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Que pouvons-nous savoir?
Doutes sur notre connaissance de la réalité extérieure
(Un plaidoyer pour la position sceptique)
Toute la philosophie conduit à remarquer
l’aveuglement et la faiblesse de l’homme.
DAVID HUME
Je voudrais vous expliquer pourquoi je doute fortement que nous puissions acquérir une véritable connaissance fidèle de réalités extérieures à notre esprit.
Mais avant, je tiens à ce que nous nous entendions bien sur deux idées préalables. Premièrement, je n’ai pas l’intention de m’interroger ici sur le problème métaphysique de l’existence même d’un monde qui nous entoure. Au contraire, je vais plutôt vous proposer de tenir pour acquise la possibilité de cette existence, après quoi je n’en discuterai pas davantage. Car la question que je souhaite aborder est de nature strictement épistémologique: à supposer qu’il existe, que pourrions-nous savoir de ce monde extérieur?
En second lieu, il doit être clair que je ne prétends pas être certain que nous ne connaissions pas la réalité extérieure, mais seulement avoir des raisons suffisantes pour en douter, ce qui n’est pas la même chose. Il se pourrait, en effet, que nous ayons tantôt une connaissance plus ou moins valable ou approchée de diverses choses ou aspects des choses, et tantôt aucune connaissance de certaines autres choses. Ce que je crois, c’est que nous ne sommes absolument pas en mesure de distinguer ces deux éventualités et que, par conséquent, nous en sommes réduits à une incertitude générale sur ce sujet.
Mon scepticisme ne cherche donc aucunement à se présenter comme une vérité assurée; tout au contraire, c’est essentiellement une entreprise de dissolution des dogmatismes qui, trop fréquemment, se font passer pour des certitudes établies — dissolution dont il serait tristement contradictoire qu’elle cherche à devenir elle-même à son tour un dogmatisme nouveau s’opposant aux anciens. Sur ces bases, je voudrais examiner quelques-uns de ces motifs d’incertitude auxquels je viens de faire allusion. Une première raison qui se présente et qui peut renforcer nos doutes sur la connaissance humaine, c’est la nature même de la subjectivité et de la pensée. En effet, de par sa constitution, notre conscience n’a d’accès intuitif direct qu’à ses propres sensations et autres états internes, ce que confirme l’impossibilité où nous sommes d’en douter réellement (alors que nous pouvons légitimement douter de tout le reste): si je ressens une douleur, je ne peux douter de ressentir une douleur; si je perçois une couleur rouge, je ne peux douter de percevoir une couleur rouge. Mais tout le reste est entaché d’un coefficient d’incertitude.
En ce sens, nous sommes par conséquent irrémédiablement enfermés dans le théâtre de notre esprit. Nos sensations, nos perceptions, nos observations, nos expériences, nos représentations, nos idées et nos impressions, qui en dernière analyse sont toutes de simples états mentaux subjectifs, constituent notre seul capital cognitif indubitable, auquel nous rapportons tout. La preuve: si nous n’étions qu’un cerveau dans un bocal exposé uniquement à des séries de stimulations cohérentes et ordonnées, provoquées par un giga-ordinateur programmé par des extraterrestres, comment pourrions-nous le découvrir?
Dans une telle hypothèse, les apparences subjectives qui, au bout du compte, semblent bien être le seul matériau dont nous disposions, seraient intégralement «sauvegardées» et, donc, nous n’y verrions nécessairement que du feu: bien qu’alors les « choses » extérieures en elles-mêmes soient absentes, nous n’en saurions rien. N’est-ce pas d’ailleurs plus ou moins ce qui se produit dans les erreurs des sens, les mirages, les rêves, les délires, l’ivresse, la folie ou les hallucinations? En fait, le point le plus troublant de ce genre de considérations sur la perception sensible, c’est que dans de tels cas nous sommes apparemment tout aussi convaincus de la réalité de nos croyances que nous pouvons l’être dans l’état réputé normal de notre vie éveillée de chaque jour. À quoi nous raccrocher qui puisse nous garantir de ne pas nous tromper, si l’illusion s’impose à notre esprit avec une force égale à la vérité et si le faux peut revêtir la même apparence que le vrai?
