, qu’il connaissait si bien. Il choisit son pseudonyme par opposition à sa famille d’origine ; il se sent délaissé, non intégré, son caractère et sa nature ne s’accordant pas à l’ambiance familiale, une mère dont le seul souvenir qu’il lui reste est qu’elle lui avait appris à lire, mais que « son cœur était ailleurs » (Jaton, 2015 : 737), un père fantasque, des frères avec qui il n’avait pas de grandes affinités. L’errance l’accompagne dès son jeune âge, soit parce que la famille déménage souvent, soit par le choix de son père, qui l’envoie parfaire son é...