Table-ronde n° 1 :
L’école face au fait religieux
interactions sur un territoire ?
Animée par Luc Cédelle,
Journaliste au pôle éducation du Monde.
Avec :
Martine Barthélémy,
Directrice de recherche à CEVIPOF-Sciences po,
Rita Hermon-Belot,
Directrice d’études à l’EHESS
et
Bruno Poucet,
Professeur d’histoire de l’éducation
à l’Université de Picardie.
Luc Cédelle
Merci à tous d’être ici pour cette deuxième partie que nous allons commencer. Je me présente : je suis journaliste du Monde, spécialisé sur les questions d’éducation. Le sujet de cette table-ronde m’a, de prime abord et même de « second abord », un petit peu angoissé. Non pas que cela ne soit pas intéressant mais je pense que c’est vraiment, en ce moment, le sujet des sujets. C’est un sujet à la fois éducatif mais aussi de terrain. En tant que journaliste j’ai beaucoup d’échos de terrain qui sont liés à ces problématiques. C’est aussi un sujet national et aussi, malheureusement, également un très grand sujet international. Il est évident que si nous sommes là aujourd’hui pour en débattre, ce n’est pas arrivé comme ça dans l’abstraction mais cela vient aussi de ce qui s’est produit en France dans les premiers jours de janvier 2015. Cela a véritablement marqué une cassure, avec un avant et un après, un trouble persistant, qui ne se dissipe pas. Ce n’est pas quelque chose dont on pourrait dire « ça passe ». C’est toujours présent et cela nous fait tous réfléchir, sans forcément trouver de débouchés pratiques à ces réflexions.
C’est évidemment la même chose pour les enseignants, je discute beaucoup avec des enseignants sur ce type de sujets. Ils sont, en principe, tout à fait armés, engagés dans un travail militant et associatif, engagés dans des associations et souvent volontaires pour travailler dans les endroits les plus difficiles. Je constate qu’ils restent le plus souvent désemparés. Ils le restent parce que, sur ces questions, et cela ne concerne pas seulement les enseignants, je pense qu’il y a un énorme non-dit. Ce non-dit correspond à la difficulté de bien dire et au fait qu’on ne sait pas comment dire. Comment dire sans blesser ? Comment dire sans se faire étiqueter, puisqu’aujourd’hui on est dans un contexte, j’en parlais ce matin, où le vocabulaire et le concept de laïcité est détourné et donc piégé. Donc, sur ces sujets, il y a aussi beaucoup de non-dit entre nous, que ce soit entre enseignants ou entre journalistes - souvent, on n’est pas d’accord entre journalistes. Pourquoi ?
Il y a la notion d’islamophobie que je trouve très bloquante alors que d’autres l’adoptent sans distance, voire avec enthousiasme. Je la trouve bloquante parce qu’elle place dans l’impossibilité d’exprimer un simple désaccord. Je dis bien un désaccord, pas un rejet, pas un propos haineux ou une stigmatisation. Or, là je renvoie aux événements de janvier, on était face à l’expression, à l’origine et antérieurement à ce qui s’est passé, d’un désaccord extrême. Des propos, des dessins, des caricatures nous ont paru tolérables à nous et ont paru extrêmes à d’autres. Dans l’existence du non-dit, il y a de bonnes et de mauvaises raisons. Les mauvaises raisons peuvent être la complaisance, le manque de courage, l’incapacité à s’affirmer et à défendre posément ses valeurs. Les bonnes raisons, c’est qu’il serait stupide de jeter de l’huile sur le feu et, évidemment, il importe qu’on se demande à tout moment comment ne pas blesser dans un débat qui porte aujourd’hui sur la place des religions et la manière dont on peut en parler. Toutes ces questions imprègnent le corps social, elles sont évidemment aussi très présentes chez les enseignants, où elles se déclinent de façon un peu différente. C’est que la question se pose pour eux avec une acuité particulière de savoir comment agir, comment faire, comment dire. Cela a l’air tout à fait banal mais moi, je ne sais pas quoi répondre à quelqu’un qui proclame je ne sais quelle théorie du complot. Je ne sais pas discuter avec un raciste et je ne sais pas dialoguer avec des positions éventuellement extrêmes. Or, c’est une partie du problème et c’est ce à quoi sont confrontés aujourd’hui les enseignants.
