IV.
DAMAS
10 FÉVRIER/ 15 JUILLET 1941
MÉDITERRANÉE ORIENTALE.
SITUATION GÉNÉRALE AVRIL-MAI 1941
10 FÉVRIER.
LONDRES, SIÈGE DES FORCES FRANÇAISE LIBRES.
CARLTON GARDEN
Claudine a retrouvé Carlton Garden. Au siège de la France Libre, une dizaine de secrétaires s’affairent dans les bureaux. Elles portent toutes fièrement leur uniforme orné de la croix de Lorraine. Chaque jour, elles tapent à la machine, classent des dossiers et font des traductions. Claudine a du mal à se lier d’amitié avec ces jeunes femmes venues d’horizons très différents, mais qui ressemblent à ce qu’elle était avant. Sa vie d’aventure lui manque. Dans la grisaille de l’hiver londonien, son esprit s’échappe souvent vers la lumière aveuglante d’Alger et du Caire.
Depuis Alger, monsieur Lancelot a communiqué à l’amirauté britannique l’offre de service du capitaine Navarre. A Malte, une cellule spéciale a été mise en place à bord du croiseur Aurora. Les renseignements recueillis par Dalmort se sont rapidement révélés très fructueux. Informés à temps, les sous-marins et les avions de la Royal Navy ont coulé plusieurs navires italiens chargés de ravitailler les dernières troupes du Duce encore présentes en Libye. Catroux a demandé à Lancelot de demeurer quelque temps en Algérie. Grâce à ce répit inespéré, Claudine a pu vivre des moments de pur bonheur dans les bras de son amant. De temps en temps, Jean lui annonçait qu’un cargo ou un pétrolier italien avait été envoyé par le fond. De nuit en nuit, leurs étreintes la rendaient plus libre et plus femme.
Mais l’ordre de rejoindre Londres est venu. Antony Eden, le nouveau chef du Foreign office, voulait faire le point sur la situation en Afrique du nord avec Lancelot. Claudine a hésité. Partagée entre sa passion et son amour de mère, elle s’est résolue à quitter Jean en espérant le revoir bientôt. En passant par Tanger et Gibraltar, elle a fini par retrouver Londres et la petite Anne.
A son arrivée, Claudine a fait un rapport très édulcoré sur ses activités à l’amiral Muselier. Elle ne lui a rien dit sur le commandant Dalmort, dans l’espoir de préserver son bonheur. De toute façon, le chef des Forces navales françaises libres ne l’écoutait que d’une oreille. Muselier ne pardonnait pas à de Gaulle son soutien trop timide lors de son arrestation par les Anglais. Claudine n’attachait pas beaucoup d’importance à ses récriminations, lorsqu’une phrase l’a fait sursauter : « Tout ça pour des renseignements que j’aurais donné sur le sous-marin Surcouf… »
A ce nom, Claudine a ressenti comme un coup de poignard. En un éclair, elle s’est revue au Red Lion, en train de donner à Hopkins des renseignements sans valeur sur ce sous-marin. Ce salaud a utilisé les feuillets qu’elle avait récupérés dans une corbeille à papier pour semer la division au sein des Français Libres. Claudine s’est tue. Son estomac s’est noué. A nouveau, elle avait été utilisée contre son propre camp. Elle hait Hopkins presque autant que Vanvalscappel. Elle a serré les dents en regrettant de ne pas l’avoir abattu lorsqu’elle le tenait au bout de son pistolet… Elle n’a pas pu le faire à cause d’Anne.
