Migration et classement social
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Migration et classement social

Enquête auprès de migrants marocains au Québec

  1. 256 pages
  2. French
  3. ePUB (adapté aux mobiles)
  4. Disponible sur iOS et Android
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Migration et classement social

Enquête auprès de migrants marocains au Québec

À propos de ce livre

Les politiques en matière d'immigration que privilégient les instances publiques québécoises sont conçues pour être un gage de performance économique. Pourtant, nombreuses sont les recherches sociologiques qui pointent le haut taux de chômage des migrants, leur forte représentation parmi les travailleurs précaires ainsi que la déqualification dont ils font l'objet.Dans cet ouvrage, l'autrice offre un angle de vue original, car elle appelle le lecteur à décentrer son regard pour mieux « déséconomiciser » la sociologie des migrations. Elle considère ainsi le phénomène de migration non pas comme une finalité, mais comme une stratégie de classement social qui prend racine dans le pays d'origine et qui se poursuit bien en aval de l'immigration.Au cours de son enquête démarrée au Maroc, elle a rencontré une quarantaine de ces individus qualifiés qui ont quitté leur pays pour le Québec, et où certains sont finalement retournés. À bien des égards, leur parcours permet de décloisonner les spécialités disciplinaires et de comprendre que la migration n'est pas susceptible d'une seule lecture.

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TROISIÈME PARTIE

L’évaluation
de la réussite sociale

Il n’y a sans doute guère de position dans la vie où ne se mêlent ainsi ceux qui la tiennent à la suite d’un échec et ceux qui l’occupent en vertu d’un succès. En ce sens, les morts sont triés, mais ils ne sont pas isolés, et continuent de marcher parmi les vivants.
Erving Goffman, «Calmer le jobard: quelques aspects de l’adaptation à l’échec», dans Isaac Joseph et autres (dir.), Le parler frais d’Erving Goffman, 1989, p. 300.

