Entre bleuets et myrtilles
Les blueberries sont des fruits qui se traduisent mal. Bien que jolis, appétissants et riches en antioxydants, ils posent un grave problème pour les traductions transatlantiques : ils sont dits myrtilles en France, bleuets au Québec. Comble de malheur, le mot bleuet, en France, désigne une fleur qui pousse dans les blés, la centaurée. Dans une traduction destinée aux deux publics, aucun compromis n’est possible : que faire ? La tentation est forte d’écrire fraise ou framboise à la place.
Si je parle de traductions transatlantiques, c’est pour désigner la coédition, sans doute le virage le plus important survenu au cours des vingt dernières années dans le domaine de la traduction au Québec. La coédition peut prendre deux formes : celle d’une entente préalable conclue entre deux maisons d’édition, dans ce cas l’une française, l’autre québécoise, qui participent à l’ensemble du processus ; ou encore, celle d’une cession de droits, où l’un des joueurs commande, fait réviser et publie la traduction et la vend par la suite à l’autre. Dans les deux cas, le texte publié est en principe le même, à part les petits ajustements culturels faits dans l’autre pays (remplacement de myrtilles par bleuets ou l’inverse).
Quand Paul Gagné et moi nous sommes lancés dans la traduction, les préjugés étaient encore tenaces : beaucoup d’agentes et d’autrices du Canada anglais croyaient (quelques-unes le croient encore) que le « français de France » était plus universel ou que les Québécois employaient un lousy French. Les traductions faites en France s’exportaient au Québec, mais l’inverse était rare (je songe tout de même aux traductions de la série Anne, la maison aux pignons verts, par Hélène Rioux). La situation a énormément évolué depuis. Beaucoup de nos traductions ont été publiées en France, directement ou reprises par L’Olivier, Le Seuil, Christian Bourgois, Actes Sud, Flammarion France, le Sous-sol, Buchet-Chastel, Robert Laffont, les Éditions de l’Observatoire, Liana Levi et, en poche, par Folio, 10/18, Points et J’ai lu, entre autres. Et si nous avons été parmi les premiers avec Ann-Marie MacDonald (Flammarion), Alistair MacLeod (L’Olivier) et Nega Mezlekia (Actes Sud) dans les années 1990, nous sommes loin d’être les seuls aujourd’hui. Signe de santé, signe d’ouverture.
Si la coédition se répand, c’est que tout le monde y trouve son compte. Elle est bonne tout d’abord pour les autrices canadiennes, dont les livres circulent plus largement et leur rapportent davantage. Les écrivaines ne sont cependant pas les seules à tirer profit de la coédition. Dans le cas d’un texte déjà traduit au Québec, les éditrices françaises trouvent l’achat de droits avantageux : acquérir une traduction terminée, révisée et mise en pages leur coûte moins cher et leur fait gagner du temps. La maison d’édition québécoise, pour sa part, bénéficie de la vente des droits. Les seules qui n’y gagnent pas financièrement – même si elles sont honorées et fières –, ce sont les traductrices, qui ont normalement dû, selon les termes du contrat initial, céder leurs droits sur l’œuvre. Tout de même, c’est un plaisir de voir ses traductions recensées dans la presse française, parfois sélectionnées pour les prix littéraires, sans parler de celui de traiter avec des gens chaleureux et ouverts du milieu de l’édition française. Dans plusieurs cas récents, d’ailleurs, la version de nos traductions parue en France était presque identique à celle publiée au Québec : signe des temps, l’éditrice française tenait à garder le français d’ici.
La coédition recèle donc de grandes promesses. Cela dit, traduire pour deux aires culturelles ne va pas de soi : on n’échappe pas à l’épineux problème des bleuets-myrtilles, emblème des différences linguistiques et culturelles. Les mots abstraits ne posent aucun problème ; les difficultés surgissent quand il s’agit de nommer le monde concret qui nous entoure, ou encore de traiter d’une réalité culturelle autre. Entre ici et là-bas, entre chandail et pull, cellulaire et portable, comptoir de cuisine et plan de travail, dans le stationnement et sur le parking, cinquième année du primaire et CM2, et même entre yogourt et yaourt, il faut choisir. Les jurons sont un cauchemar permanent. De façon générale, on peut utiliser nos termes, et les Français les remplacent par les leurs. Toutefois, alors que les traductrices québécoises, surtout dans le contexte de la coédition, doivent se demander si tel mot ou telle tournure « passera en France », aucune traductrice française ne pense au public québécois en traduisant ; aucune ne se demande si tel choix lexical est « trop hexagonal » ni si sa version « passera au Québec ». C’est ici qu’on sent l’inégalité entre les deux joueurs, entre les deux formes de français.