Par exemple, l’univers complexe et coloré de nos rêves ne se présente-t-il pas parfois à nous avec une troublante évidence? Si nous admettons que les rêves ne sont qu’une expérience purement subjective, en quoi notre conclusion pourrait-elle être différente pour n’importe quelle autre image? Pourquoi la couleur, le son, le goût ou l’odeur auraient-ils une existence plus objective et moins intérieure, alors que le cas des daltoniens est là pour nous rappeler que la qualité de nos impressions dépend souvent davantage de notre constitution que d’hypothétiques caractéristiques inhérentes aux objets eux-mêmes? Plus on y réfléchit, les qualités sensibles ne semblent-elles pas se ramener à de simples affections intérieures d’un esprit? Davantage même, qui nous prouve que l’espace et le temps ne sont pas simplement l’effet de structures mentales que nous imposerions à toutes nos représentations mais qui ne correspondraient à rien de réel?
La perception sensible passe généralement pour notre source la plus sûre de connaissances à propos des choses qui nous entourent. Mais le toucher nous dit que le bâton plongé dans l’eau est droit alors que nos yeux nous le montrent brisé, et nous voyons, de loin, une flaque d’eau dans le désert que, de près, nous ne retrouvons plus. De tels exemples sont légion, et malheureusement, dans bien des cas, rien ne nous autorise à choisir avec une assurance bien fondée l’une de ces perceptions aux dépens de l’autre, avec pour résultat apparent que les «corrections » d’une perception par une autre ne sauraient valoir, à la fin du compte, que ce que vaut toute perception, c’est-à-dire rien d’évident ni d’absolu. Dans de telles conditions, ne serait-il pas plus prudent de reconnaître à quel point le témoignage de nos sens est incertain et variable?
En outre, remarque-t-on suffisamment que certains animaux, privés de la vue ou de l’ouïe par exemple, ne semblent pas en ressentir le défaut? Mais alors, ne se pourrait-il pas qu’à notre insu il nous manque également quelque moyen de perception nous privant d’informations qui resteraient, par conséquent, tout à fait insoupçonnables pour nous? La connaissance sensible apparaît ainsi comme structurellement conditionnée et limitée, relative à la nature de nos esprits comme aux conditions dans lesquelles se trouvent à la fois l’objet et le sujet. Toutes nos expériences sont irrémédiablement subjectives et il est invraisemblable que jamais deux êtres vivants aient exactement les mêmes. Si nous ne pouvons être certains de la validité de nos perceptions, comment espérer être en possession d’une connaissance vraie du monde extérieur? Ne serait-il pas préférable, en conséquence, de prendre acte de l’incapacité de nos sens à nous faire connaître les choses telles qu’elles sont en elles-mêmes et d’admettre que nos savoirs empiriques ne puissent avoir qu’un caractère relatif?
Encore une fois, qu’on me comprenne bien: je ne prétends pas que nous possédions des raisons suffisantes pour affirmer avec certitude que les apparences subjectives n’aient aucun rapport avec des objets réellement existants. Au fond, je n’en sais rien. Tout ce que je soutiens, c’est que nous avons de bonnes raisons pour nourrir des doutes, et même, ce qui en un sens est encore plus grave, d’excellentes raisons pour estimer qu’il soit, par définition, impossible d’espérer pouvoir un jour lever ces doutes, puisque aucune situation ne paraît réalisable où nous serions à même de transgresser le cercle enchanté de nos esprits pour en confronter le contenu avec une réalité externe et indépendante.
« Sortir de ma conscience » serait une contradiction dans les termes et il me semble donc inconcevable que nous soyons jamais en mesure de comparer nos représentations avec les choses en soi. Car quoi que nous fassions, aucun effort ne saurait nous permettre de franchir les limites de notre intériorité pour découvrir miraculeusement ce que les objets sont réellement en dehors de notre esprit. Certes, on pourrait malgré tout espérer que nos sensations et nos perceptions ont un certain degré de vraisemblance, puisqu’il semble bien qu’elles soient en tout cas suffisantes à notre vie courante. Mais rien ne nous justifierait d’aller au-delà d’une telle appréciation, essentiellement pragmatique et probabiliste, pour nous imaginer assurés d’être dans la vérité.
