
- 240 pages
- French
- ePUB (adapté aux mobiles)
- Disponible sur iOS et Android
eBook - ePub
Ă propos de ce livre
Pour la premiĂšre fois Dominique Schnapper se confie. Elle nous parle d'elle, de son pĂšre Raymond Aron, de son mari, l'historien d'art Antoine Schnapper. PlongĂ©e par tradition familiale dans les grandes questions du siĂšcle, tĂ©moin du combat que menĂšrent certains des plus grands esprits de notre temps contre l'illusion communiste, elle Ă©voque son mĂ©tier de sociologue, loin des engouements collectifs et des modes intellectuelles. Elle raconte ses premiers pas dans la recherche acadĂ©mique au cours des annĂ©es 1960, Ă l'heure oĂč l'enseignement de la sociologie se rĂ©organise, sa rencontre dĂ©cisive avec Pierre Bourdieu et la rupture avec lui dans le climat de l'aprĂšs-68, ses relations avec les figures qui ont marquĂ© la sociologie française des derniĂšres dĂ©cennies, de Raymond Boudon Ă Alain Touraine. Elle revient sur son Ćuvre, des identitĂ©s juives, des Ă©preuves des immigrĂ©s et des chĂŽmeurs Ă la thĂ©orie de la citoyennetĂ©, Ă laquelle nous empruntons sans le savoir des notions telles que la « communautĂ© des citoyens » ou la «dĂ©mocratie providentielle », passĂ©es dans le langage courant. Elle porte un regard sans concession sur la nature du pouvoir politique et sur la vie intellectuelle française. Le travail d'une vie. Dominique Schnapper, une des grandes figures de la sociologie française, a Ă©tĂ© directrice d'Ă©tudes Ă l'Ăcole des hautes Ă©tudes en sciences sociales, membre du Conseil constitutionnel de 2001 Ă 2010, a reçu le prix Balzan en 2002. Elle a notamment publiĂ© Juifs et israĂ©lites (1980), La France de l'intĂ©gration (1991), La CommunautĂ© des citoyens (1994), La Relation Ă l'autre (1998), La DĂ©mocratie providentielle (2002), Une sociologue au Conseil constitutionnel (2010).Â
Foire aux questions
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Informations
Chapitre 1
Formation
Sylvie Mesure (S. M.) et Giovanni Busino (G. B.) â Pourquoi et comment avez-vous choisi, ou acceptĂ©, dâĂȘtre sociologue ? Vous ĂȘtes avare de dĂ©tails biographiques. Votre parcours pourrait faire mieux comprendre les raisons, les conflits, les dĂ©boires et les succĂšs de la sociologie française dâaujourdâhui.
Ma rĂ©ticence naturelle Ă parler de moi a Ă©tĂ© renforcĂ©e par ma filiation. Parler de moi, de mes origines ou de ma formation intellectuelle, câĂ©tait inĂ©vitablement parler de mon pĂšre. Il nâest jamais aisĂ© de parler de son pĂšre, tant il fait intimement partie de soi. Dans ce cas, câĂ©tait particuliĂšrement difficile, Ă©tant donnĂ© la position originale dans le « champ intellectuel », pour parler comme les sociologues, de Raymond Aron. Figure admirĂ©e et radicalement contestĂ©e, Ă la fois marginale et, Ă lâĂ©poque de mon entrĂ©e dans la vie professionnelle, centrale dans le monde de la sociologie puisquâil occupait une des deux chaires de la Sorbonne. De plus, jâĂ©tais sensible aux malheurs de la cĂ©lĂ©britĂ©, aux malentendus qui naissent autour des personnalitĂ©s connues, aux fausses interprĂ©tations quâelles suscitent. Elles Ă©taient dâautant plus virulentes Ă lâĂ©gard dâun anticommuniste, qualifiĂ© dâhomme de droite, que cette position, dans les annĂ©es 1950-1960 encore, paraissait peu Ă©lĂ©gante. Raymond Aron Ă©tait isolĂ© dans le monde intellectuel et mĂȘme, plus largement, parmi tous ceux qui se voulaient « dans le vent ». La maniĂšre cavaliĂšre dont les Ă©tudiants de Sciences-Po parlaient de lui mâavait Ă©tĂ© particuliĂšrement pĂ©nible. Je voulais prĂ©server ma relation avec lui â et, plus tard, avec mon Ă©poux â de la moindre publicitĂ©. Mon pĂšre Ă©tait, malgrĂ© les apparences, fragile et jâaurais, plus que tout, craint que la moindre dĂ©claration pĂ»t ĂȘtre utilisĂ©e contre lui⊠Câest la raison pour laquelle jâai toujours refusĂ© de prendre parti dans la vie politico-mĂ©diatique. Je ne voulais pas apparaĂźtre comme un suiveur aveugle de ses positions, mais je voulais encore moins le critiquer ou mĂȘme apporter la moindre nuance Ă ses analyses, ce qui aurait pu nourrir une attaque du style : « MĂȘme sa fille pense que⊠» Je crois que cela lui aurait Ă©tĂ© insupportable et, pour rien au monde, je nâaurais voulu le blesser.