Depuis un mois qu’elle est à Londres, Claudine a pu se rendre par deux fois dans l’annexe des Chequers où vivent sa fille et son oncle. Anne a fait de grands progrès en anglais. Elle va à l’école du village où elle s’entend très bien avec ses amies. En retrouvant sa mère, Anne s’est jetée dans ses bras, puis elle lui a demandé où était son papa et s’il allait revenir. Claudine a dit qu’il était loin. Il faisait la guerre, mais il reviendrait quand tout sera terminé. La petite fille a sauté de joie en applaudissant avec ses petites mains d’enfant : « Alors on sera tous les trois ? Dis, maman ? On sera comme avant ? On retrouvera la maison à Dunkerque ? C’est Patachon qui va être content… »
Claudine a répondu de manière évasive. Tout cela lui semble si loin. Un monde disparu qui ne subsiste que dans le cœur de sa fille. L’ours Patachon en est le dernier vestige et Anne ne le lâche que pour aller à l’école. L’oncle Louis est toujours là, mais il s’ennuie dans cette vie à la campagne. Il aimerait remonter sur un navire. Malgré son âge, il pourrait encore être utile, quitte à servir sur un bateau-pompe sur la Tamise. Claudine aimerait repartir elle aussi. Elle voudrait retrouver son amant. Ses caresses, ses baisers, sa virilité lui manquent. A présent, un océan et une guerre les séparent. Le reverra-t-elle seulement un jour ? Elle a expédié plusieurs lettres à Alger. Jean ne lui a pas répondu, pas même une carte. Elle n’aura été qu’une passade pour ce séducteur. Elle l’oubliera peut-être, mais elle ne veut pas renoncer à la vie qu’elle a découverte en Afrique.
Une pluie fine s’est remise à tomber sur la City. Au milieu des quartiers démolis par les bombes, les Londoniens continuent à vivre presque normalement. Les alertes sont devenues plus rares avec l’hiver. A Carlton Garden, l’atmosphère est bien différente de celle des premiers temps. L’unité et l’enthousiasme des premiers pionniers ont fait place à une multitude de chapelles politiques qui se détestent. Au-dessus de ce marigot, Claudine aperçoit de temps en temps la grande silhouette de De Gaulle. Il passe devant elle sans la voir. Les quelques mots échangés à Fort Lamy étaient causés par le soulagement de voir Catroux se mettre sous ses ordres. Un instant de faiblesse vite oublié. A Londres, Claudine est redevenue une simple secrétaire. Elle est totalement invisible, comme tous ceux que le « Connétable » domine de sa haute taille.
A travers les carreaux de la fenêtre, la pluie enveloppe Londres dans une grisaille froide et triste. Son esprit est ailleurs. Presque malgré elle, Claudine repense à René. Lui au moins combat l’ennemi. Elle n’a plus aucune nouvelle de lui. Où peut-il être en ce moment ? Est-il toujours en colère contre elle ? Elle voudrait qu’il lui pardonne.
‒ Madame Vermotte ?
Claudine sort de sa rêverie. Elle reconnaît le capitaine Remy, le jeune chef des services de renseignement.
‒ Oui… mon capitaine.
‒ Vous étiez bien à Alger avec monsieur Lancelot ?
‒ C’est exact, mon capitaine.
‒ Eh bien, les Anglais le renvoie là-bas.
Tout à coup, le sourire de Claudine devient aussi radieux que le soleil d’Egypte. Elle va pouvoir accompagner Lancelot, retrouver Jean et quitter sa vie de secrétaire.
‒ C’est magnifique, mon capitaine. Quand devons-nous partir ?
La réaction de Claudine amuse Rémy.
‒ Vous partez demain, mais pas ensemble… Vous, vous repartez pour Le Caire…
L’enthousiasme de Claudine est un peu douché, mais tant pis. Tout est préférable à cette routine qu’elle ne supporte plus.
‒ Le général Catroux a besoin de moi, capitaine ?
‒ En fait, c’est le major Hopkins du MI5 qui voudrait vous avoir auprès de lui. Cela ne me plaît guère et je voudrais discuter avec vous afin d’éclaircir certaines choses. Suivez-moi.
‒ A vos ordres, mon capitaine.
14 FÉVRIER 1941.
ROCHEMAURE, LA PLACETTE.
