Parcours en pensée
Chapitre I
Conscience et présence (Husserl et Heidegger)
1. Les variations de la présence
Par une belle journĂ©e de juillet, nous dĂ©jeunons Ă lâombre dâun pin. Comment celui-ci nous est-il prĂ©sent ? Lâombre quâil donne Ă notre table, en y dessinant les branches sur fond desquelles se dĂ©tache le ciel Ă©blouissant de lâĂ©tĂ©, se confond Ă la splendeur du site, nous invitant peut-ĂȘtre, aprĂšs le repas, Ă la douceur dâune sieste ou Ă la lecture du livre que nous avons entamĂ© la veille. En cas dâincendie de forĂȘt, cependant, le mĂȘme pin nous sera tout autrement prĂ©sent quâil ne lâĂ©tait Ă la faveur dâun agrĂ©able dĂ©jeuner, rappelĂ© quâil se trouvera dĂ©sormais au caractĂšre notoirement inflammable de sa sĂšve et de ses cĂŽnes qui, si lâincendie venait Ă se propager jusquâau seuil de la propriĂ©tĂ©, constitueraient un terrible pĂ©ril pour notre maison de vacances. Ordinairement prĂ©sent par sa beautĂ© et lâombre quâil nous dispense, le pin lâest dĂ©sormais sur le mode de la menace. Simple affaire de situation ? Peut-ĂȘtre, mais les variations de la prĂ©sence ne sauraient sây rĂ©duire. Car en situation normale, notre pin sera tout autrement prĂ©sent Ă un botaniste quâil ne nous lâĂ©tait Ă la faveur de notre dĂ©jeuner estival. Certes, rien nâempĂȘchera le botaniste en vacances de jouir, comme nous, de son ombrage : cet arbre lui sera alors prĂ©sent comme Ă nâimporte quel vacancier. Mais prĂ©cisĂ©ment, notre compagnon de table cessera dâĂȘtre botaniste pour se faire vacancier. Redevenu botaniste, en revanche, il verra dans le pin un arbre Ă croissance monopodiale du genre conifĂšre, dont la photosynthĂšse est assurĂ©e par les aiguilles situĂ©es Ă lâextrĂ©mitĂ© des rameaux, le flux de nutrition par la symbiose des racines et de champignons qui sây infiltrent, etc. En somme, le pin lui sera prĂ©sent sur un mode que dĂ©termine la science ; et pas nâimporte quelle science, mais la botanique â la science physique, par exemple, engageant un autre mode de prĂ©sence encore.
Sans doute serait-on tentĂ© dâinterprĂ©ter ces variations de la prĂ©sence Ă partir de lâopposition classique de lâopinion et du savoir, lâopinion pouvant ĂȘtre diversement affectĂ©e par des sensations comme lâagrĂ©ment ou des Ă©motions comme la peur (agrĂ©ment dâun dĂ©jeuner estival, peur dâun incendie), le savoir, quant Ă lui, se partageant en diffĂ©rents secteurs (dont la botanique ou la science physique).
Une telle interprĂ©tation est Ă©videmment toujours possible. Mais elle rĂ©duit considĂ©rablement le champ de variation de la prĂ©sence. Car que dire, par exemple, du mode selon lequel le pin est prĂ©sent Ă lâĂ©mondeur, qui y verra un arbre de telle hauteur ayant telle ramification de branches Ă Ă©laguer, ou encore au bĂ»cheron, qui y dĂ©cĂšlera un bois propre Ă la menuiserie et impropre au chauffage ? Ces modes de prĂ©sence que mĂ©nagent le mĂ©tier et lâusage trouvent-ils vraiment leur place au sein de lâopposition de lâopinion et du savoir ? Sans doute pourra-t-on les apprĂ©hender comme des savoirs, Ă condition, bien entendu, de ne pas les mettre sur le mĂȘme pied que la science physique, ni mĂȘme que la botanique : on les dĂ©terminera alors comme des savoirs pratiques, par opposition aux savoirs thĂ©oriques des diffĂ©rentes sciences. Soit, mais comment interprĂ©ter ensuite la prĂ©sence du pin pour le peintre qui, rendant sensibles les correspondances de tout ce quâembrasse le ciel dâĂ©tĂ©, fera rĂ©sonner le chant des cigales dans les touches hachurĂ©es par lesquelles lâarbre sâimposera au regard ?
