CHAPITRE 1
Fragilisation des individus
La demande de performance, d’efficacité ou de productivité est soutenue par un double besoin fondamental. D’abord, chacun de nous désire se différencier des autres, être un individu à part entière, en s’impliquant concrètement dans ce qu’il fait de manière à se réaliser. Simultanément, nous avons tous besoin de nous rassembler, de faire partie d’une communauté familiale et sociale, et d’être reconnus par nos proches, nos pairs et un cercle le plus large possible de nos semblables. Ces besoins peuvent parfois s’opposer ou créer une forme de double contrainte relationnelle qui n’est pas toujours vécue avec facilité. La dynamique qui en découle peut toutefois être stimulante et utile pour la société lorsque les efforts consentis pour atteindre nos objectifs respectent notre responsabilité individuelle et collective. Il y a néanmoins des comportements et des choix qui peuvent devenir problématiques, pour l’individu ou pour la collectivité, même si les objectifs semblent d’une grande noblesse. La question classique qui se pose est donc de savoir si la finalité justifie toujours les moyens mis en œuvre pour l’atteindre.
Ce qui est parfois délicat à reconnaître lorsqu’on cherche à objectiver les différents paramètres de ses comportements et de ses choix, c’est qu’ils sont déterminés de manière subjective par l’histoire personnelle et particulière propre à chacun. Consciemment ou non, cette subjectivité influe constamment sur la mise en place des normes et des critères de réussite et sur les décisions qui seront prises pour maintenir ou accroître la performance dans les différentes sphères de la vie. Ainsi, un individu qui aurait de la difficulté à vivre sereinement avec les résultats de sa productivité pourrait se retrouver dans une situation de précarité psychique et, à tort ou à raison, être tenté de recourir aux biotechnologies pour retrouver un équilibre, quitte à agir à l’encontre de son intégrité physique ou psychologique, du respect d’autrui ou de sa responsabilité envers la société.
Pour comprendre les éléments qui fragilisent l’individu dans ses prises de décision, nous allons donc aborder quelques aspects du développement de la personne et les différentes dynamiques collectives qui influent sur les modes de régulation personnelle et professionnelle dans un contexte de reconnaissance à travers l’atteinte des critères de performance sociale, sportive, scolaire ou professionnelle.
Enjeux du développement de l’enfant
Les modes de régulation des conduites individuelles et collectives sont, depuis toujours, influencés par l’histoire particulière de chacun. Dès la plus jeune enfance, nous vivons différentes expériences qui façonneront notre personnalité, créant nos forces et nos fragilités. Nos forces vont induire des comportements sains et nous pourrons contribuer, chacun à notre manière, à la vie individuelle, familiale et sociale. Nos fragilités déclencheront des comportements réactifs qui pourront apparaître maladroits et dérangeants, voire malsains, qui moduleront la qualité de toute forme de démarche réflexive par rapport à nos propres choix et décisions personnels et professionnels.
Soi et la résilience
Notre vie émotionnelle et cognitive repose sur un substrat physiologique, le cerveau, qui régule l’ensemble des fonctions végétatives, sensorielles et motrices du corps. Le cerveau est constitué de milliards de cellules en interaction. Ces interactions reposent sur des contacts biochimiques entre les neurones qui s’organisent en réseau pour faire émerger les différentes fonctions et nous permettre d’agir sur le monde. Ces contacts biochimiques se créent au fila de l’expérience qu’acquiert le sujet et ils se modifient de la période de gestation jusqu’à la mort, ne serait-ce que pour mémoriser des éléments ou compenser la perte quotidienne des cellules nerveuses. Or, un neurone qui meurt ne sera pas remplacé comme une cellule du foie, mais de nouveaux contacts synaptiques vont se créer pour équilibrer, voire améliorer, l’organisation du réseau des neurones. Ce mécanisme, appelé la plasticité neuronale, est une des évolutions les plus remarquables qui a permis aux êtres humains de développer une multitude d’habiletés et de compétences pour s’adapter au milieu et le transformer (pour le meilleur et pour le pire!). Ainsi, chaque expérience vécue va contribuer à une réorganisation continue du cerveau pour accroître l’adaptabilité aux réalités de la condition humaine.
D’un point de vue phylogénétique, les structures du système nerveux émotionnel et cognitif sont apparues avec les mammifères. Ces structures vont induire une plus grande variabilité des comportements de survie que ceux observés chez les animaux rudimentaires. Dans un sens, elles ont permis de se détacher des comportements stéréotypés observables chez les reptiles. Chez l’être humain, l’émotion permet de nuancer ses besoins, ses mouvements, ses perceptions, ses attentes, son engagement social, son identité individuelle ou sa créativité. Elle peut susciter les comportements les plus nobles et les valeurs les plus méritoires, mais elle peut aussi, si elle est gérée avec difficulté, conduire à des décisions et à des gestes inquiétants, dommageables, inacceptables, immoraux et illégaux.
