Chapitre 1
Les Sept Sages
La sagesse occidentale, c’est-à-dire l’idéal d’une vie réussie à travers l’amour et la lucidité, s’élabore en Grèce dès le sixième siècle av. J.-C. Ceux que l’on considère comme les tout premiers philosophes sont appelés traditionnellement, malgré des incertitudes quant à leur nom, leur vie et leur histoire personnelle, les « Sept Sages ». Sept comme les sept merveilles du monde, les sept jours de la semaine, les sept couleurs de l’arc-en-ciel — le nombre est donc symbolique et la liste des sages variable. On retient d’eux, mathématiciens, souvent astronomes, surtout législateurs et penseurs de l’éthique et de la politique, des conseils de prudence ou de morale proches de la sagesse du sens commun qui donnent une certaine idée déjà d’une philosophie du bonheur, d’une attitude de respect réciproque et d’une félicité. L’amour et la vérité, l’amour de la vérité, qu’est étymologiquement la philosophie même, y sont fortement énoncés : « Ne mens pas, dis la vérité », « Respecte tes amis » (Solon), « Rends ce qu’on t’a confié » (Pittacos), « N’embellis pas ton extérieur ; c’est par ton genre de vie qu’il faut t’embellir », « Cache ton bonheur pour éviter de provoquer la jalousie » (Thalès), « Réfléchis à ce que tu fais », « Adolescent, applique-toi à l’action, vieillard, à la sagesse » (Bias). « Évite que ta parole ne devance ta pensée » (Chilon). On raconte qu’un jour les Sept Sages se sont rendus à Delphes, au temple d’Apollon où se tenait le célèbre oracle. Le plus âgé des prêtres demande à chacun de graver une maxime sur les murs du temple : Chilon de Sparte, celui qui mourra de joie quand son fils sera couronné aux jeux olympiques, écrit sur le fronton le fameux « Connais-toi toi-même » dont on sait l’importance qu’il aura pour Socrate lors de sa propre visite à Delphes, un siècle plus tard. Un autre, un certain Cléobule, souverain de Lindos dans l’île de Rhodes, grave « Excellente est la mesure » et un autre invité, Périandre, tyran de Corinthe celui-là, écrit malgré sa vie et son parcours politique mouvementés : « La tranquillité est la plus belle chose du monde. » N’est-ce pas, déjà, un peu de ce qu’on appelle la sagesse éternelle ? Ce qu’on recherche et ce dont on rêve encore. Dans un coin obscur de ce temple important de la Grèce antique, le grand Solon, l’inspirateur de la démocratie athénienne, grave pour sa part et pour la postérité une maxime qui traverse tout autant l’histoire de la politique que celle de l’éthique : « Quand tu auras appris à obéir, tu sauras commander. »
Ces hommes sont les premiers à se demander quelle est la finalité humaine ou, plus simplement, à s’interroger sur les questions du sens de la vie et à en évaluer l’importance : est-ce qu’il vaut la peine de vivre ? quel est le souverain bien pour l’homme ? de tous les objectifs d’une vie humaine, lequel s’impose comme l’ultime ? quelle est la raison d’être d’un être ? pourquoi l’homme ? Ces sages sont les premiers à saisir l’immensité des questions métaphysiques et leur ancrage dans la vie sociale quotidienne. C’est pourquoi ils s’intéressent tout autant aux énigmes de la nature qu’aux règles devant régir les comportements de l’homme vivant en société.
La philosophie développera pendant les siècles à venir ce programme, embryonnaire dans ses énoncés, percutant dans ses interrogations, mais extrêmement audacieux dans ses objectifs : répondre aux questions du bonheur.
