Chapitre 1
Kakas !
J’ai eu quatre mamans, mais la plus tannante, la plus bavarde, la plus menteuse, celle qui m’a causé le plus de tracas, et qui continue de le faire, a été la mère de mes trois premiers enfants, Vanessa, Kevin et Jasmine.
Je suis la seule de ses mères d’enfants que les vétérans de Montréal-Nord et de Pie-IX appellent Madame Beauvois. Eh oui ! Ça enrage Myriam. Mais ce n’est que justice. J’ai grandi avec eux. Pipo, le frère de Maxime, a épousé une de mes cousines, et je parle créole comme les Haïtiens et même mieux que Martin, le propriétaire d’Argent Comptant sur le boulevard Pie-IX. Les vétérans de Montréal-Nord ont longtemps été aux petits soins avec moi. Après la naissance de Vanessa, les gars de Master B me vénéraient. Je connais tous les gars du Nord, on est comme un gros troupeau. Pendant que j’étais enceinte et après mon accouchement, ils m’achetaient les couches, faisaient l’épicerie, je ne manquais de rien, j’étais leur reine. Qui a pris cent dollars de ses allocations pour les envoyer à sa mère Sylphida pour les funérailles de Paulinda ? Elle nous appelait tout le temps et ne se rendait pas compte qu’on ne pouvait pas payer ses appels. Et qui était la tante préférée des trois enfants d’Eltha et de Botex ? Eh oui, c’était moi, toujours moi. Et pour de bonnes raisons : je refusais que papi Botex, le père de Beauvois, les dresse à coups de claques et de bâtons de hockey. À chacune de ses colères, Daphné, Andy et Shadgi se précipitaient dans mes bras, et je criais « non, non, papi ! ». À force de lui répéter qu’il ne vivait plus à Fabias, il a fini par s’assagir. Botex m’avait à la bonne. Quand Beauvois a été emprisonné la première fois, je suis allée le voir pour lui demander qu’il paie sa caution. Sa famille me disait que j’étais folle. Je leur ai dit que je m’en foutais. Je suis allée voir Botex dans le salon. Je me suis plantée devant lui. On était tous les deux debout. J’ai approché mon visage tout contre le sien : « Papi, j’ai besoin de mon mari, Vanessa a besoin de son père. Paie pas la caution pour lui mais pour nous, et fais-le demain matin, ça urge. » Lorsque j’ai accouché de Kevin, ma mère et Botex m’ont entourée. Ils ne voulaient pas que Beauvois soit dans la chambre. Il se rongeait les ongles dans le corridor. Quand je criais, il avait la tête penchée par en avant et pleurait. Lorsque je m’apaisais, il la relevait. J’avais connu Beauvois à quinze ans, juste avant qu’il ne parte pour le New Jersey. Quand j’ai accouché de Vanessa, j’avais à peine dix-neuf ans. Beauvois était en prison, ma mère m’a convaincue de lui donner mon nom et pas le sien. Beauvois était chef de gang et les policiers avaient si bien parlé à mes parents qu’ils pensaient qu’il était le diable en personne. Dix mois après, j’ai accouché de Kevin. Je leur ai donné à tous les deux mon nom. Le petit s’appelle Kevin Desprez, pas Kevin Jean ou Kevin Jean-Desprez. J’en suis bien fière. Beauvois m’a appelée l’autre soir pour me raconter les sottises de Kevin et de son ami Dave. J’étais contente qu’il me téléphone. Si Myriam est là il ne veut pas me parler et si j’appelle quand elle est avec lui il ne me répondra pas. Mais Myriam habitait sur le boulevard Lacordaire à ce moment-là alors je me suis pointée à l’appartement de Beauvois rue Maurice-Duplessis. Il était en train de donner son bain à Ludovic. Il me dit : « Ah Chantale ! Ça ne va pas bien, pas bien du tout. » Je vois bien qu’il pleure même s’il a le dos tourné. Il m’a dit que si on allait à la cour tous les deux, ce serait