Un second motif déterminant pour douter que la pensée humaine soit capable d’une véritable connaissance des choses, c’est la relativité des opinions. D’une personne à l’autre, d’une culture à l’autre, d’une époque à l’autre, les questions les plus simples portant sur la réalité ont reçu, toujours avec la même conviction, des réponses divergentes, incompatibles, contradictoires. Bien entendu, les partisans de chacune de ces croyances ont également produit toute une gamme d’explications destinées à rendre compte des erreurs des autres! Mais comme, à ce niveau second ou supérieur, on se trouve confronté de part et d’autre aux mêmes divergences et au même degré de conviction (et de mésentente) qu’au premier niveau, nous ne sommes pas plus avancés. Qui a raison, si les humains ne sont d’accord sur à peu près rien d’important? Et en vertu de quoi l’un de nous pourrait-il imaginer qu’il se trouverait lui-même dans une position privilégiée l’autorisant à trancher, alors qu’en émettant son opinion il ne ferait sans doute qu’ajouter un élément supplémentaire de discorde?
Allons plus loin. Si quelqu’un savait une chose hors de tout doute possible, il aurait raison de se déclarer absolument certain de posséder la vérité à ce propos, puisque connaître au sens fort implique clairement une certitude légitime et bien fondée. Mais cette conclusion nous apparaît, si nous y réfléchissons un instant à la lumière de l’histoire des opinions humaines, comme tout à fait déraisonnable: se croire parfaitement certain de quoi que ce soit serait dangereusement dogmatique et assurément bien imprudent. C’est pourquoi il serait préférable de conclure que nul ne connaît ni ne sait jamais rien au sens fort de ces termes, c’est-à-dire hors de tout doute raisonnable.
La logique, dira-t-on peut-être, ne nous offre-t-elle pas tout au moins une garantie solide de rationalité? Rien n’est moins sûr. En effet, toute déduction repose, inévitablement, sur des prémisses, prémisses dont la validité elle-même doit à son tour être établie de manière indépendante. Prenons le simple syllogisme classique: Tout homme est mortel, or Socrate est un homme, donc Socrate est mortel. Comment pourrions-nous poser au départ que tout homme soit mortel si nous ne savions pas d’avance que Socrate lui-même, qui est un homme, est mortel? Ce type de syllogisme se présente donc inévitablement comme une sorte de cercle vicieux, dont la valeur démonstrative s’avère, au mieux, douteuse. Pourtant, il paraît humainement peu discutable que, si une proposition quelconque n’est pas démontrée, il n’y a aucune raison vraiment déterminante pour l’accepter; la démontrer ne pourrait se faire qu’au moyen d’un principe plus élevé.
Si nous prétendons tirer ce principe d’une induction allant du particulier au général, comme c’est le cas pour « tous les hommes sont mortels », à partir de combien d’observations individuelles exactement nous estimerons-nous fondés à dire « tous »? Il faudrait manifestement pouvoir examiner un nombre de cas indéterminé et parfois infini, ce qui est impossible. Si par contre nous voulions le démontrer à partir d’un autre principe supérieur, nous voilà renvoyés à une régression indéfinie: l’argument invoqué en faveur du premier principe devra être justifié par un autre argument, qui devrait lui-même faire l’objet d’une preuve, et ainsi de suite sans fin. Et si, pour éviter cette difficulté, nous renoncions à le démontrer, nous commettrions une pétition de principe, faute logique impardonnable qui invaliderait notre entreprise déductive, la laissant suspendue dans le vide ou l’arbitraire. Bref, tout suggère que la soi-disant solidité rationnelle de la logique ne repose en fait que sur de bien fragiles apparences.
À ce point, quelqu’un va probablement m’objecter que les sciences modernes ont amplement fait la preuve de leur validité cognitive, en particulier grâce au succès indiscutable de leurs applications pratiques. Comment mettre en cause la vérité des grandes théories de la physique, de la chimie ou de la biologie? Si nos conceptions scientifiques n’étaient pas vraies, par quel miracle leurs calculs nous permettraient-ils, par exemple, d’aller sans encombre sur la Lune? Au premier abord, l’argument semble décisif. Les choses pourtant ne sont pas si simples. À l’analyse, les épistémologues et les historiens de la pensée scientifique ont conclu en général que l’acceptation des théories reposait sur des critères comme la conformité aux observations, la simplicité relative, la cohérence, la concordance approximative avec l’expérience ou la capacité prédictive. Mais à bien y penser, aucun de ces facteurs ne nous entraîne au-delà de l’univers perceptif, dont nous avons vu à l’instant le caractère douteux. Sans doute le passé devrait-il ici nous servir de mise en garde: toutes les conceptions scientifiques ayant précédé les nôtres ont été, tôt ou tard, remises en question ou renversées, ce qui suggère qu’il est loin d’être impossible qu’un jour les doctrines actuellement acceptées le soient à leur tour.
