CHAPITRE 1
Éclectisme, syncrétisme, bricolage
L’éclectisme, le syncrétisme et le bricolage sont souvent considérés comme des synonymes. La principale limite d’un article de Françoise Champion sur le paysage religieux contemporain est justement de tenir pour équivalentes des expressions comme « religieux flottant », « éclectisme », « syncrétisme » et « bricolage ». Largement partagée, cette perspective envisage les notions comme autant de variations sur un même thème — des variations qui font référence au mélange, à un pot-pourri d’éléments qui ne vont pas très bien ensemble, ou à « une collection rhapsodique d’idées toutes faites, sinon incohérentes, du moins non reliées entre elles ». Si nous évoquons successivement les trois notions, c’est pour montrer à la fois ce qui les réunit et ce qui les distingue.
L’éclectisme et le syncrétisme
L’éclectisme se caractérise par l’ouverture aux différences, par la volonté d’accueillir des idées diverses sans envisager l’exclusivité. Du grec eklegein, le mot implique un choix. L’éclectique refuse de se faire imposer autoritairement une opinion et revendique le droit de « penser de lui-même », ainsi que le rappelle Diderot dans l’article qu’il consacre à ce mot, dans l’Encyclopédie.
L’artiste éclectique est celui qui « ne se laisse enfermer dans aucune école ni aucun style, tout en n’en refusant aucun. Il prend ici et là, selon son gré, de quoi produire. » Billard ajoute que la pensée éclectique est une pensée particulière et domestique. Dans la mesure où l’on ne vise pas un système et une compréhension totale du monde, on se satisfait de buts plus modestes, à savoir de « vivre et bien vivre ». À travers la mise entre parenthèses de toute ambition systémique, l’éclectique pratique le doute. Mais ce doute n’est pas aussi radical que celui de Descartes et il n’est pas utilisé comme une méthode de pensée : c’est plutôt un moyen, un outil.
Le syncrétisme a d’importants points en commun avec l’éclectisme, mais il ne s’y réduit pas. S’il lui est apparenté, c’est en ce qu’il présuppose lui aussi un ensemble d’idées très différentes, parfois contradictoires, puisées dans des systèmes et des contextes variés. Mais le syncrétiste fait toutefois un pas de plus, que l’on doit bien saisir si l’on souhaite comprendre l’ampleur de son travail.
L’éclectisme consiste essentiellement dans le libre choix d’idées diverses qui peuvent appartenir à des univers distincts. L’éclectique adhère à ces idées diverses puisqu’elles lui semblent envisageables et non parce qu’elles s’agencent forcément bien les unes aux autres. Autrement dit, l’éclectique ne s’efforce pas de développer un système cohérent. C’est le syncrétiste qui aura cette ambition. Pour lui, les idées puisées dans des traditions multiples ne doivent pas seulement coexister, mais s’agencer.
Le syncrétisme ne se limite donc pas à un simple choix : il suppose une synthèse (sunthesis, « mise ensemble ») menant à la fusion de doctrines qui, à première vue, ont peu de choses en commun. Ses critiques les plus sévères, Diderot par exemple, soutiendront qu’il s’agit d’un « processus de fusion par conciliation », car le propre de chacune des idées retenues est moins important que la cohérence de l’ensemble. Mais la cohérence a beau ne pas être perçue par tous, elle est bien réelle pour le pratiquant : « du point de vue d’une orthodoxie, les menus constitués peuvent sembler incohérents ; du point de vue des utilisateurs, ils sont toujours des productions de cohérence, fût-elle utilitaire et provisoire ».
Bref, chez le syncrétiste, le libre choix n’est pas effectué pour lui-même, mais pour faire système. Là où l’éclectisme est le lieu de juxtapositions souvent hardies, le syncrétisme est le lieu de synthèses non moins audacieuses. Mais si les syncrétistes recherchent la cohérence, plusieurs les taxent plutôt d’in-cohérence. Les critiques du syncrétisme soutiennent qu’il sacrifie la vérité et cherche la paix. Nous y reviendrons.