Pardon d’avoir été un peu long mais je tiens toujours à mettre un minimum de sincérité dans mes introductions de débats. Je ne pratique pas la langue de bois et on ne va pas la pratiquer non plus avec les différents intervenants. Martine Barthélémy, qui est ici à ma gauche, est directrice de recherche au CEVIPOF/Sciences Po. Elle va vous parler des représentations de la religion. Je ne sais pas si nous allons nous sentir représentés dans ces représentations, c’est ce que nous allons voir. Avant de lui donner la parole, je vous présente aussi Rita Hermon-Belot qui est directrice d’étude à l’EHESS, qui a enseigné longtemps et a certainement quelques suggestions à faire aux enseignants sur la façon de réagir à tout cela. À ma droite, enfin, Bruno Poucet, professeur d’histoire de l’éducation à l’université de Picardie. Il nous parlera de ce qu’on appelle le « caractère propre » des établissements attachés à une religion.
Laïcité : qu’en pensent les Français ?
Martine Barthélémy
Différents niveaux d’appréhension de la laïcité coexistent, ceux de la philosophie, de l’histoire, du droit, ou encore de l’application concrète du principe de laïcité. J’apporterai ici un éclairage spécifique : il s’agit de s’interroger sur ce que représente la laïcité dans les opinions et attitudes des Français en utilisant des enquêtes par sondage, toutes réalisées dans le cadre du Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF) entre 2003 et 2015, à partir de questionnaires que nous élaborons.
J’aborderai deux points. Quel est le degré d’adhésion des Français à la laïcité en fonction d’un certain nombre de facteurs, sociodémographiques et idéologiques ? Quelles sont les opinions, dans le domaine de la tolérance, qui se trouvent associées à un fort attachement à la laïcité ? La tolérance est en effet une « vertu » de la laïcité : on peut attendre des laïques, c’est-à-dire ceux parmi les Français qui se montrent le plus attachés à la laïcité qu’ils soient plus tolérants que les peu ou non laïques. Mais est-ce bien toujours le cas ?
Premier constat, l’adhésion à la laïcité à son degré le plus élevé est, en gros, stable : un peu plus de 40 % des Français jugent qu’il s’agit d’une notion très positive. On observe toutefois une montée des jugements négatifs (assez + très négative) entre 2003 et 2015 : entre ces deux dates, ce sont trois fois plus de Français rejettent la laïcité (20 % contre 6 %). Si l’on regarde en premier lieu du côté des variables sociodémographiques, ce sont les plus âgés qui apparaissent comme les plus réceptifs à la laïcité. Et inversement, la proportion des Français qui ont une vision négative de la laïcité, en fin de période, est un peu plus importante dans les tranches d’âge inférieures.
On note en même temps que la proportion des laïques s’élève avec le niveau d’études. Or, on sait qu’avec l’élévation du niveau d’instruction dans les jeunes générations, les moins de 40 ans sont plus diplômés que leurs aînés. Il faut donc prendre en compte les deux variables de l’âge et du niveau d’études pour évaluer leurs effets combinés et apparemment contradictoires. On observe alors que les Français situés dans les tranches d’âge supérieures restent, à niveau d’études constant, les plus laïques.
Les jeunes sont donc moins laïques bien que plus instruits.
Venons-en à présent à l’influence de la position politique sur l’adhésion à la laïcité.