CHAPITRE 6

La réussite à l’aune
du capital migratoire

Migrer force la comparaison. Dans la migration, les diverses expériences de la vie apparaissent à la conscience comme d’emblée situées, territorialisées. Pour les migrations non forcées, la question de savoir si l’on doit rester ou repartir est toujours là, en arrière-plan. Sa présence peut tantôt prendre une forme lancinante, lors du cumul d’événements divers et épars (divorce, perte d’emploi, mariage, naissance, etc.), tantôt surgir de manière brutale et inattendue, comme lors de la perte d’un être cher au pays d’origine. Derrière ce questionnement s’en trouve en fait un autre: «Où suis-je – où notre famille est-elle – le plus susceptible d’avoir une vie réussie?»
Tout comme Jules Naudet (2007), il me semble approprié de mobiliser la notion de réussite sociale pour mesurer l’issue d’un déplacement social – fût-il vers le haut ou vers le bas –, bien qu’il s’agisse d’une catégorie de sens commun parfois instrumentalisée pour servir des fins idéologiques et normatives. Si la notion demeure malgré tout heuristique, c’est qu’elle contient en elle un implicite de relativité. En cela, elle est plus neutre que plusieurs autres vocables souvent employés en sociologie pour évoquer des parcours de réussite, comme celui de «transfuge de classe», qui revêt une connotation de mal-être chez la personne concernée. Toute réussite est relative, et dans la migration, cette relativité est double: elle dépend non seulement de la position sociale initiale et du déplacement effectué par rapport au point de départ, mais aussi des sociétés dans lesquelles on a vécu, plus d’une par définition, lesquelles sont productrices de normes de réussite potentiellement différenciées, voire concurrentes, et qui forcent des arbitrages. Plus encore, dans la migration, c’est le fait migratoire lui-même qui peut acquérir valeur de réussite. A fortiori dans une société comme le Maroc, dont l’histoire est fortement marquée par la migration internationale, la migration peut en effet posséder une valeur de bien social. Si ce «capital migratoire», cet ensemble des dispositions et autres ressources réelles et symboliques conférées par la migration, peut être exploité dans l’organisation d’un départ (voir chapitre 3), il peut l’être aussi dans l’installation à l’étranger et dans le retour. Il est susceptible d’entrer dans le système des échanges avec d’autres formes de capitaux (économique, social, culturel, etc.). Ainsi peut-on investir dans son capital migratoire afin de faire fructifier d’autres capitaux, tels que le capital culturel. Tous les participants à la recherche, de fait, ont vu s’accroître le nombre de leurs titres scolaires par la migration au Québec (tableau 6.1).
Inversement, on peut renoncer à son capital migratoire au nom d’autres formes de capitaux, comme le capital social. En outre, le capital migratoire possède en soi une valeur symbolique lorsque ceux qui l’incarnent, ceux qui ont eux-mêmes migré, se voient reconnus une certaine forme de supériorité sociale par rapport aux non-migrants.
On aura compris qu’il n’est pas question ici d’évaluer objectivement le degré de réussite sociale des personnes rencontrées, mais bien d’analyser leur «réussite subjective» (Martiniello et Rea, 2011, p. 4) à l’aune de leur décentration et du regard comparatif permis par le déplacement migratoire. À quoi ressemble la réussite sociale lorsqu’on vit au Québec, par rapport aux symboles de réussite au Maroc? Comment évalue-t-on sa propre trajectoire sociale lorsqu’on a vécu dans les deux sociétés? En d’autres termes, à quel(s) espace(s) normatif(s) compare-t-on ses réalisations lorsqu’on a migré, et en conviant quelles normes, quels principes de consécration et quelles valeurs? Au risque de paraître banales, les analyses des récits révèlent trois autoévaluations du parcours migratoire et social par les participants: il y a ceux qui considèrent avoir réussi dans la migration, ceux qui estiment avoir réussi mais pour qui cette réussite est insuffisante et ceux qui jugent que leur stratégie de classement social par la migration a abouti à un échec. La direction prise par ces autoévaluations n’est cependant pas exclusivement liée à la position de départ dans l’échelle sociale marocaine: les membres de l’élite comme les classes sociales inférieures peuvent considérer avoir réussi ou échoué au Québec. Cela dit, les origines sociales se mêlent aux dispositions sociales acquises tout au long du parcours pour influer grandement sur les modes de justification de leur réussite ou non-réussite ainsi que sur les stratégies de classement déployées.

La réussite sociale dans la migration

Certaines personnes estiment qu’elles ont «réussi» dans la migration, bien qu’elles puissent avoir fait le choix de rentrer au pays d’origine. Le plus souvent, ces dernières ont connu au Québec un «classement souple et continu», mais quelques-unes d’entre elles ont un parcours qui correspond plutôt à un «(re)positionnement bricolé». L’évaluation de leur réussite prend cependant des contours différenciés.