Pour gérer notre émotivité, nous disposons de différentes ressources, dont le soi et la résilience qui sont deux aspects fondamentaux de notre personnalité. Ainsi, l’intégrité du soi et la force de résilience vont conjointement contribuer à la réalisation des projets personnels, professionnels et collectifs, dans le respect des valeurs altruistes. Elles sont donc les garants de la santé mentale, malgré les difficultés rencontrées dans la vie quotidienne.
Au fil du temps, le concept du soi a reçu des philosophes, des psychologues et des neuroscientifiques des éclairages divers. Pour mieux en comprendre la nature, nous pouvons l’aborder à travers différents aspects lorsqu’il se développe harmonieusement1: le sujet décrira la sensation d’être pleinement vivant; il aura une conscience unifiée de son corps et de son schéma corporel; il connaîtra ses enjeux relationnels et le sens de sa vie; il pourra adopter ses propres stratégies pour atteindre ses objectifs en réduisant au minimum les risques de nuire aux autres; il pourra ressentir du plaisir autant dans des activités complexes ou intellectuelles que dans les aspects les plus anodins de sa vie; il pourra assumer ses responsabilités et réajuster ses comportements si cela se révèle nécessaire; il pourra faire preuve d’empathie, de compassion, de respect et de souci humanitaire. Au fur et à mesure que le soi s’épanouit, l’individu apprend à gérer sainement ses émotions agréables et désagréables, celles-ci découlant des moments de plaisir et de contraintes de la vie quotidienne.
Un événement difficile sera, dans ce cas, vécu comme une occasion d’acquérir de l’expérience, d’enrichir sa force de résilience. Le neuropsychiatre Boris Cyrulnik a décrit celle-ci comme un phénomène psychique qui consiste à accepter la réalité d’une situation potentiellement traumatisante pour dépasser la difficulté rencontrée de manière à maintenir, voire à améliorer, ses habiletés sociales2. La résilience est donc stimulée par les événements difficiles, voire traumatiques, qu’on rencontre au cours de la vie. Avec une bonne résilience, le sujet dispose des bases nécessaires pour atteindre ses objectifs personnels et professionnels, bien au-delà des blessures accumulées, alors que sans cette résilience il s’installe dans une dualité victime-bourreau.
Le soi et la résilience dépendent aussi de la qualité du sentiment de soi3. Jack L. Rosenberg, fondateur d’une approche intégrative en psychothérapie, définit le sentiment de soi comme une «expérience non verbale de bien-être, d’identité et de continuité ressentie corporellement» qui se développe dès la petite enfance4. Il explique que cette expérience permet à la personne de ne plus douter de son existence propre, malgré les difficultés éprouvées tout au long de sa vie, tant et si bien qu’elle peut poser un regard critique et bienveillant sur ses choix et leurs conséquences. Nous pouvons, dès lors, supposer que la qualité du soi, de la résilience et du sentiment de soi permettent à l’individu de s’adapter sainement aux réalités de la condition humaine, y compris à celles qui émergent d’un cadre de vie basé sur la performance, et de s’inscrire dans une démarche réflexive pour évaluer, accomplir ou réorienter ses objectifs.
S’inspirant des différentes théories psychodynamiques du développement de l’enfant, Rosenberg explique, par ailleurs, que si «les besoins de l’enfant ne sont pas satisfaits avec amour et sollicitude, il ne peut développer un sentiment de soi fort. Le soi […] demeurera plus ou moins fragmenté, car la cohésion qui donne une “forme” au sentiment de soi, à l’identité, lui fera défaut. [En cas de blessures récurrentes] le sentiment de soi ne peut se développer par manque d’expérience de bien-être et de confort physique. L’enfant développe alors [par exemple] la structure caractérielle de celui qui se coupe de ses émotions. C’est un mécanisme de défense qui s’érige entre le soi et le monde extérieur. Ces défenses sont utiles dans la mesure où elles permettent à l’individu de continuer à croître sans que le soi en éprouve une souffrance additionnelle; par contre, elles maintiennent le soi dans l’état primaire où il était au moment de la formation de la structure caractérielle.»
