Justice sociale et reconnaissance à l’épreuve des logiques émancipatoires
Étude comparée des apports de Nancy Fraser et d’Axel Honneth
Paul-André Lapointe
Confrontés à une crise multidimensionnelle (sociale, politique, économique et écologique) qui sévit depuis plus d’une décennie ou deux et qui va en s’amplifiant sans cesse, avec, notamment, l’ajout de la récente crise sanitaire, les luttes sociales et les mouvements sociaux auraient dû, selon toute vraisemblance en s’appuyant sur les travaux de Karl Polanyi, se multiplier et s’allier pour la défense des protections sociales et contre les injustices et les « pathologies sociales » qui prolifèrent alors en dégradant les conditions de vie et de travail. Or, on assiste plutôt à une évolution contraire : le mouvement ouvrier et le syndicalisme sont victimes d’un déclin chronique, tandis que les nouveaux mouvements sociaux n’arrivent pas, pour les plus anciens (féminisme, écologisme et droits civils), à nouer des alliances durables et, pour les plus récents (Occupy Wall Street, Indignados, #MeToo et Idle No More, notamment), à tout simplement s’installer dans une certaine durabilité (Della Porta, 2017 ; Fraser, 2017b [2013] et 2019). En outre, alors que les inégalités s’accroissent sans cesse, ce sont les luttes autour de l’identité et de la reconnaissance qui prédominent largement, en reléguant dans les marges les luttes de redistribution. Tandis que la crise actuelle rend patent l’échec des politiques néolibérales, axées sur la financiarisation, la mondialisation inéquitable et l’austérité, on est confronté à « un choix qui n’en est pas un », soit entre le « néolibéralisme progressiste » et le « populisme réactionnaire » qui tous deux perpétuent le néolibéralisme, en se distinguant toutefois sur la place à accorder à la diversité : sa célébration, pour l’un, ou sa démonisation, pour l’autre (Fraser, 2017a, 2019).
Pour rendre compte de ces situations inédites et paradoxales, les approches théoriques dominantes dans les sciences sociales s’avèrent impuissantes. Colonisées par l’impérialisme de la théorie économique du choix rationnel, elles considèrent la société comme une économie soumise aux calculs individuels de maximisation de l’utilité, tandis que les analyses des luttes sociales et des mouvements sociaux sont menées sous l’égide de la rationalité instrumentale (Streeck, 2016 ; Crossley, 2002). Surspécialisées et cloisonnées, dans des champs disciplinaires distincts et autour d’objets étroitement délimités, elles sont incapables de générer une compréhension globale de la crise et de son effet sur les conditions de vie et de travail. Même dans le camp des approches minoritaires et critiques, qui parviennent à s’affranchir de l’impérialisme économique, on demeure dans l’expectative, puisque certaines persistent dans la surspécialisation et le cloisonnement, tandis que d’autres, plus globales, faillissent à la tâche d’associer dans un même cadre théorique cohérent les analyses de la crise et de ses conséquences sur les conditions de travail et de vie, d’une part, aux analyses des mouvements sociaux et des luttes sociales pour l’émancipation, d’autre part.
Il s’impose dès lors de se tourner vers la Théorie critique dont la double mission réside dans le dévoilement des formes de domination, de subordination, d’injustices et de pathologies sociales et dans la contribution à l’émancipation des acteurs sociaux dominés, en mettant au jour la grammaire des différentes luttes et revendications sociales porteuses de cette émancipation. Sous les bannières respectives de la justice sociale et de la reconnaissance, deux philosophes contemporains, Nancy Fraser et Axel Honneth, retiennent particulièrement l’attention. En dialogue l’un avec l’autre (Fraser et Honneth, 2003), ils cherchent à mieux comprendre les facteurs structurels ou fondamentaux, relevant soit de l’histoire de la société et du capitalisme ou de l’anthropologie, afin de jeter un regard analytique sur les contradictions et les luttes sociales, voire individuelles, tant actuelles qu’historiques. Tous deux, ils se proposent, par la clarté et l’accessibilité de leurs analyses théoriques, de contribuer à l’amélioration des conditions de travail et de vie, voire à la transformation sociale, dont sont porteurs les luttes sociales et les mouvements sociaux progressistes. L’un et l’autre se distinguent par une approche englobante et multidisciplinaire, convoquant les principales sciences sociales et humaines : philosophie certes, mais aussi sociologie, science politique, psychologie sociale, histoire et anthropologie. Bien qu’ayant beaucoup de points en commun, ils se différencient néanmoins sur des points d’une importance majeure. En s’appuyant sur des ancrages théoriques différents et à partir d’objets empiriques propres à chacun, ils produisent des diagnostics divergents sur les problèmes de la société contemporaine et sur la justice sociale et ils arriment sur des bases morales distinctes leur théorie de la justice et du progrès social.
