Toute la folie du monde
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Toute la folie du monde

Témoignage d'une survivante

  1. 112 pages
  2. French
  3. ePUB (adapté aux mobiles)
  4. Disponible sur iOS et Android
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Toute la folie du monde

Témoignage d'une survivante

À propos de ce livre

«Alors une désolation totale m'envahit, comme certains désespoirs enfouis dans les souvenirs de la petite enfance: une douleur à l'état pur, que ne tempèrent ni le sentiment de la réalité ni l'intrusion de circonstances extérieures, la douleur des enfants qui pleurent […].» Ces mots de Primo Levi résument ce que Francine Godin elle-même a longtemps été: une survivante marquée par le destin tragique d'une famille frappée par la folie, une vie personnelle déstructurée et un parcours professionnel qui a croisé la violence et la mort. Son témoignage, où alternent l'observation implacable d'une Afrique en plein chaos et le désordre de sa vie familiale et amoureuse, est un récit dense, lucide et amer sur le mal de vivre et la douleur du monde.

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Chapitre 1
La guerre
Cameroun 1984-1987
La sécheresse de 1984 avait gagné une partie de la province de l’extrême nord du pays. Dans la Land Cruiser qui me transportait vers la frontière tchadienne, du côté du Logone-et-Chari, on pouvait voir des cadavres d’animaux suivis de ceux des vieillards qui jalonnaient le parcours vers la préfecture où je me dirigeais avec les autorités camerounaises afin d’établir un plan d’urgence. En ai-je vu un peu, beaucoup? Je ne saurais le dire car depuis longtemps j’étais devenue experte dans l’art de voir sans voir, d’être là sans y être, l’art de me déconnecter de la réalité tout en saisissant l’essentiel de ce qu’il fallait savoir pour survivre.
Le seul souvenir que j’ai gardé de cette mission est fixé sur une photo, mais tout aussi bien imprimé dans ma mémoire, si obscène humainement parlant et si éloquente politiquement. Autour d’une table rectangulaire était distribuée toute la hiérarchie du système (le grand capital étant invisible comme il se doit): moi assise au centre, représentant le Programme alimentaire mondial (PAM) des Nations unies, le représentant du ministère de l’Agriculture, le gouverneur de la province, le préfet du département et, bien sûr, l’autorité traditionnelle, le sultan, tous autour de cette table surchargée de nourriture, un vrai repas festif en ces temps de famine, puis, plus loin, formant un cercle immense, des éleveurs surtout et des paysans affamés tenus en rang serré par les gardes du corps traditionnels, distribuant des coups de fouet ici et là. Quelle honte et quelle culpabilité!
Comment en suis-je venue à pratiquer l’ironie devant le tragique? Est-ce la trop grande fréquentation des multiples centres de lépreux, d’enfants abandonnés dans les orphelinats, ceux mal nourris dans les écoles, ou les petits ventres gonflés par la malnutrition dans les centres de santé maternelle et infantile? Est-ce la vue de ces femmes défrichant la terre, enfant noué au dos, sous un soleil satanique, de tous ces travailleurs semi-esclaves dans les plantations de caoutchouc et de café, ou encore ceux déracinés que l’on avait transportés sur les nouvelles parcelles de riziculture? Sillonnant toutes les routes et les pistes du Cameroun, d’est en ouest, du nord au sud, où la beauté et la diversité des paysages contrastaient si clairement avec l’insupportable paysage humain, comment continuer de rêver sa vie autrement qu’en pratiquant la négation indirecte?
Une lettre circulaire envoyée à mes amies montréalaises, datée du 3 mai 1985, relate de la manière suivante ma visite au camp des réfugiés tchadiens dans la province de l’extrême nord.
Un ami est passé à l’Ouest… J’en profite pour vous raconter comment j’ai désamorcé une rébellion à l’extrême nord Cameroun… L’affaire est la suivante. Le PAM assiste à ne rien faire les réfugiés du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) suivant des normes nutritives déterminées internationalement par les trop nourris qui pensent que les réfugiés devraient garder leur ligne: 400 g de riz, 30 g d’huile, 40 g de haricots, 40 g de sardines par jour par ventre affamé… Récemment le PAM et le HCR ont décidé, toujours sur la base de leurs bons principes, qu’il ne faut pas assister les réfugiés trop longtemps car ils risquent de prendre goût aux sardines; ces fainéants doivent donc se mettre au travail s’ils veulent avoir leur fast-food à domicile. Par ailleurs, les réfugiés ayant reçu des terres à cultiver devront manger leur mil et oublier les sardines. Grand émoi et mouvement de colère chez les réfugiés qui ont écrit au président de la république pour lui dire que le PAM leur enlevait le «pain» de la bouche.
