1.
Écoute
ÉCOUTE, mon fils, ouvre l’oreille de ton cœur aux propos d’un père qui, pendant trop longtemps s’est tu et n’a pas réussi à te parler. Écoute ce qu’il a à te dire et à te transmettre afin que tu puisses, toi aussi, devenir père et poursuivre ta route sur le chemin de mes ancêtres qui sont aussi les tiens, et dans le sillage desquels tu as à inscrire tes pas. Recueille, contrairement à ce que notre époque soi-disant libérée imagine, le legs transmis de génération en génération et dont je ne suis que le passeur, à l’imitation de mes prédécesseurs.
Je sais, tout cela a été enfoui dans les replis de ma mémoire. J’ai failli, comme tant d’autres, dans cette tâche. La pression était trop forte et j’ai dû me conformer aux diktats sociaux et médiatiques. J’ai cru bien faire en t’affranchissant du poids du passé, en soulignant ce que je pensais être ton absolue dignité de petit homme libre et ton droit inaliénable de choisir. J’ai cru bien faire en ne voulant pas te couler dans le moule dont j’avais hérité. Tu as échappé à ce moule et, tel un fleuve qui se disperse en un delta au débit de plus en plus divisé et faible, ton élan vital s’est par conséquent démultiplié pour se dissoudre dans mille et une directions et mille et une impasses. C’est ainsi que j’ai peu à peu compris que, pour se définir, le fils avait besoin d’un tuteur autour duquel, puis contre lequel, se constituer, un canal pour s’orienter, un idéal pour se structurer. Tes trébuchements sont mon échec, ils sont l’écho de mon erreur. Et ce n’est qu’en découvrant la supercherie de cette libération imposée à toi, qui n’aboutit en fait qu’à un déracinement festif et pathétique, que j’entrevois les obstacles à l’exerÂcice de ma paternité à ton égard. Et, quoique déguisés sous des discours lénifiants tenus par des experts en tous genres, ils sont nombreux. Mais une impérieuse nécessité me pousse à aller à contre-courant et à essayer de rétablir le lien vital entre toi et moi. Car, malgré les circonstances défavorables, j’ai un obscur mais tenace espoir. C’est la raison de ces lettres.
Pour commencer, ne crains pas les ragots qui préÂtendent mettre mon accès de faiblesse ou de tendresse au compte d’un alcoolisme, d’une dépression ou d’une culpabilité hypothétiques. Il est vrai que tant de pères d’aujourd’hui, s’étant fait voler leur autorité, ou trop démoralisés pour l’exercer, ont très peu de portes de sortie. Ils souffrent en silence. Ils tombent donc et se font diagnostiquer des troubles psychologiques que l’on prend soin d’isoler et de séparer de la déliquescence dans laquelle nos sociétés sont tombées. Il y a là un phénoÂmène de mise à l’écart bien commode qui permet de pathologiser tout en sauvegardant une bonne conscience sociale. Mais dans la mesure où presque personne n’écoute ces pères, leurs problèmes demeurent irrésolus et pourrissent, ce qui expliquera très certainement la prochaine révolte sociale.
Sans doute l’homosexualité, à laquelle je me suis frotté pendant quelque temps, m’a-t-elle davantage soutenu dans mes chutes. J’y ai trouvé une forme de fraternité et de complicité que le monde hétérosexuel ne m’offrait pour ainsi dire pas. Toutefois, même si mes pérégriÂnations m’ont fait demeurer pas mal d’années dans ces états et ces milieux, je n’ai jamais adhéré aux modes actuelles qui chantent la diversité et l’émotivité sur tous les tons mais négligent l’essentiel de mon identité d’homme et de père.
Tu comprendras que ce refus m’a valu bien des sarcasmes, des silences, des jugements sur mon soi-disant côté réactionnaire. Déprimé, on m’a voulu dépressif. Fréquentant des hommes, on m’a adoubé homosexuel. Éprouvant des remords à ton endroit, on m’a déclaré coupable. J’ai refusé d’adhérer aux sirènes festives contemporaines qui promeuvent la sortie du placard, et qui ne renvoient la plupart du temps qu’à de nouvelles chaînes, à de nouveaux placards. J’ai tenu à ma soufÂfrance et à ma liberté. J’ai tenu à trouver mes propres réponses et à me méfier des explications sociales et des nouvelles essences. Il est malheureusement vrai que quiconque suit sa propre étoile, sa conscience intime et profonde, au risque bien réel de se fourvoyer, est voué à ce triste régime. C’est là , au creux de son isolement, qu’il apprend douloureusement à transformer celui-ci en solitude, puis — dans certains cas — en plénitude. J’aurais tant voulu répondre à tes attentes au fur et à mesure de leur apparition mais il m’a fallu passer par ce chemin long et difficile, d’autant plus âpre que je te savais à l’autre bout, impatient, angoissé, méprisant. Même si cela a pris du temps, je ne crois pas que tout est perdu et que j’arrive trop tard pour te parler.