Ce chapitre se compose de quatre parties. Dans la première partie, nous retracerons les grandes lignes de la biographie des deux philosophes, en nous attardant aux conditions sociales de la production de leur théorie et à leurs ancrages théoriques. Il sera question dans la deuxième partie de l’ancrage empirique de chacune des théories, soit ce qui pourrait constituer le point de référence empirique qui relie la théorie à la réalité et à l’histoire, en lui donnant une légitimité concrète, au-delà d’une pure abstraction. En troisième lieu, nous procéderons à la comparaison de la théorie sociale de chacun des auteurs : l’un mettant l’accent sur les axes de domination et l’autre sur les sphères de reconnaissance. L’attention se portera alors sur la conception de la société capitaliste, sur la reconnaissance et sur la grammaire des luttes sociales. Nous poursuivrons en quatrième lieu avec la théorie de la justice. Ce sera l’occasion de mettre en parallèle les conceptions, démocratique et téléologique, de chacune des théories. En conclusion, nous apprécierons les contributions des deux philosophes au regard des deux missions fondamentales de la Théorie critique.
1. Nancy Fraser et Axel Honneth : notes biographiques, logiques émancipatoires et ancrages théoriques
À la fois similaires et différents, Nancy Fraser et Axel Honneth sont deux philosophes se revendiquant de la Théorie critique de l’École de Francfort et se distinguant par des origines et des parcours intellectuels spécifiques. L’une est davantage influencée par les conditions sociales et politiques de son époque, alors que l’autre est davantage préoccupé par les apories et les lacunes d’une tradition scientifique qu’il se propose de renouveler.
Philosophe et spécialiste en sciences politiques, Nancy Fraser est américaine et enseigne la philosophie sociale à la New School for Social Research de New York. Elle est très tôt marquée par les mouvements sociaux des années 1960 et 1970 aux États-Unis (mouvement pour les droits civils, mouvement étudiant, mouvement contre la guerre au Viêt-nam et mouvement féministe). Elle se décrit comme une enfant de la New Left et à ce titre, elle est très critique du marxisme orthodoxe, dominé par l’économisme. Militante engagée et préoccupée par les questions de race et de genre, elle se tourne vers la philosophie sociale pour trouver des manières nouvelles de conjuguer la lutte des classes avec les autres mouvements sociaux progressistes, sans que ces derniers ne soient subordonnés à la première. C’est ainsi qu’elle se tournera vers la justice sociale. On peut la considérer comme une « philosophe rebelle » dans l’univers philosophique américain dominé par les hommes et par la philosophie analytique, dont la quintessence est l’œuvre de John Rawls (Bottomore, 1993 ; Fraser, 2000 ; Lee Downs et Laufer, 2012 ; Zaretsky, 2017).
Philosophe et sociologue allemand, Axel Honneth est professeur de philosophie sociale à l’Université Goethe de Francfort, où il a été, jusqu’à tout récemment, directeur de l’Institut de recherche sociale, considéré comme le lieu de résidence de l’École de Francfort. Il a occupé ce poste de directeur, depuis 2001, alors qu’il a succédé à Jürgen Habermas, dont il a été l’assistant de recherche tout au long des années 1980. Il a fait sa thèse sur Foucault et la Théorie critique de l’École de Francfort, de Max Horkheimer à Jürgen Habermas. Déposée en 1982 à l’Université libre de Berlin, sa thèse a été publiée en français en 2017, aux éditions La Découverte, sous le titre de Critique du pouvoir. Axel Honneth est également, depuis 2011, professeur au Département de philosophie de l’Université Columbia à New York1. Au vu de sa formation et de sa carrière scientifique et universitaire, Alex Honneth fait partie du sérail de la Théorie critique et de l’École de Francfort, au renouvellement desquelles il veut contribuer (Honneth, 2006 ; Honneth et Renault, 2018).