La migration comme capital

Un premier ensemble de migrants qui estiment avoir réussi au Québec ont en partage le fait d’avoir un emploi correspondant selon eux à leurs qualifications, d’occuper un poste assez stable pour se sentir protégés face aux imprévus de la vie et d’être satisfaits au travail. Ils répondent en cela au type idéal de l’«intégration assurée» (Paugam, 2007, p. 97), c’est-à-dire qu’ils bénéficient d’une double reconnaissance matérielle et symbolique au travail ainsi que d’une certaine protection sociale. L’évaluation subjective de leur classement social ne s’arrête toutefois pas là. S’ils jugent que ce dernier est réussi, c’est qu’un «supplément d’âme» s’ajoute à leur statut social et professionnel: celui du capital migratoire.
Le capital migratoire s’apparente, pour une partie de ces personnes ayant réussi, à celui de l’émigré traditionnel qui, par son installation à l’étranger, est désormais en mesure de contribuer au soutien de sa famille restée au pays. C’est le cas d’Issid, cet homme originaire du Souss, région de forte émigration marocaine vers l’Europe depuis plus d’un siècle. Fils d’un fonctionnaire de province ayant lancé sa petite entreprise en milieu de vie active, Issid est aujourd’hui, à quarante et un ans, professionnel de recherche dans une université québécoise et tout frais marié à une femme marocaine, qu’il est en train de parrainer. Avec un salaire brut d’environ 800 dollars par semaine (à peu près 41 600 dollars par année), pas encore propriétaire, Issid se dit extrêmement heureux et reconnaissant de sa situation, comme en témoigne ce moment d’émotion pendant l’entretien:
Issid: C’était ça, parmi les buts de départ, justement, de voler de ses propres ailes. […] Maintenant que moi, je suis un peu plus à l’aise, j’ai ma paie, je paie mes dettes, puis j’envoie un peu d’argent. Ce n’est pas beaucoup, mais quand même, ça reste plus, comment dire, symbolique qu’autre chose.
S.: C’est important pour vous d’envoyer…
I.: Oui, oui.
S.: Oui. Qu’est-ce que ça représente?
I.: Comme je te disais, nous autres, on n’a pas d’assurance sociale… Excusez… [Il a les larmes aux yeux.] Ce qui fait que c’est comme essayer de rendre un petit peu de monnaie de ce qu’ils [ses parents] ont donné. Excusez… [Il essuie ses larmes.]
Je demande à Issid s’il souhaite prendre une pause. Il répond que oui et sort fumer une cigarette. Au retour, il tient à poursuivre sur la même question:
On était devenus une famille de classe moyenne, voilà. Oui, le besoin de contribuer à l’effort, c’était comme une reconnaissance pour tout ce qu’ils [ses parents] ont fait.
Pour Issid, la réussite sociale passe par son ascension sociale propre, mais elle est aussi familiale et communautaire. Sa position de fonctionnaire, cadre intermédiaire dans une profession intellectuelle, l’éloigne de celle de son père, qui tient une petite papeterie dans le Sud marocain. Mais, et peut-être surtout, sa réussite est symbolisée dans le fait que l’émigration lui a permis de se marier, d’envoyer de l’argent à sa famille restée au pays «et de restaurer ainsi une part du transfert intergénérationnel» (Fouquet, 2007, p. 87). Le statut de migrant devient alors un capital symbolique qui s’ajoute à ses capitaux culturel et économique et vient les bonifier. Pour Issid, la réussite se mesure donc à l’aune de la société d’origine, qui plus est d’une région dont l’imaginaire collectif de la réussite a été historiquement nourri par d’autres, qui ont pu, avant lui, témoigner des gains économiques qu’ils devaient à la migration. Dans les communautés traditionnelles d’émigration au Maroc, «[l]es transferts effectués par les immigrés vers leurs communautés peuvent être aussi un moyen d’accéder à un nouveau statut, celui de l’individu responsable qui sert de relais financier pour ses parents et parvient à soutenir sa famille» (Bourqia et autres, 2006, p. 167-168). La migration, par les transferts de fonds qu’elle permet, vient consacrer l’entrée du migrant dans la vie adulte, et par le fait même sa réussite, cela tant aux yeux de la communauté d’origine qu’à ses propres yeux.
Le capital migratoire prend cependant un deuxième sens pour les migrants qui considèrent avoir réussi en contexte migratoire. Pour certains d’entre eux, qui aspiraient à une vie professionnelle au Canada ou aux États-Unis, du moins au sein d’une grande entreprise multinationale, la migration devient un capital, un symbole prestigieux, du fait qu’elle s’est produite en Amérique du Nord. La majeure partie des personnes qui correspondent à ce cas de figure ont fait des études de commerce, de MBA ou de marketing. Elles tirent non seulement profit du label North America, censé être à la fine pointe du management des entreprises et offrir les plus belles options de carrière, mais aussi de leur adaptation à une autre société, ce qui leur a conféré, selon elles, de nouvelles compétences personnelles, telles une meilleure connaissance d’elles-mêmes, une capacité à se décentrer ainsi que l’aptitude à s’ouvrir aux autres et à la différence. Généra­lement, ces migrants comptaient dès le début s’installer durablement au Québec, souvent dans un mouvement de récusation de ce que pouvait leur offrir la société marocaine. Ici, ce qui est rejeté correspond souvent indifféremment aux «systèmes» français et marocain, les deux étant amalgamés pour y opposer, selon les termes de Maher, l’«American Dream».
