La collection
« L’imaginaire et le contemporain »
est dirigée par Vincenzo Susca.
Michel Maffesoli, La force de l’imaginaire. Contre
les bien-pensants.
Introduction
« Marty ! Il nous faut retourner
vers le futur ! »
Le moine était censé se repaître non pas de la chair des animaux mais du Verbe de Dieu, en une mastication musculaire — c’était ce que l’on appelait la ruminatio, d’où se dégageait la pleine saveur ou la signification du texte.
Michael Camille, Images dans les marges
Il y a une accélération de l’histoire. Notre monde a connu plus de transformations au cours des trente ou quarante dernières années que dans les trois ou quatre siècles précédents et pourtant, en y réfléchissant bien, rien de nouveau sous le soleil. L’homme contemporain se sent souvent perdu au milieu de cette agitation et, comme aspiré par une immense vacuité de la vitesse, il ne trouve plus le regard qui donne du recul, il n’a plus accès à cette temporalité du ventre qui, du Moyen Âge à Nietzsche, était la qualité du gentilhomme, du prudhomme, à savoir : la ruminatio.
Mâcher les mots, non pas pour les étouffer, mais bien pour les incorporer, pour prendre le temps nécessaire à la compréhension et l’incorporation du monde qu’ils contiennent et décrivent. Ce livre propose cette expérience bovine qui fait tant défaut à l’homme moderne, à l’homme pressé. Il faut aussi savoir regarder passer le train en ruminant calmement.
Commençons donc par prendre du recul, et replaçons l’époque dans ce qu’elle est, une parenthèse — épochè. Il y a de multiples continuités, et, pour comprendre le monde, il est parfois bon de regarder en arrière, d’avoir des yeux derrière la tête ou, pour reprendre la métaphore bovine, de parcourir lentement le chemin que l’herbe suit en fermentant dans les quatre estomacs qui président à sa transformation.
Avoir de la mémoire, se souvenir, se ressouvenir pour comprendre en quoi le présent est gros de l’avenir, voilà une des grandes leçons de Nietzsche. Prendre le présent à rebrousse-poil, lui chercher des poux et remonter ainsi jusqu’à sa racine, telle est la démarche de ce bref essai. Celle de la généalogie. Il ne s’agit donc pas, comme s’y appliquerait un regard historique, d’expliquer comment ou pourquoi notre présent est tel qu’il est. Il n’est pas question de faire la reconstruction d’un enchaînement de causes. La démarche généalogique a pour ambition de comprendre des formes, elle relève du formisme. Il s’agit de plonger dans le passé pour comprendre notre présent et se projeter dans l’avenir. Chercher des formes passées qui s’actualisent aujourd’hui, c’est dévoiler un présent visionnaire. Je veux comprendre les formes et pas nécessairement les expliquer. Je ne m’attarderai pas sur les causes qui nous y amènent, mais plutôt au sens que l’on peut leur donner. Ma démarche consiste à identifier des configurations, des complexes de forces, des grammaires, qui informent, qui donnent forme.
Détours vers le futur, les différentes parties de ce court essai vous amèneront dans le passé pour éclairer un présent qui semble se néantiser dans un avenir incertain. Cette référence aux films de Zemeckis n’est pas qu’une astuce pour attirer le regard du flâneur de librairie. Mon intention est aussi de montrer ici comment la vie quotidienne et la culture populaire de nos sociétés sont des marqueurs de la mutation. Détours vers le futur, Batman, Spiderman, Vie de merde, ponctueront notre parcours et s’accoupleront avec Homère, Emma Bovary ou les cathédrales du Moyen Âge. Anachronismes ? Non, plutôt : généalogie et synchronicité, origines et correspondances, arché et résonances !
Pour nous déplacer dans le labyrinthe du quotidien, nous suivrons un chemin que l’on peut artificiellement découper en quatre parties.
Dans un premier temps, nous voyagerons au travers des mémoires qui jalonnent, comme autant de points de repères, les transformations des sociétés humaines. De Mnémosyne à l’imprimerie, des moines copistes aux cathédrales, de l’ars memoria à l’internet, notre façon de construire notre mémoire commune, nos souvenirs et nos imaginaires collectifs a connu de multiples répétitions, hybridations et oublis. Cette rumination, ce voyage, se veut une brève esquisse de la longue histoire de notre mnémotechnique, c’est-à-dire de la façon dont l’homme construit et partage sa mémoire.
Nous voyagerons ensuite jusqu’aux commencements de ce que l’on appelle aujourd’hui, de façon pragmatique et barbare, le storytelling — perfide Albion ! Se raconter des histoires, voilà peut-être une constante anthropologique. Dans La condition postmoderne, Jean-François Lyotard a bien montré comment notre époque a connu la fin d’un certain type de narration : les grands récits idéologiques, politiques, religieux, culturels. On voit aujourd’hui comment cette place vide, cet espace de narration collective laissé vacant, est occupée par une multiplicité de micro-récits qui prennent des formes aussi variées que Doctissimo, Instagram, les chaînes d’info continue ou Twitter. C’est à reculons que nous essaierons de comprendre de quoi il retourne dans cet enromancement, comme je préfère l’appeler. Mais prenons garde de ne pas confondre celui-ci avec la pensée par raccourci de ceux que l’on qualifie de « plus grands penseurs du monde » ou qui se mettent en scène dans ces théâtres pseudo-spectaculaires que sont les conférences ted qui réunissent tout ce que la pensée contemporaine compte d’abrutis et d’escrocs racontant de belles histoires à un public avide de connaître toujours plus vite ce qu’il faut connaître des innovations de rupture qui vont changer le monde. Sans jamais s’interroger plus de quinze minutes. Comme si le monde pouvait être épuisé en si peu de temps. Comme dans un fast-food où la nourriture devient impropre à la consommation quelques minutes seulement après sa préparation. Triste épuisement de l’être, désastreux épuisement de l’homme.
Au terme de ces deux voyages, il sera temps de revenir sur cette interrogation contemporaine qui se dévoile dans les méandres de la subjectivité. Cette troisième rumination portera un regard interrogatif, presque suspicieux, sur les oppositions traditionnelles de notre vieille métaphysique de l’Être. Et si le monde n’existait pas ? Et si Dieu, lui-même, était, contrairement à la supposition de Descartes, un malin génie et un sacré farceur ? Bref si tout ça n’était finalement qu’une immense supercherie ?
Enfin, dans un quatrième chapitre, il nous faudra explorer les multiples présents visionnaires qui nous sont proposés. Du plus naïf au plus sombre, du plus guerrier au plus passif, notre temps est loin d’être mono-théiste. Nous naviguerons dans les méandres des âmes contemporaines, accostant sur les rives des îles qui composent notre archipel. Optimus Prime, ou l’îlot de la transformation. Dark Side of the Moon, île de la désolation, Inglourious Basterds, pays tragique de la fête, mon Poitou provençal.
Chapitre 1
Les muses des masses
Il n’est pas donné à chacun de prendre un bain de multitude ; jouir de la foule est un art ; et celui-là seul peut faire, aux dépens du genre humain, une ribote de vitalité, à qui une fée a insufflé dans son berceau le goût du travestissement et du masque, la haine du domicile et la passion du voyage.
Charles Baudelaire, Les foules
Souven...