Les deux philosophes appartiennent à la Théorie critique, soit un courant intellectuel, associé à l’hégélianisme de gauche et au marxisme, qui est apparu en Allemagne dans les années 1920. Parmi les principaux chercheurs identifiés à ce courant, on peut mentionner les noms de Max Horkheimer, Theodor W. Adorno, Herbert Marcuse, Jürgen Habermas et Seyla Benhabib. La Théorie critique est plus qu’une approche globale, voire plus qu’une métathéorie, de la société qui conjugue la philosophie et les sciences sociales. On pourrait plutôt la considérer comme un paradigme, au sens de Kuhn qui encadre différentes théories ou approches, se pose les mêmes questions et arbore les mêmes principes scientifiques (Honneth, 1993 ; Voirol, 2012). La Théorie critique se distingue par ses objectifs centrés sur le dévoilement des formes de domination et sur la contribution à l’émancipation des groupes sociaux et des individus dominés. Nous pouvons reconstituer la démarche intellectuelle et scientifique de la Théorie critique en identifiant et en définissant les trois principes que respectent tous les auteurs qui s’en réclament. Il s’agit des principes suivants que nous formulons sur la base de nos lectures des textes de Fraser et de Honneth, que nous citons en bibliographie, et plus spécifiquement des textes qui sont cités à la fin des paragraphes suivants qui présentent ces principes :
Identification des pratiques sociales d’émancipation. En partant du postulat que la réalité sociale existe indépendamment de la théorie, qui essaie de l’appréhender, et qu’elle se compose de multiples pratiques, il s’agit en premier lieu d’identifier celles qui sont porteuses d’une société meilleure, d’une « vie bonne » ou d’une société plus juste. Ces pratiques émancipatoires sont censées atténuer les formes de domination et d’aliénation et ainsi contribuer à l’émancipation. Elles sont variables selon les époques historiques et les auteurs. Pour Horkheimer, dans les années 1920, les pratiques émancipatoires sont associées aux luttes du prolétariat ; pour Habermas, dans les années 1980, elles correspondent à l’agir communicationnel ; pour Honneth, dans les années 1990 et 2000, il s’agit de la lutte pour la reconnaissance ; et enfin, pour Fraser, au cours de la même période, ce sont les luttes des mouvements sociaux pour la justice sociale.
Dévoilement des formes de domination et des obstacles à l’émancipation. Ces obstacles sont de nature différente selon les théoriciens : fétichisme et aliénation chez Horkheimer, pathologies de la communication chez Habermas, mépris et pathologies sociales chez Honneth de même que distribution inique, déni de reconnaissance et déficit de participation chez Fraser. Les auteurs se distinguent alors par une théorie sociale qui s’appuie sur des bases différentes : ordres de domination et de subordination, pour Fraser, et sphères de reconnaissance, pour Honneth.
Insertion des pratiques émancipatoires dans un processus évolutif jugé souhaitable. Les pratiques émancipatoires et leur évolution se mesurent pour certains à l’aune d’un horizon à atteindre, soit le socialisme pour Horkheimer, ou la « vie bonne et réussie » pour Honneth. Pour d’autres, elles s’apprécient conformément à un principe spécifique : la démocratie des délibérations dans la sphère publique pour Habermas et la parité de participation pour Fraser. En se rangeant du côté des groupes sociaux dominés, en ce qui concerne Horkheimer et Fraser, ou en faisant appel à un principe transcendantal comme le développement de la raison argumentative, chez Habermas, ou en se référant à la condition humaine universelle et au développement des civilisations, chez Honneth, la Théorie critique assume ainsi son parti pris normatif, qu’elle partage en fait avec les pratiques émancipatoires (Fraser, 2012, 2003a, 2000 ; Honneth, 2008, 2003a ; Voirol, 2012, 2008).
En l’absence de ces principes constitutifs, qui établissent un lien absolument essentiel avec la réalité concrète, la Théorie critique ne serait rien d’autre qu’une « construction intellectuelle abstraite dépourvue de référent intramondain » (Voirol, 2008, p. 21). De plus, en combinant ces trois principes, il est possible d’identifier différentes logiques émancipatoires, associées chacune spécifiquement à Marx, Horkheimer, Habermas, Honneth et Fraser. Précisons que chacun de ces principes sera davantage développé dans les sections suivantes (2, 3 et 4) qui porteront spécifiquement sur les ancrages empiriques, la théorie sociale et la théorie morale.
