CHAPITRE 1
L’amour refoulé (1830-1860)
Écrit d’octobre 1845 à avril 1846, le journal intime de George Stephen Jones se révèle une source essentielle pour étudier la présence du sentiment amoureux dans un XIXe siècle qu’on s’imagine surtout réglé par les nécessités de la vie quotidienne. Fils d’un père anglican anglais et d’une mère catholique canadienne-française habitant le faubourg Saint-Jean à Québec, George fait la rencontre d’Honorine Tanswell, elle aussi issue d’un mariage mixte. Le récit de leur fréquentation ressemble à un véritable roman, suivant les étapes qui mènent de la découverte de leur attraction mutuelle aux échanges des vœux. Prenant quelque temps à saisir la nature de son mal, George doit finalement reconnaître qu’il est amoureux. Pendant plusieurs mois, il fait à sa belle une cour assidue, éprouvant des sentiments qui se transforment rapidement en passion dévorante. Il écrit dans son journal: «Honorine, tendre Honorine, ô comme je t’aime, […] ma douce moitié.» Son bonheur est désormais suspendu à cette affection et lorsque sa relation est compromise par l’opposition du père d’Honorine, George confie que nul homme que lui n’aura jamais éprouvé autant de douleur. Le journal s’achève de manière abrupte, mais les archives nous apprennent que George et Honorine seront unis très chrétiennement peu de temps plus tard.
L’amour existe donc bel et bien dans la société canadienne-française de la première moitié du XIXe siècle. Malheureusement, les sources historiques n’ont pas conservé autant qu’on le souhaiterait les états d’âme des Canadiens français. L’auraient-elles fait, de toute façon, qu’il est fort possible que l’on ait été déçu: l’idéologie dominante corsète les élans de la passion, privilégiant la modération dans les rapports interpersonnels. Cette retenue se retrouve dans l’attitude que les élites de l’époque cultivent vis-à-vis des romans, dont la lecture paraît, comme divertissement, suspecte. Le bovarysme, cette échappée des esprits rêveurs hors de la réalité, inquiète fort les censeurs, lesquels condamnent les activités qui portent les lectrices et lecteurs à s’abandonner à leurs penchants romantiques. On ne compte plus les mandements, les prônes, les éditoriaux et les traités qui mettent la population en garde contre les sirènes de l’imagination et tentent d’orienter celle-ci vers des occupations plus urgentes ou plus respectables. «Le divertissement du lecteur, que le Romancier habile semble se proposer pour but, peut-on lire dans le Cours abrégé de belles lettres du Collège de Montréal, n’est qu’une fin subordonnée à la principale, qui doit être l’instruction de l’esprit et la correction des mœurs.» On met par conséquent peu à peu en place un modèle de censure proscriptive, qui condamne et interdit la «mauvaise» littérature, en plus d’un modèle de censure prescriptive, qui prend appui sur d’importants moyens de diffusion pour faire la promotion de la «bonne» littérature.
La méfiance des élites envers les ouvrages de fiction freine la production romanesque au Québec. Au cours du XIXe siècle, moins d’une centaine de romans sont publiés, et ils sont très souvent escortés de préfaces qui mettent en place une lourde rhétorique destinée à en justifier la parution. Faisant son miel de passions humaines jugées «basses» ou «troubles», le roman sentimental souffre tout particulièrement de cette suspicion et son émergence s’en trouve subséquemment plombée. Les amoureux foisonnent dans les récits littéraires, nous le verrons, mais les péripéties auxquelles ils sont confrontés indiquent que, la majorité du temps, l’enjeu suprême pour eux n’est pas d’abord la quête du bonheur amoureux. Publié en 1837, Les révélations du crime ou Cambray et ses complices l’affirme: l’amour «est la plus violente et la plus dévouée de toutes les passions». On ne saurait donc trop s’en garder.