Pour ce dernier, il ne fait aucun doute que le marché du travail marocain n’est pas du tout en mesure de lui offrir, du moins à l’heure actuelle, un emploi et des conditions de vie à la hauteur de ce qu’il a obtenu au Canada. Titulaire d’un diplôme québécois de MBA, Maher est aujourd’hui district manager au sein d’une multinationale et déclare un revenu annuel brut de 84 000 dollars. Son épouse, Cybele, qui a enfin réussi à remplir les exigences nécessaires afin d’exercer comme pharmacienne, gagne un revenu annuel brut de 95 000 dollars en tant que salariée. Sans enfants, leur ménage déclare un revenu annuel largement supérieur à celui de la moyenne québécoise, lequel était de 69 400 dollars en 2015 (Statistique Canada, 2015). Alors que Maher aurait éventuellement pu profiter de sa position d’héritier pour se positionner socialement et professionnellement au Maroc – en recourant notamment au capital social de son père –, il déplore que les différentes institutions marocaines n’encouragent pas, selon lui, la créativité et l’innovation:
Parce que nous – puis il y a quelqu’un qui l’a dit vraiment –, on n’a pas des gens créatifs, malheureusement. Ils ont plein de potentiel, mais malheureusement, ils n’ont jamais développé le côté créatif, parce que l’on est des moutons. […] Ça n’a rien à voir avec la culture. C’est malheureusement un système de répression qui a fait en sorte que l’on devienne comme ça. […] Donc moi, c’était: «Oublie ça. J’oublie le Maroc, la vie est meilleure ailleurs.»
Maher demeure convaincu qu’aucune entreprise au Maroc ne lui permettrait d’actualiser les valeurs et les méthodes de travail nord-américaines (capacité d’initiative, autonomie, créativité, etc.) qu’il a acquises au cours de sa formation aux États-Unis et au Québec.
La situation est similaire pour Mehdi. Fils d’un ingénieur civil, ce dernier est d’abord accepté dans un programme de médecine civile au Maroc. Aspirant à intégrer le programme de médecine militaire, il sera toutefois refusé, malgré sa réussite aux examens, en raison de sa myopie. Dégoûté, il se tourne alors vers une grande école de commerce publique au Maroc, dont il sort diplômé en 2007. Le désir de poursuivre ses études au Canada était profondément mû par sa volonté de travailler un jour pour une grande multinationale, d’où son inscription à un MBA au Québec.
Mehdi part donc au Québec pour des études de MBA. Il déniche un poste de responsable de veille informationnelle au sein d’une petite PME québécoise à peine un mois après la fin de sa formation, emploi qu’il occupe toujours au moment de notre rencontre, un an plus tard. Si ce n’était qu’il n’a toujours ni la résidence permanente ni la citoyenneté, Mehdi aurait peut-être déjà réalisé son rêve d’intégrer une multinationale:
[P]our les multinationales, […] le frein, ça a été toujours, jusqu’à présent, la résidence permanente. Par exemple, rien que dernièrement, […] pour l’une des plus grandes, pour tout ce qui est distribution des produits de grande consommation, bien j’ai réussi pas mal les tests écrits, etc., puis ça a arrêté au niveau, donc, de l’entrevue. […] [I]ls étaient très optimistes, mais la grimace a été faite une fois que la question sur la citoyenneté puis la résidence permanente a été posée: «Avez-vous votre citoyenneté, résidence permanente?» «Non.» Ça a été fait directement. […] [J]’en ai raté genre trois, quatre […] que j’avais parmi mes cibles. Mais ça ne me dérange pas autant, puisqu’au niveau du processus, […] je sentais que ça passait bien.
Mehdi demeure donc optimiste. Chose certaine, «tant que du côté professionnel, [il] ne [se sent] pas à l’aise, [il] retarder[a] un peu tout le reste jusqu’à ce qu[’il] [s]e sente vraiment dans [s]on élément».
Contrairement à Issid, Maher et Mehdi ne sont pas originaires des régions historiques de l’émigration marocaine à l’étranger. Ils viennent des grands centres urbains marocains (Casablanca, Rabat, Fès, Tanger) et des classes moyennes supérieures ou de l’élite. Pour eux, la réussite sociale ne passe donc pas du tout par des transferts d’argent à la famille. Au contraire, ils ont généralement bénéficié de l’aide financière de leurs parents durant leurs études à l’étranger, du moins les premières années. Cela n’empêche pas, toutefois, que leur positionnement social et économique au Québec puisse être vu par leur famille comme une garantie contre les aléas de la vie:
[Un mois] avant que j’aie mon diplôme, mon père nous avait quittés. Ce qui fait que ça m’a mis encore plus la pression de trouver du travail, pour qu’au Maroc, au moins, on se sente sûr de ma part, pour que l’on ne se fasse plus de soucis genre «il est là-bas, il n’a pas de travail» (Mehdi).
Si la migration constitue néanmoins un capital pour ces privilégiés, c’est que cette dernière s’est effectuée en Amérique du Nord: à leurs yeux, cet espace migratoire est valorisé socialement, du moins dans leur domaine. En plus de leur offrir un cadre d’épanouissement personnel et professionnel en conformité avec leur formation et leurs aspirations, elle leur confère, selon eux, un trait distinctif – «personne n’était là au Canada auparavant, […] c’est assez unique quand même» (Mehdi).
Ces migrants bien classés socialement au Québec pensent qu’ils n’arriveraient qu’au prix d’un terrible effort à «redevenir marocain pour vivre à la marocaine» (Maher). Cela ne signifie pas, toutefois, qu’ils sont détachés de leur famille restée au pays. Bien au contraire, ils affirment parler à leur famille, surtout à leurs parents, «chaque jour, plusieurs fois par jour» (Cybele), sinon «deux à trois fois par semaine» (Mehdi). Et Maher, qui était dans une attitude de rejet vis-à-vis du Maroc, dont le «système» n’était «pas fait pour lui», sent désormais le besoin de s’approprier des connaissances sur son propre pays: «Là, le Maroc, je suis en train de le connaître, maintenant. Comme je suis en train de connaître toutes les années de Hassan, puis avant ça, à travers des bouquins. Comme moi, maintenant, je prends le plaisir de les lire et de connaître tout ça.»