Outre le socle commun de la Théorie critique sur lequel ils prennent appui, Fraser et Honneth recourent aux mêmes concepts centraux de la tradition libérale classique des XVIIIe et XIXe siècles, soit l’égale autonomie et l’égale valeur de tous les êtres humains (Fraser, 2003a, p. 224). Leur conception de l’individu se situe à égale distance du modèle utilitariste de l’économie néoclassique qui « considère la société comme une collection d’individus motivés par le calcul rationnel de leurs intérêts et la volonté de se faire une place au soleil » (Honneth, 2006) et du modèle communautaire qui dissout l’individu dans la communauté. Nancy Fraser distingue, quant à elle, le modèle identitaire du modèle statutaire dans l’analyse de la reconnaissance : le premier modèle dissimule les relations de domination, notamment celles associées au genre, pour mieux renforcer l’identité de la communauté, tandis que l’autre modèle examine les relations statutaires sur le plan individuel pour, notamment et éventuellement, dévoiler la domination masculine ou toute autre forme de domination et favoriser l’émancipation des femmes ou des autres groupes dominés (Lapointe, 2020, p. 34-35). Enfin, Fraser et Honneth supposent l’existence préalable de la société et considèrent le développement de l’individu comme une construction sociohistorique dans le cadre d’une dynamique d’atténuation des formes de domination et de subordination, chez la première, et d’une dynamique d’individualisation et d’inclusion sociale, chez le second (Honneth, 2003b, p. 184-186). Cette perception différente des dynamiques sociohistoriques renvoie à des ancrages théoriques distincts, sur lesquels nous allons nous attarder dans les prochains paragraphes.
Fraser et Honneth se revendiquent tous deux du marxisme ; cependant, ils le font dans des termes différents et autour d’objectifs spécifiques, en vue d’un renouvellement, pour l’une, et d’une justification d’abandon, pour l’autre. Certes, tous deux reconnaissent la désuétude de la thèse fondamentale du marxisme, soit l’identification des pratiques émancipatoires aux luttes du prolétariat pour le socialisme, grâce au développement d’une conscience de classe ; l’ironie de l’histoire étant l’intégration du prolétariat dans le capitalisme. Ils attribuent toutefois ce caractère suranné du marxisme à des raisons différentes : pour Fraser, il s’agit d’une vision partielle, tant sur le plan structurel que sur le plan historique ; pour Honneth, il est question de faiblesses théoriques insurmontables. Fraser se propose d’enrichir le marxisme en considérant le capitalisme autrement qu’une simple infrastructure économique soumise à des lois invariantes, déterminant la superstructure politique. Le capitalisme est, dans la perspective de Fraser, plutôt envisagé comme un ordre social institutionnalisé, associant l’économie aux conditions non économiques (exploitation des populations de la périphérie, reproduction sociale, environnement et rôle de l’État) qui la rendent possible et dont l’histoire, en référence à Gramsci, se caractérise par la succession de différents régimes, se distinguant chacun par une hégémonie et un bloc hégémonique spécifiques (Fraser, 2019 ; Fraser et Jaeggi, 2018).
Quant à Honneth, il ne retient du marxisme, dans un premier temps, que le Marx des œuvres de jeunesse et sa vision anthropologique du travailleur luttant pour la reconnaissance et contre l’aliénation dans le capitalisme qui « empêche structurellement, totalement ou en partie, les sujets travailleurs de s’identifier à leur propre production et donc de se réaliser dans leur travail ». Il en conclut alors que « seul un tel paradigme de la reconnaissance » peut succéder « au paradigme marxien du travail » reposant sur l’exploitation (Honneth, 2013a[1989], p. 31-32 et 37). Par la suite, avec l’évolution paradoxale du capitalisme qui, dans les années récentes, aurait réussi à récupérer, pour des fins performatives, les revendications d’autonomie des travailleurs, il rejettera toute référence au marxisme pour se concentrer, en s’appuyant sur Durkheim, sur la division sociale du travail comme facteur d’intégration sociale des travailleurs, dans la mesure où leur contribution au bien-être de la société est justement reconnue (Honneth, 2013a). Dans une évaluation récente de la contribution du marxisme aux théories sociales contemporaines, Honneth soutient qu’il faut rejeter la théorie économique de la plus-value, qui fonde l’exploitation du travail, ainsi que les thèses sur l’idéologie dominante qui en découlent...