Trouver Ă ce nouveau mode de prĂ©sence une place au sein de lâopposition entre opinion et savoir, par exemple en fondant cette opposition sur une thĂ©orie des facultĂ©s et en Ă©tablissant comment la beautĂ© artistique est une amplification de la sensibilitĂ© dans lâimagination, on le peut. Dâautres interprĂ©tations permettraient Ă©galement dâen rendre compte. Mais quelles que soient les interprĂ©tations quâon en propose â grossiĂšres ou subtiles, Ă©videntes ou complexes, systĂ©matiques ou non-systĂ©matiques â la variation des modes de la prĂ©sence nâen constituera pas moins, Ă chaque fois, la source. Câest de notre attention Ă cette variation que pourront naĂźtre diverses articulations de concepts, telles quâopinion et savoir, sensibilitĂ© et affectivitĂ© ou thĂ©orie et pratique. Lâessentiel rĂ©side donc moins dans ces concepts ou la façon dont on les articule, que dans les modulations de la prĂ©sence dont ils tentent de rendre formellement compte et qui, dĂšs lors, sâavĂšrent fondatrices de lâentreprise que lâon nomme « philosophie ».
2. Modes de présence et modes de conscience
Tel est du moins le cas lorsque la philosophie se trouve comprise Ă la lumiĂšre de ce qui en fut, au XXe siĂšcle, lâune des plus magistrales expressions : la phĂ©nomĂ©nologie, dont Heidegger, Ă la suite de son maĂźtre Husserl qui en fut le fondateur, sâavĂ©ra plus quâun continuateur. Comme son nom lâindique, la phĂ©nomĂ©nologie se veut en effet apprĂ©hension des phĂ©nomĂšnes, câest-Ă -dire non pas tant des choses, que de la maniĂšre dont celles-ci se montrent Ă nous. Mais en quoi la phĂ©nomĂ©nologie diffĂšre-t-elle fondamentalement de la peinture ou de la botanique, qui, elles aussi, sont Ă chaque fois tournĂ©es vers un certain mode de prĂ©sence des choses ? En ceci, que la phĂ©nomĂ©nologie sâattache moins Ă saisir tel ou tel mode de prĂ©sence, quâĂ les ressaisir tous Ă partir de leur variation mĂȘme. Câest ce quâindique, lĂ encore, le mot mĂȘme de « phĂ©nomĂ©nologie », oĂč le suffixe -logie signifie, par-delĂ notre rapport aux phĂ©nomĂšnes, un projet qui y trouve son assise : celui dâatteindre la phĂ©nomĂ©nalitĂ© mĂȘme des phĂ©nomĂšnes, donc le lieu oĂč se joue la variation de leurs modes de prĂ©sence. Câest par son ambition de ressaisir lâensemble de ces possibles variations que la phĂ©nomĂ©nologie entend sâacquitter de la tĂąche philosophique. Contrairement au peintre, au botaniste, Ă lâĂ©mondeur ou mĂȘme au vacancier, elle nâinstaure pas un rapport de prĂ©sence : elle sâattache Ă dire ce que peut ĂȘtre, pour ces derniers et pour dâautres encore, la prĂ©sence elle-mĂȘme. Mais pourquoi la prĂ©sence ?