Des recherches en neuropsychologie sont venues corroborer la description de Rosenberg. Une étude récente a ainsi observé les effets sur le développement des enfants de la «crise du verglas» qui, en janvier 1998, a frappé l’Ontario, le Québec et le Nouveau-Brunswick5. Cette situation de crise a créé un traumatisme chez une bonne part de la population, puisque beaucoup ont dû quitter pendant un certain temps leurs maisons privées de courant et de chauffage. Six ans plus tard, on a voulu examiner divers aspects du développement physique, psychologique et cognitif de quatre-vingt-neuf enfants qui étaient en gestation au moment où leurs mères vivaient le stress de cette crise. L’étude montre que ces enfants ont obtenu des résultats correspondant aux normes habituelles, mais moins élevés que la moyenne, notamment en ce qui concerne leur habileté langagière et leur intelligence verbale. Les enfants dont la mère avait vécu un stress intense ont obtenu un score de 10% moins élevé que les enfants dont la mère avait subit moins de stress. On en a conclu qu’il y a tout intérêt pour les autorités à mettre en place des procédures adéquates pour soutenir les mères qui affrontent des crises ou des cataclysmes.
Une autre étude souligne la vulnérabilité du fœtus lorsque la mère vit des émotions intenses. Elle a porté sur un peu moins de quatre-vingt-dix mille adultes nés à Jérusalem entre 1964 et 1976, époque où Israël a connu plusieurs guerres, ainsi qu’un conflit latent et des attentats terroristes6. On a donc noté une augmentation significative des cas de schizophrénie chez les adultes nés durant des périodes où les mères ont vécu un stress intense, notamment chez les personnes qui étaient en gestation durant la guerre des Six Jours qui eut lieu en juin 1967. Le taux de schizophrénie a augmenté de 4,3 fois pour les filles et de 1,2 fois pour les garçons. Par ailleurs, la période de développement la plus vulnérable serait le deuxième mois de gestation.
Enfin, une expérience, menée chez les rongeurs cette fois, a révélé que la présence maternelle était primordiale pour le développement sain du cerveau7. En effet, les souris sevrées dès la naissance montrent, même si elles reçoivent de quoi combler les besoins physiologiques, une mortalité cellulaire nettement supérieure à celle observée chez les souris sevrées après plusieurs semaines. Cette expérience a ainsi conclu qu’un excès de stress émotif, surtout en bas âge, altérait le développement normal du cortex cérébral.
On constate donc que la solidité du soi dépend de l’intégrité de certaines structures du système nerveux, notamment des aires cérébrales préfrontales qui interviennent dans les conduites sociales, le raisonnement, la mise en perspective et la tempérance émotionnelle. Si cette partie du cerveau est détruite lors d’un accident, les habiletés relationnelles vont être altérées. L’exemple le plus connu à cet égard est celui de Phineas Gage. En 1865, une barre métallique lui transperça le cortex préfrontal. Ayant miraculeusement survécu au drame, cet homme reconnu pour ses qualités humaines devint impulsif, colérique, incapable de poursuivre une tâche, inapte à conserver un emploi, etc. Visiblement, la lésion neurologique du cortex préfrontal de Gage a fortement compromis l’intégrité de son soi, ce qui le conduisit à adopter des conduites sociales dérangeantes.
On peut également penser que le soi et la résilience contribuent à l’émergence de la sagesse qui permet de tempérer la réactivité à une difficulté. L’intégrité du soi et la force de résilience n’apparaissent que progressivement avec l’âge. Elles requièrent en effet, pour être fonctionnelles, que des milliards de neurones s’interconnectent sur la base des différentes expériences vécues depuis l’enfance. Même si nous disposons de ressources génétiques pour favoriser l’efficacité de ces habiletés, elles mettent plusieurs dizaines d’années pour se développer, car elles demandent un câblage neurologique complexe impliquant de nombreuses zones du cerveau. D’ailleurs, l’expérience clinique montre que certains comportements réactifs, voire inacceptables, ne disparaissent qu’à la quarantaine.
L’histoire de Gage permet de comprendre que le soi et la résilience sont intimement liés à l’efficacité des aires du système préfrontal qui modulent l’activité des structures du système émotionnel pour faciliter des conduites sociales saines. Or, le processus de maturation des aires préfrontales nécessite une bonne vingtaine d’années. Cette maturation dépend de trois éléments: le processus de myélinisation, les interconnexions entre neurones et le contexte de vie8. La myélinisation des axones favorise la transmission nerveuse entre les structures. La myéline joue le rôle de la gaine de plastique qui enveloppe les fils électriques. Or, le processus nécessite une douzaine d’années pour être complet. Les connexions neuronales vont maximiser la transmission nerveuse. Plus il y a de connexions, plus cette transmission est efficace. Elles s’installeront progressivement durant les vingt premières années et se régénéreront tout au long de la vie. Enfin, la résilience peut émerger dans un contexte de développement délicat où les difficultés contribuent à stimuler sa force. Par contre, le soi requiert un cadre de vie perçu comme sécuritaire par l’enfant. Sans sentiment de sécurité, il y a un ralentissement du processus de maturation des aires préfrontales, puisque les ressources biochimiques sont prioritairement utilisées pour la survie psychique. Pour certains, même si la résilience peut les soutenir, l’insécurité durant l’enfance peut altérer plus ou moins sévèrement leurs représentations du monde et d’eux-même et constituer un facteur de risque de psychopathologie.