Je débarque au camp avec ma collègue du HCR,laquelle avait pris soin de me faire un bon briefing sur la situation. Un peu exaspérée, cette brave fille m’a décrit la vie au camp de manière idyllique, du genre: construisez deux piscines et vous aurez le Club Med. Dès mon arrivée sur les lieux, j’ai pu en effet constater qu’il y avait de beaux corps sveltes, bien bronzés, portant le string tchadien, mais ces vacanciers semblaient plus occupés à pratiquer la self-survie que le surf.
À l’assemblée à laquelle nous étions convoquées, il y avait les représentants des réfugiés, soit beaucoup de monde. J’ai immédiatement compris les raisons intestines de la guerre civile au Tchad: 30 représentants pour 10000 personnes, ou, plus précisément pour 2000 mâles (si on exclut comme il se doit les femmes et les enfants) représentant le Nord et le Sud, les fractions, les factions et les fragmentations locales. Ma collègue et moi, obligées de défendre l’honneur des Nations unies en même temps que celui des femmes, avons opposé un front commun à ces misogynes scindés.
Intuitive comme toujours, j’avais par ailleurs compris que je pesais plus dans cette négociation que ma maigrelette collègue française, ce qui va de soi puisque je représente l’Alimentation mondiale… J’ai donc tenu tête à ces contestataires mal famés, lesquels m’ont bien rendu la monnaie de ma pièce. Ils m’ont en effet invitée à passer la nuit au camp pour déguster le repas PAM et peut-être quelques autres spécialités régionales, ce qui est doublement vicieux lorsqu’on sait que les Tchadiens aiment les femmes voluptueuses. L’affaire s’est bien terminée. J’ai échappé au repas PAM et au sida en même temps que j’ai eu droit à un long discours de remerciements pour la contribution que j’apporte à la reconstruction du Tchad. Voilà, Mesdames, comment avec une super-coupe lionne et un ensemble panthère les femmes font l’histoire.
Cette narration ironique parle d’elle-même, tout comme la suite, écrite plusieurs mois plus tard, traduisant la même inflation imaginaire.
Après l’épisode du camp, j’avais bien besoin de changer d’air. Aussi, j’ai une autre histoire d’El Hadji à vous servir, car voyez-vous, je suis revenue ou plutôt venue à la tradition. D’abord une petite parenthèse pour vous expliquer pourquoi, une fois de plus, je rejoins l’avant-garde des mouvements féministes. L’an dernier, après une tournée d’un mois avec un phallo du ministère de la Condition féminine dans la province de l’extrême nord, j’étais arrivée à la conclusion que la condition des femmes musulmanes était bien meilleure que celle des chrétiennes/païennes. Ne préféreriez-vous pas être engraissée dans un saré (concession familiale) avec pour seule tâche de broder le boubou de votre époux plutôt que de piocher au champ, étant entendu que dans les deux cas vous êtes privées de toute forme de jouissance et de liberté? Certaines diront: la païenne a au moins la liberté d’exercice au champ. Je répondrai que rien n’empêche la musulmane de jogger dans son saré.
En relisant des décennies plus tard les lettres qui me furent remises par ma copine sur ces années camerounaises, je ne peux qu’être saisie de la vaste comédie humaine que je mettais en scène, exagérant à peine le trait pour m’en distancier et surtout la manière dont je me mettais en scène moi-même.
Un meilleur aperçu du bal masqué auquel je me livrais est retransmis dans cette lettre écrite en avril 1985 lors de l’une de mes missions portuaires à Douala:
Un lion est entré dans ma vie. Du point de vue de l’astrologie, les pronostics sont bons. Du point de vue de la psychanalyse, le rugissant risque de se mordre la queue.
Il s’appelle Paul, renforçant ainsi les statistiques sur le doublage de mes hommes: Paul 1, Paul 2, François 1, François 2, Robert 1, Robert 2, John 1, John 2, Justin 1, Justin 2… Il n’y a que le cher Narcisse qui n’a pas son double si ce n’est moi-même. Je vous entends déjà dire qu’à l’étendue de mes expériences, il risque même d’y avoir une trilogie et, ajouterez-vous d’un sourire narquois: «C’est certainement l’homme de ta vie.» Eh bien, défiant les lois de la déraison, je vous répondrai très sincèrement, oui.
Le scénario, il est vrai, est du type bien connu: rencontre foudroyante accompagnée d’une détention projetant les deux protagonistes sur le champ du lit, envolées célestes d’autant plus puissantes que le projectile l’est.
— L’homme découvre la femme de sa vie, synthèse de toutes les femmes.
— La femme confirme ce qui lui paraît évident.