peut-être plus facile d’obtenir du juge qu’il soit libéré sous caution. On s’y est rendus, à la cour, en métro. On a rencontré Éric Montpetit, l’avocat de Kevin. Beauvois voulait que ce soit Serge Lamontagne mais il défendait déjà Dave, son complice. Montpetit a salué Beauvois en l’appelant Monsieur Desprez. On s’est assis et il a noté nos coordonnées et nos adresses. Quand il a écrit sur sa feuille, nom de famille Jean, prénom Beauvoir, il s’est arrêté, a levé les yeux, le visage tout rouge : « Mais, mais, Monsieur, vous êtes une légende ! » Pendant l’audience de cautionnement le procureur de la couronne, un grand maigre, l’air prétentieux, qui s’appelait Me Dosteller, et qui voulait sans doute que sa femme l’appelle Maître dans leur chambre à coucher, s’est permis de dire au juge : « Étiez-vous au courant que Monsieur Beauvoir Jean a une cause en suspens ? » Je n’ai pas pu me retenir. J’ai bondi de ma chaise : « Ben voyons Monsieur le Procureur, de quoi parlez-vous ? Beauvois est travailleur de rue au Café Jeunesse ! Renseignez-vous comme du monde, je ne crois pas du tout que Beauvois a une cause pendante. Comment voulez-vous avoir un emploi de travailleur de rue si vous avez des causes avec la justice ? Vous êtes avocat de la couronne, vous êtes supposé le savoir ! » Il se référait à la cause de Crazy où Beauvois avait été cité à comparaître comme victime. Je lui ai dit : « Cette cause n’a pas rapport. C’est quoi votre problème ? Vous ne savez plus quoi inventer ! » Je ne l’ai pas envoyé chier, j’ai très bien parlé et suis pas mal fière de moi. Mais j’étais découragée. C’est une chose de visiter Beauvois en prison, et une autre de vous y rendre pour votre enfant, toutes vos entrailles sont retournées et vous ne pouvez pas vous empêcher de brailler quand vous le voyez de l’autre côté de la vitre. On s’était tant démenés, moi et Beauvois, pour que Kevin reprenne ses études et obtienne un diplôme d’études professionnelles. Les choses se replaçaient. Kevin avait accepté de se faire couper les dreads et on l’avait accompagné au salon Tam Tam. Les gars du coin riaient de voir ses deux parents en pâmoison devant leur ticul. Ah qu’il est beau, mon Kevin ! La journée où Kevin comparaissait pour son cautionnement, Crazy comparaissait pour son agression contre Beauvois. Le timing n’était pas bon. Les gardiens de la cour ont isolé Crazy dans une cellule pour qu’il ne soit pas avec Kevin. J’avais peur que Kevin ne soit attaqué à son tour par les autres frères de Crazy ou les membres de sa clique. Je recevais des textos affolés des détenus de la prison de Rivière-des-Prairies : il faut que Kevin change de cellule ! Ou d’étage ! Les détenus sont les premiers à connaître les ragots de la rue. Kevin était habitué aux menaces. Lorsqu’il avait fini de faire son temps à Cartier, des Bleus l’avaient attaqué comme des sauvages. Kevin a du courage mais il ne sait pas se battre comme son père. On l’a trouvé ensanglanté sur le trottoir à côté d’un abribus. Il a dû passer un mois à l’hôpital pour se refaire. Quand Beauvois a appris la nouvelle, il s’est habillé en rouge de la tête au pied, est allé chercher un fusil tronçonné et s’est présenté chez Manno en défonçant la porte de son logement : trouve-moi ceux qui ont fait ça !
Ma blonde attitrée avant mon départ pour New Jersey City n’était pas Chantale mais Nancy.
Lorsque la mère de Chantale l’a convaincue que Vanessa ne devait pas habiter chez Eltha mais être placée dans une famille d’accueil, ses relations avec Botex se sont drôlement refroidies.