Si Heidegger, comme nous le verrons bientĂŽt, comprend bien les choses en termes de prĂ©sence, ce nâest pas de cette maniĂšre que son maĂźtre Husserl exprime le sens de la phĂ©nomĂ©nologie. Aux yeux de son fondateur, la phĂ©nomĂ©nologie doit dĂ©crire non pas des modes de prĂ©sence, mais des modes de conscience. Dans les Recherches logiques, qui, parues en 1901, furent, comme Husserl le reconnut plus tard, et Heidegger Ă sa suite, « lâĆuvre de percĂ©e » de la phĂ©nomĂ©nologie, plus prĂ©cisĂ©ment dans la cinquiĂšme Recherche, Husserl note en effet :
⊠je revendique comme une Ă©vidence quâil y a en fait des « modes de la conscience », câest-Ă -dire des modes de la relation intentionnelle Ă lâobjet, essentiellement diffĂ©rents entre euxâŠ
Câest ainsi Ă la conscience que les modes de la prĂ©sence dont nous avons donnĂ© un aperçu doivent, selon Husserl, leur variation. Dans cette perspective, la maniĂšre dont un pin apparaĂźt au vacancier, avant que dâĂȘtre un simple mode de prĂ©sence, est un mode de la conscience, Ă laquelle le mode de prĂ©sence de lâobjet est directement redevable de son mode mĂȘme. Est-ce Ă dire cependant que Husserl tient un tel mode pour quelque chose de purement subjectif, refoulĂ© quâil serait dans une conscience qui se rapporte de telle ou telle maniĂšre aux choses, mais qui nâengage ni nâaltĂšre en rien les choses elles-mĂȘmes ? Si tel Ă©tait le cas, Husserl emboĂźterait le pas, semble-t-il, au bon sens le plus Ă©lĂ©mentaire. Car enfin, si le vacancier, le botaniste ou lâĂ©mondeur voient chacun le pin comme ils le voient, nâest-ce pas justement depuis leur subjectivitĂ© de vacancier, de botaniste ou dâĂ©mondeur â subjectivitĂ© qui nâaffecte en rien lâobjet « pin », mais qui est susceptible de sây ajuster plus ou moins, donc de revendiquer plus ou moins une objectivitĂ© ?
3. La notion dâintentionnalitĂ© chez Husserl
Telle nâest justement pas la signification des « modes de la conscience » husserliens. Si les Recherches logiques furent une « Ćuvre de percĂ©e », câest parce quâelles soutiennent prĂ©cisĂ©ment le contraire. La thĂšse entiĂšrement novatrice qui le leur permet porte un nom : lâintentionnalitĂ© (Ă laquelle le texte prĂ©citĂ© fait rĂ©fĂ©rence lorsquâil nomme la « relation intentionnelle »). Si les « modes de la conscience » ne sont pas ravalĂ©s au rang de donnĂ©es purement subjectives, câest quâil nây a jamais conscience sans un « quelque chose » dont la conscience est la conscience, un tel « quelque chose » se trouvant corrĂ©lĂ© Ă chaque fois Ă la conscience selon tel ou tel mode. Câest cette nĂ©cessaire corrĂ©lation que Husserl saisit sous le titre dâintentionnalitĂ©. Ce sont ses variations quâil apprĂ©hende, selon les termes du texte citĂ©, comme des « modes de la relation intentionnelle » â modes quâil dĂ©crit dans les termes suivants :
Dans la perception quelque chose est perçu, dans lâimagination quelque chose est imaginĂ©, dans lâĂ©nonciation quelque chose est Ă©noncĂ©, dans lâamour quelque chose est aimĂ©, dans la haine quelque chose est haĂŻ, dans le dĂ©sir quelque chose est dĂ©sirĂ©, etc.
Il nây a ainsi jamais variation modale de la conscience sans un « quelque chose » qui varie corrĂ©lativement, et qui libĂšre la conscience de la subjectivitĂ© Ă laquelle on croit ordinairement pouvoir la ravaler.
Cela ne signifie assurĂ©ment pas que la conscience a le pouvoir dâaltĂ©rer les choses mĂȘmes. Mais cela implique inversement que les choses mĂȘmes ne sont rien en-dehors de la maniĂšre dont elles nous apparaissent. Car quâest-ce que « le pin lui-mĂȘme » ? Est-ce le pin du botaniste ? Mais nous avons vu que câĂ©tait lĂ une certaine maniĂšre, pour le pin, dâapparaĂźtre. Dira-t-on alors que le pin vĂ©ritable est la chose matĂ©rielle qui subsiste en-dehors de notre pensĂ©e ? Il faudra rĂ©pondre que les dĂ©terminations de la chose matĂ©rielle (matĂ©rialitĂ©, spatialitĂ©, temporalitĂ©) sont encore une certaine maniĂšre, pour le pin, dâapparaĂźtre, maniĂšre qui appartient, par excellence, au physicien. En somme, on ne saurait atteindre les choses mĂȘmes en nous arrachant Ă la maniĂšre dont elles nous apparaissent, puisquâun tel arrachement demeurerait, lui aussi, une certaine maniĂšre, pour elles, dâapparaĂźtre. Cela ne revient Ă©v...