HIVER DE GUERRE
Il fait froid. Margot ne se souvient pas d’avoir connu un hiver aussi glacial. A Rochemaure, comme partout en France, le poids de la guerre se fait ressentir de plus en plus cruellement. Depuis le mois de septembre les restrictions s’accumulent. Il y a de moins en moins de pain, de viande, d’huile ou de beurre. Tout est rationné et il faut des tickets pour tout. A présent c’est le charbon qui manque. C’est l’effet 70 % comme on dit. Les Allemands nous prennent 70 % de tout ce qui est produit en France. Les Boches pouvaient bien rendre les cendres de l’Aiglon, ils ont fait une sacrée bonne affaire. Ils nous prennent le charbon et nous rendent les cendres. Ce trait d’humour noir a été écrit sur les murs de Paris au lendemain de la sinistre cérémonie des Invalides. Ce bon mot a traversé la ligne de démarcation. En zone libre ou en zone occupée, tous les Français se le répètent devant leurs assiettes vides.
Privée des ressources du nord de la France, la zone non occupée ne peut guère compter sur les productions de l’Empire colonial. Même si les Anglais autorisent le passage de certains bateaux, le blocus britannique étrangle la métropole. A présent, un adulte doit se contenter de 300 grammes de pain par jour et 400 grammes de viande par semaine. Bien sûr, il y a le marché noir, mais pour ça il faut avoir de l’argent. Alors on se débrouille. Le beau-père de Margot a son petit jardin potager, quelques poules et des lapins qui améliorent un peu l’ordinaire. Malgré ça, les ventres sont vides et on a froid.
A l’école de Rochemaure, les grands de 10-12 ans viennent un quart d’heure avant les autres. Ils sont là pour casser des bûchettes et allumer le poêle. Faute de charbon, on se débrouille pour l’alimenter avec du bois récupéré sur les bords du Rhône. Chaque jour, les enfants ont une leçon de morale où ils apprennent le sens civique. On leur inculque comment ils doivent se comporter vis-à-vis de leurs amis, de leurs parents et des gens croisés dans la rue. Joignant la pratique à la théorie, ils doivent nettoyer la cour de récréation et balayer les escaliers de l’appartement du directeur. Le nouveau seigneur de l’école veille à faire appliquer cette corvée à ses jeunes serfs.
A l’aide d’un bon qu’il reçoit de l’inspection académique, Danjaume prend du pain chez le boulanger pour le goûter des enfants et il en détourne une partie à son profit. L’ancien gendarme devenu directeur prend très au sérieux son statut de notable. Margot aurait été plus digne de cette promotion, mais dans le climat actuel, il n’était pas pensable que l’inspection nomme à ce poste une ancienne militante communiste. Un enseignant peu expérimenté qui clame son adhésion à la politique du maréchal était préférable.
Face à Danjaume, Margot s’est rapprochée de son jeune collègue, Christian Layrac. Le soir, malgré le froid, elle l’invite souvent en compagnie de son amie Marie. Une couverture sur les épaules, ils tentent de se réchauffer autour d’une tisane. Les deux jeunes femmes échangent les quelques nouvelles qu’elles ont de leurs maris respectifs. Le marin de Marie est toujours coincé à Dakar tandis que le tankiste de Margot est bien parti en Syrie. Puis les conversations dérivent vite sur des sujets politiques. Sur ce chapitre, l’instituteur est intarissable et il aime émailler son propos des dernières blagues qui font rire Marie et Margot.
‒ C’est un officier allemand dans un restaurant parisien. Au moment de partir, il n’arrive pas à enfiler son manteau. Le garçon lui dit alors : Hein… Pas facile à passer, la Manche.
Margot aime confronter ses idées avec son collègue. Si Marie parle peu, elle écoute et apprend beaucoup de choses. Au fil des soirées passées ensemble, Christian se dévoile peu à peu. Derrière son humour et son air de tout prendre à la légère, Christian laisse entrevoir une jeunesse aventureuse. Même s’il reste discret sur ce chapitre, Margot parvient à lui arracher quelques bribes de son passé. Militant anarchiste, il a participé à la guerre d’Espagne contre Franco. Comme il dit, j’ai fait la guerre avant tout le monde. Quand ils ne parlent pas de politique les trois amis refont le monde en écoutant la BBC ou la radio suisse. Les Allemands n’ont pas envahi l’Angleterre et les Italiens reculent en Grèce et en Libye, mais Churchill semble bien seul. L’Amérique ...