C’est ainsi que je suis fier d’être en mesure de te dire que tu as désormais devant toi, même si nous sommes devenus étrangers l’un à l’autre, un père droit dont les pieds sont fermement enracinés dans la terre, la tête orientée fièrement vers le soleil et l’âme tendue vers ce Dieu de miséricorde et de débordement de vie. Je n’ai pas noyé mes souffrances dans ce que notre époque offre trop facilement aux innombrables hommes en détresse. Je n’ai pas succombé aux demi-bonheurs que nous proposent nos docteurs et thérapeutes. Je n’ai pas cherché à m’accomplir ni à réaliser ce qu’on appelle mon moi profond et qui n’est plus souvent qu’une forme déguisée de compensation narcissique. Non, j’ai assumé mes blessures en les traversant, à coup de larmes, de doutes et de déchirements. J’ai fui les illusions de rédemption, la tentation de me croire sauvé parce que je souffrais. J’ai vécu cette nuit noire de l’âme et du cÅ“ur où tout vacille, où toute attache affective, sociale et culturelle se dissout pour ne laisser qu’une atroce et proÂfonde béance. Ce sont des heures tragiques qui m’ont demandé patience, humilité et attente devant le vide de ma vie.
Tu voulais un père fort. Mais ni toi ni moi ne savions ce qu’était la force pour un homme. Toi parce que tu étais trop petit, inexpérimenté, trop violent et entier dans tes fantasmes ; moi parce que j’ai été le jouet de stéréotypes sociaux et culturels qui m’avaient figé dans le rôle de pourvoyeur distant et insensible, sous l’œil complaisant — et combien intéressé — de ta mère qui trouvait son avantage à ce qu’un père ne s’immisce pas trop dans l’intimité symbiotique qu’elle entretenait avec toi et qu’elle gardait jalousement. Il est vrai qu’elle n’avait, elle non plus, pas eu de père et qu’elle cherchait à s’en construire un à la mesure de ses désirs illimités et contradictoires, sans essayer de comprendre que c’était là une impasse. Tu commences d’ailleurs à t’en rendre compte et à prendre des distances à son endroit. Tu as donc paradoxalement mûri beaucoup plus vite qu’un enfant normal, doté de parents présents. Tu n’as pas eu le choix.
Je comprends ta déception mais ce qui est arrivé est arrivé. Ou plutôt, ce qui n’est pas arrivé n’est pas arrivé. Toute une histoire, qui aurait dû être, n’a pas existé entre toi et moi. Ni toi ni moi ne pourrons réparer ce manque. Et je ne voudrais ni continuer à barboter dans la culpabilité à ton égard ni que tu restes prisonnier de ce ressentiment à mon endroit. Car ces deux blessures nous maintiennent dans une dépendance imaginaire l’un par rapport à l’autre et nous empêchent de pourÂsuivre nos destinées et de renouer le fil qui traverse les généÂrations. Nous avons tous les deux à faire un deuil de ce qui n’a pas eu lieu. Et je sais qu’il est plus facile de lâcher une situation réelle qu’une absence, mais je souhaite malgré tout t’y aider par ces quelques lignes, sachant pourtant trop bien que je ne pourrai pas tracer ton chemin à ta place. Le mieux que je puisse faire dans cette situation est de témoigner de moi-même, sans plus, afin que tu saches quel homme je suis.
Je te demande en fin de compte ta confiance. Je t’ai écrit ces quelques réflexions qui sont le produit décanté de mon expérience et de mes nuits blanches. Elles constituent en quelque sorte un bréviaire ou un testaÂment spirituel que je t’offre humblement afin que tu puisses y puiser de quoi te projeter dans la vie et y ajouter ce que la vie t’aura apporté ou retranché. Il m’aura fallu me défaire d’une fausse confiance en moi, d’une façade de convention entretenue plus ou moins consciemment par mon entourage, et attendre qu’émerge un autre senÂtiment, plus pauvre en apparence mais plus authenÂtique, enraciné et profond.
Et tu seras toi aussi obligé d’apprivoiser le fils blessé en toi. Il te faudra, oui, lâcher ton ressentiment, qui est l’envers d’un désir fondamental non comblé. Tu as à être ton propre père, avec les lambeaux de ce que je t’ai légué et avec ce que tu as pu capter de moi, de ta mère et de ton entourage.
J’ose espérer, dans la crainte et le tremblement d’un père qui cherche à se reconnaître dans son fils et à se faire reconnaître par lui, que ces quelques lignes t’y aideront.