Afin de comprendre la période d’incubation du genre sentimental à un moment où il y a très peu de romans publiés et aucun qui réponde à nos critères, nous devons, pour ce chapitre liminaire, sortir quelque peu de notre définition, en convoquant des œuvres qui appartiennent aux genres gothique, d’aventures ou de mœurs, ainsi que des récits brefs. Ce détour se justifie parce qu’il permet de nourrir notre réflexion en présentant, en creux, l’encadrement de l’imaginaire amoureux dans la première moitié du XIXe siècle. Jusqu’en 1860, trois grandes stratégies discursives dominent pour appréhender l’imaginaire amoureux en littérature; nous les aborderons, dans l’ordre, dans les premières sections de ce chapitre. En premier lieu, le roman gothique et le roman d’aventures transforment les passions sentimentales en prétextes à des péripéties plus ou moins rocambolesques, tout en les rapportant, in fine, à des préoccupations morales. Attribuant un certain empire à la passion, ils favorisent l’excès, la démesure, les pulsions débridées (érotisme, crime, vice), sans jamais sanctionner la déviance; il s’agira d’exagérer les normes admises au-delà de l’acceptable, pour mieux les ramener ensuite à des proportions tolérables. Pourtant, nous verrons, en deuxième lieu, comment ces mêmes textes érigent l’amour en finalité, consacrant une morale individualiste, au sein de laquelle deux personnes se rencontrent, se déclarent leur flamme et s’autosuffisent. Il n’est pas étonnant qu’intervienne une troisième stratégie narrative, qui consiste à étouffer les passions par trop désordonnées au profit d’amours bien sages. Dans la section intitulée «Le cœur a ses raisons que la raison connaît», l’on verra que le roman de mœurs confine l’amour à des discours plaisants et ingénus, la respectabilité du sentiment amoureux reposant alors sur un délicat équilibre soupesant inclination sincère et convenances sociales. Une quatrième section nous permettra d’aborder un corpus moins connu, mais fondateur dans la genèse d’un imaginaire sentimental au XIXe siècle. Nos fouilles nous ont fait découvrir une pléthore de récits brefs, publiés dans la presse, et présentant les amours souvent malheureuses de jeunes personnages séparés par la mort. Pétris d’un romantisme à la Chateaubriand, ces textes consomment l’amalgame d’Éros et Thanatos, dont subsisteront longtemps des traces dans le roman sentimental au Québec, particulièrement pour les héroïnes qui seront tentées par le suicide. Paradoxalement, le dénouement fatal que l’on retrouve dans les textes de cette quatrième section peut être vu comme une manière tout à la fois d’éviter et de célébrer l’amour: à l’amour mort-né s’oppose l’amour né dans la mort, le récit usant de cet artifice pour parler à profusion d’amour, tout en le condamnant.
D’amour et d’aventures
Qu’ils se présentent dans les journaux ou plus rarement sous forme de volumes, les textes qui ne font pas l’impasse sur les aléas de l’amour sont tiraillés, avant 1860, entre l’ordre et l’aventure, pour reprendre le titre de l’étude de Jacques Blais. La modération, ne cesse-t-on de répéter, est la vertu des gens bien, et l’on reconnaît un bon parti à la maîtrise qu’il exerce sur sa personne; à l’inverse, les élans de la passion sont dangereux, car susceptibles d’ouvrir toutes grandes les vannes de l’Éros. Il reste qu’au sein des récits de l’époque, la conquête de la belle constitue assez souvent un moteur de la trame narrative et que nombre de titres favorisent une percée, certes encore discrète, des frémissements amoureux. Cela s’explique par le fait que la division des genres littéraires, dans le XIXe siècle québécois, est loin d’être opérante; au contraire, les romans proposent des «tendances», faisant cohabiter au sein d’un même texte une pluralité de thèmes et de styles. C’est ainsi que le roman gothique «incorpor[e] [le roman sentimental] à son intrigue pour ne pas dérouter le lecteur», et il en va de même pour le roman d’aventures, dont Nathalie Ducharme a pu montrer qu’il accorde une plus large place aux intrigues amoureuses que son équivalent européen.
Afin d’explorer le traitement de l’amour dans les pages du roman gothique et du roman d’aventures, deux œuvres nous serviront de guides: L’influence d’un livre (1837) de Philippe Aubert de Gaspé fils, premier roman de la littérature canadienne-française, et Les fiancés de 1812 (1844) de Joseph Doutre. Ces deux auteurs, qui s’inspirent du romantisme français, reprennent un discours sur l’amour qui semble déjà convenu aux yeux de l’élite intellectuelle canadienne-française au moment où paraissent leurs œuvres. Il est intéressant de noter à ce sujet que L’influence d’un livre faillit être une histoire d’amour. Philippe Aubert de Gaspé fils avait pensé écrire un ouvrage «où, après avoir fait passer [s]on héros par toutes les tribulations d’un amour contrarié, [il] terminai[t] en le rendant heureux durant le reste de ses jours». Il abandonne son projet quand il s’aperçoit qu’il n’aurait fait que ressasser des lieux communs. Ce renoncement déclaré n’empêche pas L’influence d’un livre d’être représentatif de ces ouvrage...