En effet, la traduction, comme tous les arts, est inséparable de rapports de force sociaux, économiques et culturels plus vastes. La France est une grande puissance ; le Québec, ancienne colonie avec une population et, par conséquent, un lectorat, moindres, a un poids plus faible. Et parce que la littérature française est très présente au Québec tandis que l’inverse est moins vrai, la variante hexagonale, voire parisienne, du français tend à s’imposer. On observe un phénomène similaire pour les romans en langue originale. Depuis quelques années, la France s’ouvre à la littérature québécoise : les succès récents de nombre de nos autrices là-bas en font foi. Encore là, alors que certains livres québécois sont publiés tels quels là-bas, d’autres sont augmentés d’un lexique ou sont « adaptés » au marché. Si ce travail rend le livre plus accessible au lectorat français et lui vaut un public plus vaste, on ne peut que s’en réjouir. Mais, logique du marché et domination historique obligent, les romans français ne sont jamais modifiés ou réécrits pour le public québécois.
Outre les liens historiques et la langue partagée – même si elle est loin d’être identique –, la France et le Québec-Canada ont en commun d’être d’importants pays de traduction. Les livres auxquels on a accès sont en revanche très différents. Peu de pays ont, comme le Canada, deux langues officielles et deux mondes éditoriaux autonomes ; peu de pays pratiquent la traduction surtout à l’intérieur de leurs frontières. Presque tous les livres traduits en France proviennent de l’extérieur ; presque tous ceux traduits au Canada émanent de l’intérieur du pays.
La raison en est simple : pour soutenir la littérature d’ici et stimuler la traduction littéraire, le Canada subventionne depuis 1972 la traduction d’œuvres canadiennes (l’autrice, la traductrice et la maison d’édition doivent être canadiennes ; les livres écrits dans une autre langue par une autrice canadienne sont également admissibles). L’immense majorité des traductions publiées au Canada sont postérieures à cette date et, sans l’aide du Conseil des arts du Canada, les autrices canadiennes seraient traduites en France, pour les plus commercialisables d’entre elles, ou ne le seraient pas. (Ajoutons au passage que les tarifs, fixés aussi par le Conseil des arts, éliminent la compétition fondée sur les prix, courante dans certains pays.) Système transparent et égalitaire : tout le monde, indépendamment de son genre ou de ses années d’expérience, gagne la même chose.
Le système de subventions, indispensable pour soutenir la publication et la traduction dans un petit marché comme le nôtre, crée tout de même des contraintes : sauf si elles travaillent pour un éditeur étranger, il est presque impossible pour les traductrices d’ici de traduire des autrices d’un autre pays. En revanche, les maisons d’édition françaises publient en traduction la littérature du monde entier, y compris bon nombre d’œuvres canadiennes-anglaises.
Conséquence pour les lectrices québécoises : la voix des écrivaines du monde nous parvient de la France. D’où un filtre supplémentaire, un sentiment, dans certains cas, de ne pas reconnaître la réalité dont il est question. Malgré l’excellence de beaucoup de traductions faites par nos collègues françaises, il y a parfois une dissonance pour nous. Curieusement, le fait de partager une langue amplifie la déformation de notre réalité. Pour traduire vers le français un livre d’une autrice indienne, irlandaise ou néo-zélandaise, pas besoin de chercher « comment ça se dit là-bas » en français. À l’inverse, traduire un livre canadien-anglais sans tenir compte du fait que la réalité nord-américaine – les institutions, les pratiques sportives, la toponymie – a déjà été nommée en français ici, c’est faire preuve d’arrogance culturelle. Ce qui agacerait au cinéma si les films n’étaient pas doublés ici (« putain, mec, où tu l’as foutue, l’oseille ? ») choque aussi à la lecture ; les comptes rendus de la presse et de la radio font souvent état d’expressions qui perturbent la lecture, même si certaines éditrices d’ici qui republient des traductions faites en France enlèvent ou remplacent systématiquement certaines tournures, tout comme les éditrices françaises le font dans le cas des traductions québécoises.