Le refus électif

Ma petite sœur, celle qui a fait [nom d’une école privée à Casablanca], a décidé de se faire entretenir. Elle ne fait absolument rien. Comme toute bonne Marocaine… Normalement, il faut avoir épousé un gars riche […] Travailler, c’est trop dur. Elle est très, très occupée: manucure, pédicure, coiffeur, recevoir les amis, arranger la maison, gérer le personnel… [Elle prend un ton sarcastique, comme si elle imitait sa sœur.] «Le personnel, ça ne vaut plus rien aujourd’hui au Maroc! Il faut que tu surveilles sérieusement!»
Ces propos cinglants de Salma permettent d’entrevoir la distance qu’elle a prise, depuis son arrivée au Québec, vis-à-vis de son milieu social d’origine. Pour mieux comprendre par quels modes elle évalue sa réussite au Québec, il est primordial de rappeler les moments clés de son parcours. La famille de Salma fait partie de l’élite marocaine depuis plusieurs générations. et son père, riche investisseur de Casablanca, a payé la scolarité de ses six enfants au lycée français ainsi que leur formation ultérieure, dont une école privée à Casablanca, deux formations universitaires en France et une formation universitaire au Canada. Assez tôt, Salma se sent à l’étroit dans la société mar...

Table des matières

  1. Remerciements
  2. Introduction
  3. PREMIÈRE PARTIE
  4. DEUXIÈME PARTIE
  5. TROISIÈME PARTIE
  6. Conclusion
  7. Bibliographie