La plupart des théories scientifiques, si l’on y regarde de plus près, ne sont que des dispositifs de calcul, des artifices symboliques commodes, des méthodes acceptables de représentation des phénomènes. Cela signifie-t-il que les concepts scientifiques soient le reflet objectivement fidèle de la réalité? Rien n’est moins sûr. On peut seulement soutenir qu’ils se sont révélés utiles pour organiser, synthétiser, déduire ou prévoir des observations, mais cela nous permet tout au plus de croire qu’ils nous procurent une certaine version empiriquement acceptable de ce que nous livrent nos sens et nos capacités observationnelles. Les régularités décrites par les diverses sciences sont, jusqu’à plus ample informé, relativement conformes à notre expérience. Voilà tout ce qu’on est en mesure d’affirmer avec assurance. D’autres théories, complètement différentes, pourraient-elles se révéler un jour aussi conformes, ou davantage, à cet univers phénoménal? Nous l’ignorons.
Les entités postulées par beaucoup de nos conceptions actuelles (les quatre forces physiques, les particules élémentaires comme les quarks, les trous noirs, ou encore l’évolution des espèces par sélection naturelle) existent-elles véritablement ou ne sont-elles que des fictions efficaces? On peut sérieusement se poser la question lorsqu’on constate que certaines des descriptions qu’en donnent nos meilleures théories, par exemple la relativité générale et la physique quantique, sont inconciliables ou contradictoires. Les philosophies réalistes et antiréalistes s’affrontent d’ailleurs depuis des générations sur ces difficiles problèmes d’interprétation sans parvenir au moindre résultat tangible.
De ce point de vue, je crois qu’il faudrait aller plus loin et avouer que la philosophie tout entière apparaît fort mal armée pour venir défendre l’hypothèse d’une capacité de l’esprit humain à appréhender la vérité. Au terme de leurs spéculations, les philosophes ne sont-ils pas en effet régulièrement parvenus à des conclusions si étranges, si diverses et si souvent diamétralement opposées qu’on voit mal qui pourrait encore leur accorder crédit? Il n’est, dans l’histoire des idées, pas un argument qui ne puisse être contredit par un argument contraire tout aussi convaincant en apparence, pas une thèse à laquelle on ne puisse opposer une antithèse aussi vraisemblable. On pourrait imaginer un livre de philosophie où, à chaque énoncé d’une position et de ses diverses justifications, on opposerait aussitôt l’inverse avec une égale force de persuasion et sans qu’aucune perspective de résolution des problèmes ne pointe à l’horizon.
Il en découle que toutes nos théories concernant la réalité sembleraient bien être, en dernière analyse, relatives aux structures mêmes de notre sensibilité et de notre constitution mentale, lesquelles n’ont aucun titre à la perfection. Le plus sage ne serait-il pas d’envisager la possibilité que l’esprit humain ne puisse atteindre en général que les apparences ou les phénomènes, et probablement jamais la nature intime ou l’essence vraie des choses prises en elles-mêmes? Je peux dire comment le monde m’apparaît, mais puis-je croire que je saisisse comment il est véritablement? Nous ne pouvons pas en être certains, mais l’univers tel qu’il s’offre à nous et tel que les sciences nous le représentent n’est sans doute pas une image fidèle de la réalité en soi, seulement une construction, toute relative et incertaine, de notre bien fragile intelligence.
J’aimerais, pour terminer, risquer quelques commentaires sur l’entreprise philosophique. L’observation du passé nous suggère que la pente naturelle de la réflexion des philosophes semble bien être le dogmatisme de l’affirmation. Et pourtant, sans le doute radical, quelle pensée oserait se prétendre à la hauteur du projet de Platon, Montaigne, Descartes, Hume, Kant ou Husserl? Le doute par lequel un penseur reconnaît avec Socrate que « tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien » revêt ici une dimension existentielle et tragique, puisqu’il nous renvoie à ...