J’ai raté la naissance de Kevin. Je n’en suis pas fier. Mais la vérité toute plate est que je n’étais pas accoudé sur une chaise à la sortie de sa chambre. C’était Malcolm qu’on y trouvait. Botex n’était pas là . Il n’avait assisté à l’accouchement d’aucune de ses femmes avec enfants. Cela ne se faisait pas. Chantale m’a placé dans son hôpital parce qu’elle aurait aimé que j’y sois. Je m’étais présenté avec Malcolm à l’hôpital. On manquait d’argent et on avait pris l’autobus plutôt qu’un taxi. Un seul proche était autorisé à s’asseoir près du lit de la salle d’accouchement. On demanda à Chantale de choisir entre sa mère et moi. Elle a choisi sa mère et j’ai dit fuck off.
Kevin a subi une commotion cérébrale et a passé trois jours à l’hôpital, pas un mois. Quant à Manno, il était en prison à ce moment-là . J’aurais difficilement pu lui demander quoi que ce soit et encore moins défoncer sa porte.
J’ai souffert pour lui à dix-huit ans, avant même la naissance de Vanessa. Pourquoi le taire ? J’en ai mangé toute une à cause de Beauvois et il le sait. Plamondon, Kenny et Bozo m’avaient kidnappée pour que je danse pour eux. À ce moment-là je ne les connaissais pas. Ils m’ont enfermée dans un appartement. Quand Beauvois et ses amis m’ont retrouvée j’étais mauve du visage, deux beaux black eyes, et bleue sur tout le corps. Kenny m’avait frappée à coups de poing, il me prenait la tête et la tapait sur la table, mais j’avais et j’ai toujours un ostie de caractère, j’ai jamais versé une larme et je lui criais : « Tue-moi, tabarnak ! Jette-moi dans un container, mais t’auras rien de moi. T’entends ? Jamais, jamais rien ! » Ils ne savaient même pas que je parlais créole aussi bien qu’eux. J’entendais Plamondon dire à Kenny : « Arrête ! Laisse-la tranquille ! Beauvois va te tuer ! » Et puis, ils décidèrent de me déménager parce qu’ils savaient que tous les gars de B étaient à ma recherche. Beauvois m’a raconté par la suite qu’il soupçonnait Kenny parce que, lorsqu’il les avait rencontrés, lui et Malcolm, dans un bar, il leur avait demandé s’ils avaient des nouvelles de moi. Mais après coup, Malcolm a fait la remarque que Kenny ne me connaissait pas et qu’il était curieux qu’il s’informe à mon sujet. On était tous les quatre dans la voiture, Bozo conduisait, et j’étais coincée en arrière entre Kenny et Plamondon. Au feu rouge, Plamondon ouvre la portière : « Décâlisse Chantale ! » et il saute, par-dessus moi, sur Kenny pour l’immobiliser. Je me glisse sous lui et je sors de la voiture en courant comme une vraie folle. J’entendais Kenny rager dans la voiture et, comme le feu était devenu vert, ça klaxonnait pour que Bozo avance son bazou. J’avais atterri devant le cégep Rosemont. Comme Nadine, une de mes amies, habitait tout près, j’ai titubé jusqu’à son appartement, les poumons me brûlaient. Quand Beauvois est venu me chercher, il m’a prise dans ses bras, tout son corps tremblait et c’est à ce moment-là que je me suis laissée aller à sangloter à n’en plus finir, cela me faisait du bien, j’avais mal partout, mais j’étais tellement soulagée. Fière aussi d’avoir tenu le coup. Le lendemain matin Kenny m’a retrouvée chez Beauvois au 2020, boulevard Henri-Bourassa. Beauvois était sorti faire des courses et Malcolm préparait des œufs pour le petit-déjeuner. Tout à coup Kenny, Bozo et Plamondon défoncent la porte. Plamondon pointe Malcolm avec un fusil et Bozo lui tient un couteau sous la gorge. Kenny est venu à moi, m’a agrippée par les cheveux et m’a défoncé la tête à coups de poing. Les larmes coulaient des yeux de Malcolm, et je lui criais : « Bouge pas Malcolm ! Bouge surtout pas ! » Kenny voulait que Beauvois sache qu’il n’avait peur de personne. Tous les Rouges se sont mis à traquer Kenny, et pas rien que les Rouges. Maxime et Pipo, des Bélanger, étaient enragés contre lu...