Deux indicateurs un peu différents sont utilisés selon les enquêtes, l’auto-positionnement sur un axe en 7 positions (parfois regroupées pour les besoins de l’exploitation en 5 voire 3 positions) qui va de la gauche à la droite, et une question demandant aux personnes de se situer très à gauche, à gauche etc. et ni à gauche ni à droite. Quelle que soit la mesure, et l’année d’enquête, l’adhésion à la laïcité est toujours plus élevée à gauche qu’à droite (écarts de 21 à 39 points selon l’année d’enquête et la mesure). Et, plus les personnes se situent à gauche plus elles adhèrent à la laïcité ; plus elles se situent à droite, moins elles y sont attachées. Enfin, c’est très à droite que l’attachement est le plus faible, et que l’appréciation négative de la laïcité s’élève le plus sur l’ensemble de la période, atteignant son niveau maximal en 2015. Ceci est confirmé par l’indicateur de sympathie partisane : les sympathisants frontistes, suivis par ceux de l’UMP, sont ceux qui se montrent les moins attachés de tous à la laïcité.
On voit là que l’instrumentalisation politique de la laïcité à laquelle se livre le Front national ne joue pas en faveur d’une progression de l’attachement à la laïcité parmi les Français proches de cette formation.
Comment se combinent les effets de la variable religieuse et de la variable politique sur l’adhésion à la laïcité ? On sait, en effet, que la relation entre religion et politique est essentielle : plus le degré d’intégration religieuse des individus est élevé, plus augmente la probabilité de se situer et de voter à droite. Il ne s’agit pas d’ailleurs d’une exception française, dans les pays socialement et économiquement comparables au nôtre, l’association entre forte intégration religieuse et conservatisme social, culturel et politique semble bien concerner toutes les confessions chrétiennes. En fait, il existe un renforcement de l’attachement à la laïcité quand, à l’effet de la position politique s’ajoute celui du détachement religieux, et cela se manifeste surtout et de manière constante parmi les Français qui se situent à gauche.
Les plus attachés de tous à la laïcité sont toujours ceux qui n’appartiennent à aucune religion et se situent à gauche, dans une proportion similaire de 2003 à 2015 (entre 56 % et 69 %). À droite, et au centre, l’effet du facteur religieux n’est ni aussi net, ni aussi systématiquement observable sur l’ensemble de la période.
J’en arrive à mon second point. Jusqu’à présent on a examiné certains des facteurs qui expliquent les attitudes à l’égard de la laïcité. Nous allons voir maintenant quels sont les systèmes d’opinion des Français, en matière de tolérance, selon qu’ils sont laïques ou non laïques, laïques de gauche ou laïques de droite. On utilise ici quatre indicateurs de tolérance, deux renvoient au refus du rigorisme, en matière pénale (refus du rétablissement de la peine de mort) et en matière éducative (il s’agit d’adhérer à l’idée que l’école doit former avant tout à l’esprit éveillé et critique, par opposition à l’idée que l’école doit donner avant tout le sens de la discipline et de l’effort) ; un autre indicateur concerne l’homosexualité présentée comme une manière acceptable de vivre sa sexualité, le dernier mesure l’acceptation des immigrés à partir de l’énoncé il y a trop d’immigrés en France.
Ces deux hypothèses sont confirmées. La tolérance atteint son niveau le plus élevé chez les laïques de gauche (avec des écarts très importants entre laïques de gauche et laïques de droite de 31 à 55 points sur le refus de la peine de mort, de 32 à 48 pts sur la formation à l’esprit critique à l’école, de 38 à 59 pts sur l’acceptation des immigrés, de 12 à 20 pts seulement sur l’homosexualité). Le fait d’être laïque, à droite comme à gauche, renforce la tolérance, mais beaucoup moins à droite qu’à gauche et très inégalement selon le thème. Ainsi, notamment en 2003 et en 2015, à droite, être laïque ne réduit pas le rejet des immigrés, et ce rejet est presque plus élevé chez les laïques que chez les non laïques (en 2003, 2015, 55 % des non laïques et 52 % des laïques). Le lien entre laïcité et tolérance disparaît.
La tolérance, il faut le rappeler, dépend aussi du degré d’intégration au catholicisme, de façon différente dans les exemples considérés. Ainsi, plus le degré d’intégration religieuse est élevé, plus l’homosexualité est rejetée. En revanche, les catholiques pratiquants réguliers s’opposent presque autant que les sans religion au rétablissement...