La suite du scénario est aussi bien connue pour ne pas l’évoquer. J’ajouterais deux considérations destinées à convaincre les sceptiques que vous êtes:
1. L’homme de ma vie possède une puissance de frappe jamais égalée, ce qui n’est pas peu dire;
2. Au cas où cet argument serait du déjà entendu, il est célibataire, 45 ans, ancien chef de la mission économique au Canada, homme d’affaires, et possède une forte volonté de puissance. Bref, il est à la puissance 2, ou, si vous préférez, c’est une superpuissance…
Mieux vaut résumer ces trois années camerounaises en disant qu’elles sont parmi les plus folles de ma vie sur le plan sexuel. J’avais un homme dans chaque région du pays, et ce toutes nationalités confondues. Comme si les dix provinces que comptait alors le Cameroun ne suffisaient pas, il fallait ajouter ceux hors pays, un Béninois au Gabon et un autre au Bénin, sans compter les intermittents en France ou ailleurs. À l’aéroport, il m’arrivait d’en déposer un pour accueillir l’autre.
Que l’on m’ait surnommée «la terreur du Cameroun» est bien une confirmation de la cannibale que j’étais: que je te mange ou que tu me manges. Tristes tropiques! Même si une note mélancolique ponctuait souvent mes lettres, attestant ainsi d’une certaine prise sur la réalité, cette désopilante comédie n’était qu’un jeu de miroir destiné à renvoyer aux autres mes illusions de toute-puissance, pour mieux y croire moi-même. Derrière ces illusions se rejouait toujours le même trauma: abandonner/être abandonnée, comme si cette plaie d’abandon exigeait sans cesse d’être colmatée.
Comment ai-je trouvé le temps, toute surchargée que j’étais par mes lourdes responsabilités, allant de la représentation diplomatique à la supervision des projets sur le terrain, en passant par la gestion parallèle de mes amours, pour ramener les huit cents pages de ma thèse à trois cents aux fins de publication1, et surtout pour produire un article exhaustif portant sur le vaste projet de riziculture irriguée à l’extrême nord? Et pourquoi m’imposer cette autre recherche qui ne m’était d’aucune utilité professionnelle, la preuve étant qu’elle sera publiée sous un pseudonyme2. Qu’est-ce qui motivait cette passion de savoir dont le but était toujours la dénonciation de tous les pouvoirs institués?
Mon père est mort le 9 septembre 1991, la même date que Lacan à une décennie près, soit 1981 (un chiffre). Aussi surprenant que ce rapprochement puisse paraître, mon père aussi était une sorte de génie visionnaire, même s’il ne cherchait pas l’objet petit a. Je dirais plutôt que c’est celui-ci qui semblait le chercher. Et puis mon père, les rares fois où il s’exprimait, le faisait toujours de manière énigmatique.
Et c’est à moi qu’il s’est adressé, sentant venir sa mort, trois jours auparavant, en m’appelant à New York, où j’étais en poste depuis un an pour une autre agence des Nations unies: «Il faut absolument que je vois ta sœur Diane et ta mère.» J’ai compris l’importance de cet appel, lui qui n’appelait jamais. Sachant que Diane était sa préférée et que ma mère était en quelque sorte «sa» mère, je ne les ai pas alertées afin de les protéger, l’une, enfermée dans sa psychose qu’elle traitait à l’alcool, et l’autre déjà enfoncée dans l’oubli de sa vie de chien. N’est-ce pas moi que je voulais protéger de l’impossible à entendre?
Le temps d’accourir à Montréal à l’annonce de sa mort, il était déjà trop tard pour le voir, la porte avait été scellée, accès interdit. Ainsi, même dans sa mort, ce père si présent et si absent, ne pourrait me voir. Il n’avait que soixante-huit ans, ce 9 septembre 1991, et je me souviens encore du film que j’avais vu la veille à New York, Thelma et Louise, dont le dénouement est inoubliable: deux femmes dans leur voiture foncent tout droit dans le ravin.
Vais-je mourir moi aussi, en octobre prochain lorsque j’aurai soixante-huit ans? Peut-être, puisque je suis là malade et fumant, affectée d’une bronchite que j’entretiens depuis plus de vingt ans. Un jour 9 peut-être, comme mon père, ma mère et ma sœur aînée? L’ombre de la mort m’a accompagnée toute ma vie, c’est le sort de tout zombie. À seize ans, j’ai tenté de mourir, à vingt-cinq, j’allais mourir, à trente… ainsi de suite. S’il m’arrivait de l’oublier, en général dans des petits moments de bonheurs éphémères, la mort, elle, réapparaissait immédia­tement. Elle était là, à Dakar, entrelacée dans les bras de mon beau prince peul, Karim il s’appelait;...

Table des matières

  1. Couverture
  2. Dépôt légal
  3. Dédicace
  4. Préambule
  5. 1. La guerre
  6. 2. Le paradis
  7. 3. La trève
  8. Intermezzo
  9. 4. La folie
  10. 5. L'incertitude
  11. 6. L'espoir
  12. 7. Le désespoir
  13. 8. Entre-temps et avec le temps
  14. Épilogue
  15. Annexe
  16. Notes