Attention bienveillante
Malgré toute la bonne volonté des adultes, tous les enfants vivent continuellement des situations émotionnellement blessantes : les règlements scolaires et familiaux qui peuvent être perçus comme arbitraires, un déménagement qui perturbe les références acquises ou ruine parfois des amitiés sincères, l’indisponibilité des adultes dans un moment où ils ont besoin d’être vus, entendus et reconnus, le racket et les rapports de force entre pairs, la peur de ne pas réussir et de ne plus être aimé, les échecs amoureux, etc. La logique des adultes peut parfois banaliser la situation vécue difficilement par l’enfant qui, lui, la ressent comme une source réelle de danger. De même, l’adolescent qui en est à son premier chagrin d’amour ne peut entendre cette logique puisqu’il vit un drame intérieur.
Ainsi, les expériences blessantes suscitent de vives émotions et contribuent à créer des représentations subjectives pour interpréter les différentes réalités rencontrées. Ces représentations mènent parfois à de lourdes convictions : «Si je suis bon en sport, mon père va venir me voir et il fera attention à moi», «Si je ne fais pas ceci, je serai rejeté par les autres», «Si je m’affirme, je serai seul», «Le bonheur est pour les autres», «Je suis paresseux», etc. Ces croyances se renforcent parfois dans la réalité quotidienne : «il n’y a rien de pis qu’une réalité qui semble donner raison à l’accentuation des représentations erronées», m’expliqua un jour un de mes formateurs en psychothérapie. Les conséquences d’une blessure émotionnelle sur le développement des habiletés sociales sont d’autant plus importantes que cette blessure est vécue comme traumatisante et que l’enfant est jeune — les structures cérébrales tempérant l’excès d’émotion n’arrivant à maturité qu’à l’âge adulte.
Aussi, la présence bienveillante des parents ou des adultes significatifs est nécessaire pour tempérer les émotions du jeune. L’adulte bienveillant joue pour lui un rôle de contenant émotionnel. La bienveillance le rassure lorsqu’il vit une émotion particulière et l’aidera à s’impliquer dans sa vie avec respect, altruisme, discernement et responsabilité9. Développant progressivement ses habiletés affectives et relationnelles, l’enfant vivra peut-être des événements difficiles, mais l’adulte bienveillant pourra l’aider à s’apaiser, à nommer ce qui est vécu et à lui donner du sens. Cette démarche est à la base du processus de développement du soi, de la résilience et du sentiment de soi.
La qualité de la présence des adultes est d’autant plus importante que l’enfant vit souvent ses émotions avec une grande intensité, et ce, quelle qu’en soit leur nature (joie, peine, frustration, peur, etc.). Si l’enfant se sent contenu avec cohérence et bienveillance, la source de l’émotion et l’émotion elle-même ne seront pas perçues comme dangereuses. Les ressources neurophysiologiques pourront favoriser le développement sain de son cerveau: il sera alors disponible pour répondre adéquatement aux défis personnels, scolaires, sportifs ou artistiques qu’il rencontre.
À l’inverse, une mauvaise qualité de présence des adultes peut altérer le développement neurophysiologique, en touchant notamment l’organisation des structures cérébrales. On a ainsi observé des différences dans la régulation hormonale entre des enfants élevés dans leur famille et ceux placés à l’orphelinat, en ce qui concerne deux hormones en particulier, l’ocytocine et la vasopressine, liées aux processus d’attachement. Le taux d’ocytocine contribuerait à la qualité des liens entre un enfant et un adulte significatif, alors que la vasopressine participerait aux processus de reconnaissance d’autrui. Une autre étude menée auprès de couples ayant adopté de jeunes orphelins d’origines russe et roumaine a montré que ce déséquilibre hormonal était toujours présent trois ans après l’adoption. Enfin, un déficit en ocytocine est observé chez les enfants autistes, ce qui expliquerait leurs difficultés à interagir avec autrui.
Dans le même ordre d’idées, l’observation d...