Aujourdâhui encore, jâaurai de la peine Ă dĂ©crire mon parcours. Je nâai pas de talent littĂ©raire. De plus, jâai hĂ©ritĂ© de mon pĂšre le sens de lâavenir et peu de goĂ»t pour me pencher sur le passĂ©. Je sais et je sens combien il mâa faite, Ă©videmment, mais je nây pense consciemment jamais. Câest une forme de dĂ©fense. Jâai donc du mal Ă raconter des Ă©pisodes de ma vie, mais je vais essayer dâanalyser ce que furent les Ă©vĂ©nements qui permettent de mieux comprendre ce qui mâa formĂ©e.
Il me paraĂźt aujourdâhui Ă©vident que le fait dâavoir vĂ©cu la guerre entre 5 et 10 ans a Ă©tĂ© capital. Jâai Ă©tĂ© sĂ©parĂ©e de mon pĂšre pendant deux ans et demi en sorte que, lorsque je suis arrivĂ©e Ă lâĂąge de 8 ans et demi Ă Londres, en juillet 1943, je ne lâai pas « retrouvĂ© » puisque je nâavais aucun souvenir de lui, je lâai dĂ©couvert. Au Maroc, entre novembre 1940 et juillet 1943, jâavais appris Ă dire quâil avait disparu (je rĂ©pĂ©tais docilement : « Il nâest pas ici », une de mes camarades avait entendu quâil Ă©tait « pĂątissier ») et Ă taire le fait quâil Ă©tait probablement Ă Londres. Pendant longtemps, ma mĂšre ignorait dâailleurs sâil Ă©tait vraiment arrivĂ© en Angleterre et ce quâil y faisait.
Jâavais sans doute intĂ©riorisĂ© une part de lâangoisse de ma mĂšre dans ces circonstances. Nous avons gardĂ© toute notre vie des relations trĂšs Ă©troites et profondes qui ont dĂ» ĂȘtre forgĂ©es au cours de ces annĂ©es de solitude au Maroc. De cette Ă©poque, jâai aussi le souvenir de la transformation de notre voisine Ă Rabat, vichyste notoire, qui, du jour au lendemain, sâest retrouvĂ©e passionnĂ©ment proamĂ©ricaine aprĂšs le dĂ©barquement alliĂ© en novembre 1942 et les rĂ©flexions ironiques que cette brutale conversion avait suscitĂ©es chez ma mĂšre. Depuis cette date, aucun retournement de veste ne mâĂ©tonne⊠mĂȘme si ceux dâaujourdâhui nâont Ă©videmment pas le mĂȘme caractĂšre.