Dans l’étude des religions, le syncrétisme tend à être abordé selon deux perspectives. On peut l’envisager comme dispositif à la base des religions instituées — dans « les lectures du christianisme primitif comme expression d’un syncrétisme grandiose », par exemple. Ce n’est pas alors une sous-catégorie quelconque, mais le catalyseur d’une tradition ; dès les premiers moments de leur genèse, bien des religions semblent en effet avoir assimilé des croyances et des rites appartenant à une religion dite « populaire », ou à des religions étrangères. Mais le placer à l’origine des religions n’est pas sans poser problème. Postuler que le syncrétisme est partout dans les grandes traditions, c’est peut-être aussi prétendre qu’il n’est nulle part ; une telle perspective court le risque de « diluer l’objet ».
On peut par ailleurs souligner le caractère polémique de ce retour à l’origine : c’est un pied de nez à une conception plus largement partagée du syncrétisme, selon laquelle il intervient toujours après coup, récupérant les miettes de traditions menacées, en voie d’extinction. L’emploi le plus répandu du syncrétisme en fait le principal agent dans l’élaboration de courants plus marginaux, quel que soit leur lien avec les courants majeurs ; ainsi considéré, il est « toujours pour les clercs la religion des autres ».
L’histoire fournit de nombreux cas de syncrétismes religieux et philosophiques, pour la plupart jugés sévèrement. Les efforts néoplatoniciens de prouver l’entente fondamentale de Platon et d’Aristote en sont le parfait exemple. En effet, les néoplatoniciens ont suggéré que les pensées de ces derniers étaient tout à fait cohérentes et qu’on pouvait les réunir. C’était une assertion ambitieuse et problématique car il est plus facile de relever les différences entre Platon et Aristote que ce qui les rapproche. Afin de prouver l’entente essentielle qui aurait existé entre les deux philosophes, les néoplatoniciens ont dû infléchir certains aspects de la pensée de l’un et de l’autre pour montrer qu’elles étaient fondamentalement équivalentes. Ces raccourcis correspondent à la fusion par conciliation dénoncée par Diderot. On comprend aussi pourquoi ce dernier soutient que le syncrétiste recherche avant tout la paix : en prétendant que des penseurs aussi différents (en apparence) que Platon et Aristote s’entendent parfaitement, on coupe court aux débats et aux conflits ; les partisans de Platon et ceux d’Aristote ne forment plus deux groupes distincts, mais un seul groupe harmonieux.
Si les exemples anciens de syncrétisme sont nombreux, les exemples contemporains le sont également. Le courant du nouvel âge, par exemple, est éclectique en ce qu’il puise des idées et des figures dans des traditions religieuses très diverses, au gré des intérêts de ses pratiquants ; mais, par extension, son but est de montrer que toutes ces idées peuvent être liées les unes aux autres, qu’elles sont cohérentes entre elles. On peut donc parler de syncrétisme, ici, car on ne se contente pas de s’inspirer librement d’idées et de concepts — on soutient que ces idées et concepts « tiennent bien ensemble ».
Syncrétisme, métissage culturel et acculturation formelle
L’éclectisme et le syncrétisme sont mis à profit dans l’étude de phénomènes assez généraux, mais ils sont également employés dans des analyses plus étroitement circonscrites, traitant d’une culture ou d’une population donnée. À titre d’exemple, certains se sont efforcés de mettre au jour le génie syncrétiste de la culture brésilienne — dans le candomblé, surtout, qui est également pratiqué dans d’autres pays sud-américains, et qui a longtemps été prohibé par l’Église catholique.
Les recherches du sociologue Roger Bastide sur le candomblé l’ont convaincu que, selon la formule de Bergson, l’homme est une « machine à fabriquer des dieux ». La mort des dieux institués n’entraîne donc pas « la disparition de l’expérience instituante du sacré à la recherche de nouvelles formes où s’incarner ». Le sacré prend corps dans de multiples phénomènes, comme en réaction à la crise des religions instituées. Les quêtes de sacré des c...