Le père se donne dans le fils et le fils rend louange au père, dit la théologie trinitaire chrétienne. Je me contenterai de dire, pour ma part, que le père se mire dans le fils et que le fils s’enracine en son père. C’est ainsi que le fils s’augmente par rapport au père et poursuit la trajectoire héritée de lui, elle-même fruit des pères précédents. Tu m’es aussi précieux que je le suis pour toi, et c’est sans doute pour cela que tu m’as longtemps tant détesté.
Tu as eu besoin de moi mais tu ne sais pas à quel point ton regard tantôt implorant, tantôt méprisant me laminait l’âme. Je pressentais bien que c’est ce regard que je cherchais et dont j’avais besoin pour me révéler homme et père. Car on n’est jamais homme ou père qu’en fonction d’autrui et de la génération qui nous suit. Il n’y a pas de père ni d’homme dans l’absolu, comme il n’y a pas de femme ni de mère toute seule. Tu as été un guide pour moi, mais un guide par manque puisque, enfant, tu n’avais pas les mots pour me dire que faire ni comment. Tes cris, je ne les ai compris que trop tard.
J’ai également essayé, dans mon silence, d’ouvrir l’oreille de mon cœur et d’écouter ce que tu avais à me dire, ce qui se cachait derrière tes mots inadéquats et tes attitudes exaspérantes. J’ai dû enraciner ma confiance en moi-même dans celle que je percevais maladroitement chez toi. Tu as en effet été pour moi un guide à l’envers, un guide muni d’un mode d’emploi en filigrane qu’il m’incombait d’expliciter. Sans toi, sans ton appel, je n’aurais rien fait. Je n’aurais même pas écrit ces lignes.
Je te demande maintenant d’avoir confiance en moi et de tendre ton âme vers ce que mes paroles balbutiantes essaient de te dire. Peu importe du reste que tu partages ou non ce que je vais te raconter, l’essentiel est qu’elles suscitent en toi l’homme qui depuis trop longtemps cherche à advenir. Il suffit seulement qu’une parole ait été dite et que tu l’accueilles dans ton absolue liberté intérieure, au-delà de ta révolte et de tes tourments. Mais comment et quand cela se fera est un mystère que ni moi ni toi ne sommes en mesure de comprendre. Cela se fera, au moment opportun, ou ne se fera pas.
J’ai choisi d’écrire et non de te parler. Je le fais par pudeur plus que par timidité ou fuite. Le temps n’est plus où j’aurais pu t’embrasser, te toucher, te cajoler. Tu as également passé l’âge de te faire parler par un père. Et puis une parole écrite laisse plus de marge au lecteur qu’une parole prononcée, plus de temps de mûrissement et de réaction. Mais sache que la pudeur d’un homme est à la mesure de son amour et que ce qu’il tait ou n’ose dire est le reflet de ce qu’il ressent au plus intime de lui-même. Un homme a toujours peur que sa parole soit incomprise par son fils et, s’il réagit violemment, c’est plus par choc que par violence innée, contrairement à ce que soutient notre morale contemporaine.
2.
Personne n’est une île
TU AS SANS DOUTE déjà entendu ce fameux vers de John Donne, poète mystique anglais du début du dix-septième siècle, No man is an island, «Aucun homme n’est une île». Un peu plus loin le poème dit, selon ma propre traduction : «la mort de chaque homme me dimiÂnue, car je suis partie prenante de l’humanité. Ainsi, ne demande pas pour qui sonne le glas, il sonne pour toi.»
Je ne crois pas qu’il faille comprendre ces vers d’un point de vue moral en tout premier lieu. Le poète ne vise pas tant à engager son prochain sur le chemin de la solidarité qu’à dire que chaque homme est toujours déjà inscrit dans un réseau, une toile, comme une maille dans un tissu. Prends un bâtonnet et appuie légèrement sur un point d’une toile d’araignée et tu verras toute la délicate structure vibrer. Chaque fil est une antenne pour l’arachnéen. Chaque intersection est un homme qui, lorsqu’il s’agite, secoue toute la toile. Déchire un seul fil et tu risques de fendre la toile en deux.
Chaque homme est donc beaucoup plus que ce qu’il donne à voir, mais on ne sait pas jusqu’où va son rayon d’action. Et, comme nous vivons dans un monde fini, tôt ou tard, ce qu’il fait revient, sur lui ou sur ses desÂcendants, comme une onde qui se retourne et rebondit.