Réflexion
Souvent dans nos familles, un grand-père ou une aïeule ressemblent à l’un de ces Sept Sages de l’Antiquité. Lui poserait-on une importante question sur la vie ? Cette personne, âgée, bien entendu, répondrait « sa » vérité, c’est-à-dire celle qui s’est élaborée à travers son individualité particulière façonnée par ses expériences et ses réflexions au fil des jours et des années. Mais « sa » vérité ne peut pas être que personnelle, car il n’y aurait plus de vérité ; « sa » vérité n’est qu’une transcription subjective d’une pensée qui la dépasse. N’est-ce pas l’avantage de l’âge ? Être habité par une quiétude, toujours acquise de façon singulière, bien sûr, mais rejoignant les principes de la sagesse universelle. Vieillir, n’est-ce pas se rapprocher de l’essentiel humain ?
Suggestions de lecture
• Diogène Laërce, Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres (plusieurs éditions). C’est le premier livre d’histoire de la philosophie. L’auteur classe les philosophes par école, en commençant par le fondateur. Le plan de chaque vie est globalement identique. Diogène commence par retracer la vie du philosophe, avec une abondance d’anecdotes diverses qui situent notamment les relations que celui-ci aurait eues avec les autres philosophes. La doctrine est évoquée à grands traits, parfois avec quelques incohérences. Suivent une liste des œuvres, les circonstances de la mort et une épigramme composée par l’historien. Ce livre est une référence obligée pour la philosophie de l’Antiquité.
• André Comte-Sponville, La philosophie, Paris, puf, 2005. Il existe plusieurs livres d’introduction à la philosophie dont le plus célèbre est celui du Norvégien Jostein Gaarder, Le monde de Sophie (Paris, Seuil, 1995), qui a été, il y a quelques années, un best-seller mondial. Celui que je propose ici est du calibre de la collection « Que sais-je ? ». Simple, clair et global.
Pythagore (sixième siècle av. J.-C.)
Chapitre 2
Pythagore
Pythagore, grand voyageur, demeure pour la tradition un personnage quasi mythique. Mathématicien et musicien, il fonde avec sa femme, elle aussi mathématicienne, une école qui a toutes les apparences d’une secte : on y pratique l’étude des nombres et de la musique tout en vivant ensemble selon un régime de communauté des biens. À Crotone, dans le sud de l’Italie où il s’installe, on considère avec vénération cet homme exceptionnel qui tient d’un heureux hasard de nombreux avantages physiques : il est, en effet, « d’allure noble et élancée et, de sa voix, et de son caractère et de tout le reste de sa personne émanent une grâce et une beauté infinies ». On dit la même chose de sa femme. Le charme indicible qui irradie de ce couple n’est pas étranger à l’édification de la légende qui leur survivra plusieurs siècles — plus encore, sans doute, que nos plus grandes vedettes. Parlerons-nous encore de Tom Cruise, de Céline Dion ou d’Al Gore dans deux mille ans ?
C’est à Pythagore que revient l’honneur d’avoir inventé le mot « philosophie » puisqu’il se dit « amant de la sagesse », philosophe. Sa doctrine exprime un goût pour le mysticisme qu’il importa d’Égypte et de Perse où il connut Zoroastre (ou Zarathoustra, prophète perse monothéiste) et repose sur la croyance en une métempsycose, c’est-à-dire une migration des âmes après la mort. Après la vie d’un individu, l’âme migrerait et se réincarnerait dans un autre corps vivant humain ou animal selon ses mérites : Pythagore raconte qu’il reconnut, un jour, dans les yeux d’une truie le regard d’un ami qui, dans sa vie humaine antérieure, avait commis quelques obscénités. Il est, en effet, étonnant de constater combien le regard des porcins ressemble à celui de l’homo sapiens.
Pour le pythagorisme, tout est nombre et chacun possède sa signification ; par exemple, le nombre 3 (le triangle) représente l’équilibre et la créativité, le nombre 4 (ou le carré) représente l’ordre, la stabilité donc, la justice ; le 5 (les cinq sens), l’appel hors de soi ou la connaissance, etc. D’où la constitution d’une numérologie qui devait guider les décisions des initiés de l’école. Le maître et les élèves réfléchissent sur l’impair (l’indivisible) et le pair (divisible indéfiniment). Ils découvrent la notion de l’illimité en arithmétique. Les pythago...