Il faut distinguer entre les adaptations au lexique local (maison mobile ou mobile home, fourgonnette ou camping-car), qui facilitent la lecture et peuvent se pratiquer dans les deux sens, et les véritables erreurs. De fait, rien ne remplace une bonne connaissance de l’univers culturel de départ. Je ne parle pas de sang ou de pureté des origines, mais d’un regard informé, d’une familiarité et d’une aisance qui permettent à une traductrice de rendre non seulement les références explicites, mais aussi l’implicite, les connotations, la nuance.
Partout dans ces pages, j’ai défendu les traductrices et demandé qu’on tienne compte des difficultés que pose leur travail. Par contre, je m’indigne d’erreurs manifestement dues à l’ignorance du contexte local. Dans le cas d’un personnage qui attend l’autobus, à Vancouver, « in front of the Hudson’s Bay » (on aura reconnu le magasin La Baie), on lit dans la traduction française qu’il attend « devant la baie d’Hudson » (en anglais Hudson Bay, sans apostrophe), qui se trouve à plus de deux mille kilomètres à vol d’oiseau. Ailleurs, les affreux « Lepage Glue sandwiches » qu’on veut éviter à tout prix ont été transformés en exquis « petits fours de chez Lepage ». Ailleurs encore, une maison victorienne de trois étages est devenue un appartement de trois pièces, de sorte que les personnages de l’original étaient beaucoup mieux logés que leurs homologues traduits, et un savon de vaisselle appelé Fairy Liquid est devenu un conte de fées raconté par une mère.
On a beaucoup décrié au Québec certaines traductions de Mordecai Richler, parfaites pour les Français, sans doute, mais beaucoup moins pour nous. Le Montréal de la traduction française de Barney’s Version est méconnaissable, avec sa rue de l’Évêque (rue Bishop), sa Sherbrooke Street, son Bureau canadien du cinéma (pour Office national du film), ses gosses qui fréquentent le lycée et sa Stanley Cup remportée en six jeux grâce à Maurice Richard, dit la Fusée. Bref, on a donné des noms inventés à une réalité déjà nommée en français, niant la langue et la perspective locales pour les calquer sur un ailleurs hégémonique. Les lectrices françaises n’apprécieraient sûrement pas qu’une traduction vers leur langue parle de la rue des Champs-Élysées ou de l’église du Saint-Cœur.
On pourrait multiplier les exemples : un corner ou un carton rouge au hockey, un magasin Canadian Tire rendu par Pneus-Canada ou, dans une autre traduction, magasin de pneus. Ou encore cette horreur, dans la bouche d’une enseignante du primaire du West Island : « Je suis devenue instit. En CM2, à l’Ouest-de-l’Île. »
Enfin, ce sont des horreurs pour nous ; les lectrices françaises trouvent sans doute normales ces traductions. Pour des raisons historiques et économiques, leur version du français tend à l’emporter. Voilà pourquoi la coédition, bien qu’elle offre des occasions extraordinaires, ne va pas sans risque. De plus en plus, les éditeurs québécois demandent un français « mid-Atlantic » ou nous disent : « Pas trop québécoise, la traduction, j’espère la vendre à la France. » Voilà pourquoi, sauf exception (un livre qui exige une traduction très québécoise ou une maison d’édition qui ne songe pas à l’exportation), les traductrices de chez nous réfrènent leurs élans québécisants. La commande de la coédition est donc, la plupart du temps, un français relativement standard, c’est-à-dire qui tire vers le « français de France ». Voilà pourquoi on nous biffera dans beaucoup de cas rapailler, paqueté, pogner et quantité d’autres mots que nous aimerions bien utiliser. Pour notre part, nous refuserons toujours avec la dernière énergie rocking-chair, flicaille, toubib, mec, meuf, gonzesse, nana, buter et autres c’est naze.
Comme pour les bleuets-myrtilles, la solution de compromis n’existe pas dans tous les cas. Dans un roman récent de...