Ce n’est pas l’aspect mécaniste de ce processus qui m’intéresse ici mais son sens spirituel. En quoi ce qui arrive à un autre homme a-t-il une incidence sur moi, a fortiori s’il s’agit d’un inconnu ou d’un étranger ? On comprend aisément la chose si l’on pense au vide créé par la disparition d’un proche, d’un voisin ou d’un employé. Mais le sort d’un paysan du Szechuan, par exemple, en quoi cela me touche-t-il ? Poser cette question, c’est poser celle du monde et de mon rapport à lui. Autrement dit, comment est-ce que je m’articule avec mon entourage, et au-delà ? Mon lien est-il conscient et contractuel, pour ainsi dire, ou bien est-il organique et plonge-t-il ses ramifications jusque dans des régions intimes inconnues de moi ?
Revenons au poète anglais. Dans son poème, Donne suggère que si on enlève un morceau de l’Europe, c’est tout le continent qui en est amoindri. Imagine ainsi une Angleterre dériver de l’Europe. Il n’y a là rien de grave en apparence, car ce qui est déjà séparé se sépare seulement un peu plus. Le rapport île-continent n’a aucunement changé dans son essence, si ce n’est qu’il s’est légèrement distendu. Mais cela est vrai seulement si tu considères les deux termes en tant que deux blocs de terre émergée. Maintenant, si tu observes ce qui se joue au niveau des parties immergées, l’évolution peut être beaucoup plus importante. Que sais-tu donc de l’incidence de la dérive sur ce qui se passe sous le niveau de la mer ? Le point de jonction ou de frottement des deux blocs a-t-il changé de nature ? Une faille est-elle apparue ? Se prépare-t-il des mouvements plus imporÂtants ? Quel est l’effet sur les blocs avoisinants ?
Chaque homme est donc comme un bloc terrestre émergé et entouré d’eau, même si la plupart d’entre nous ignorons que nous nous poursuivons sous l’eau, que nous agissons souterrainement les uns sur les autres, que ce qui est caché est plus grand que ce qui est apparent. Comme les hommes, les îles communiquent entre elles mais l’eau qui les entoure maintient dans le secret ces relations mystérieuses. Quelquefois un raz de marée ou une éruption sous-marine viennent révéler les troubles tensions accumulées au fil du temps. Comme chez les hommes, certains rééquilibrages peuvent être violents.
Nous ne sommes pas que des atomes. Ou, si nous le sommes, nous sommes également inscrits dans un vaste réseau de circulation et de sens, où chaque circuit est intimement lié à l’ensemble. Change la direction de l’un et tu modifies la dynamique de tout le réseau.
Mais l’atome résume le réseau en ce sens que tous deux partagent la même vie. Les Orientaux appellent celle-ci le tao. Il est partout mais on ne peut le nommer. Ce qui affecte une partie affecte le tout et inversement, même si le rapport entre les deux n’est pas tant mécaÂnique ou causal qu’analogique. Ainsi, si tu regardes ton action sous le premier point de vue, tu auras beau prier en toi-même, tu ne feras que prier dans un monde indifÂférent dont tu es coupé. Mais si tu comprends que ton microcosme intérieur est analogique au macrocosme qui t’entoure, ta prière ne sera certes pas davantage la cause d’une guérison que dans le premier cas, mais plutôt l’appel en miniature à une guérison plus vaste. Prier, appeler, contempler, guérir le tao sont du même acabit. Tu es, à la place qu’il t’incombe d’occuper, resÂponsable de toi-même, donc de l’univers qui est un toi-même démultiplié.
Voilà pourquoi tu dois te respecter et t’aimer toi-même. Car ainsi tu aimeras l’univers. Si tu es malade, répare-toi ; tu répareras ainsi l’univers dont tu es un résumé, et non seulement la partie de celui-ci que tu occupes et représentes. D’où l’importance de bien comÂprendre le souci écologique qui est beaucoup moins une attitude qui permet de bien paraître ou une forme purifiée de capitalisme qu’un sens aigu de la place matéÂrielle et spirituelle de l’homme dans la nature. Chaque homme annonce donc infiniment plus que ce qu’il donne à voir. Chaque homme assume l’univers en lui-même. Chaque homme dans sa place déterminée et acceptée.
Nos raisonnements modernes, qui reposent sur le principe de causalité, lequel suppose celui de temporalité linéaire, ont perdu le sens des équivalences non causales. Le guérisseur qui, en Chine ancienne, s’isolait dans une cabane lors d’une sécheresse avait pour mission de réparer en lui le tao dont l’équilibre s’était brisé. C’était le même tao déséquilibré qui éloignait la pluie à plus grande échelle. Il ne sortait de sa cabane qu’une fois celle-ci revenue et le tao général rééquilibré. Aucune causalité n’entre en ligne de compte dans ce processus mais une profonde intelligence des secrètes corresponÂdances entre les éléments du cosmos. Le petit assume le grand et inversement.
C’est un peu comme une fugue de Bach où la cellule de base se répercute sur l’ensemble de la structure. Modifie la cellule et tu changes toute l’œuvre. Dans ce cas, c’est un même langag...