Nous avions Ă©tĂ© chaleureusement accueillies par la directrice du lycĂ©e de Rabat, la femme de Charles LecĆur, qui Ă©tait un camarade de mon pĂšre Ă lâĂcole normale supĂ©rieure. Ils se sont occupĂ©s de nous avec une efficacitĂ© et une affection admirables, et jâai gardĂ© une grande fidĂ©litĂ© Ă cette « tante Marguerite » jusquâĂ sa mort. Charles LecĆur a Ă©tĂ© tuĂ© au cours de la campagne dâItalie. Il travaillait sur les populations du Sahara Ă une Ă©poque oĂč lâethnologie nâavait pas le prestige ni le dĂ©veloppement quâelle a connus aprĂšs la guerre. CâĂ©tait un esprit original et paradoxal qui nâavait pas rĂ©ussi Ă passer lâagrĂ©gation Ă cause de son originalitĂ©. Je me souviens avec tendresse de ce couple et de la douleur de tante Marguerite aprĂšs la mort de son mari. Je voudrais aussi rappeler le souvenir de la famille Poitout et de sa gĂ©nĂ©rositĂ© Ă lâĂ©gard des rĂ©fugiĂ©es que nous Ă©tions. En dehors de ces deux foyers chaleureux, il fallait ĂȘtre prudent et ne parler ni de Vichy, ni de Londres, ni des juifs. Au cours des deux sĂ©jours que nous avons faits dans lâAtlas, dans un hĂŽtel de vacances, ma mĂšre mâavait fait de grandes recommandations de discrĂ©tion. Le milieu français de Rabat nâĂ©tait pourtant pas trĂšs vichyste, il Ă©tait plutĂŽt de sensibilitĂ© rĂ©publicaine, surtout parmi les enseignants. Nous nâavons souffert que de lâexil, de la sĂ©paration dâavec mon pĂšre et, pour ma mĂšre, je peux facilement lâimaginer, de lâangoisse sur lâĂ©volution des Ă©vĂ©nements. Ă la fin de sa vie, elle pouvait raconter indĂ©finiment son expĂ©rience de la guerre et, curieusement, ne parlait jamais de la suite. Nous avions une fatma qui assurait le mĂ©nage et dont je garde des photos. Le monde quâon appelait « indigĂšne » nâexistait guĂšre. Nous traversions la mĂ©dina pour aller Ă la plage. Quelques princesses appartenant Ă la famille royale frĂ©quentaient le lycĂ©e, amenĂ©es en voiture, mais elles restaient Ă part, entre elles, enveloppĂ©es de leurs voiles, dans une partie de la cour, sans frĂ©quenter les Ă©lĂšves françaises. Je ne me souviens dâaucune rĂ©flexion dĂ©sobligeante sur les indigĂšnes, mais de lâignorance du monde marocain, malgrĂ© la popularitĂ© que connaissait Charles LecĆur auprĂšs des Marocains lettrĂ©s. Il faut dire que jâai quittĂ© le Maroc Ă 8 ans et demi.
S. M. â Comment cette petite fille a-t-elle ressenti les choses dans cette pĂ©riode troublĂ©e ?
Jâai un vague souvenir de lâarrachement Ă mes poupĂ©es quand nous avons pu quitter brutalement le Maroc, pratiquement du jour au lendemain. Il a fallu partir avec une seule valise, et je me souviens prĂ©cisĂ©ment de ce voyage en avion surprenant entre FĂšs et Londres avec une halte Ă Gibraltar, oĂč jâai dĂ©couvert, Ă©merveillĂ©e, des pĂątisseries dĂ©bordantes de gĂąteaux. ExpĂ©rience toute nouvelle, car, dans le Maroc de la guerre oĂč il nây avait ni lait ni beurre, câĂ©tait une chose inconnue. Je me souviens de ce vol de nuit entre Gibraltar et Bristol â nous avons dĂ©couvert que câĂ©tait Bristol en dĂ©barquant, nous nâavions aucune idĂ©e de lâendroit oĂč nous irions atterrir, câĂ©tait un secret militaire. Lâavion ramenait des soldats que lâEspagne de Franco rendait Ă la Grande-Bretagne via Gibraltar. Il avait Ă©tĂ© nĂ©cessaire dâobtenir lâautorisation spĂ©ciale dâEisenhower, chef des armĂ©es amĂ©ricaines en Afrique du Nord, pour quâune enfant puisse prendre place Ă bord de cet avion militaire. Je ne sais pas comment ma mĂšre avait obtenu ce passe-droit exceptionnel, je nâai jamais pensĂ© Ă le lui demander. Toujours est-il que nous Ă©tions les seules femmes au milieu des jeunes soldats britanniques qui nous offraient des tasses de thĂ© brĂ»lant dans une obscuritĂ© complĂšte. Il fallait Ă©viter les tirs possibles des Allemands depuis les cĂŽtes de France⊠Comment savoir ce qui a pu rester de ces Ă©pisodes ? Peut-ĂȘtre une certaine distance Ă lâĂ©gard des petites misĂšres de la vie paisible du monde dĂ©mocratique. Jâaurais tendance Ă le penser, bien que mon expĂ©rience nâait pas Ă©tĂ© comparable Ă celle de nos proches restĂ©s en France. En tout cas, cela mâa donnĂ© lâhabitude de vivre sur un plan historique et de mettre Ă distance le quotidien. Mes parents Ă©taient trĂšs attentifs Ă leur fille unique, mais en mĂȘme temps ils vivaient intensĂ©ment le tragique de la guerre. Le monde ne tournait pas autour du dĂ©veloppement de leur enfant. La veuve dâĂlie HalĂ©vy, que jâappelais tante Florence et qui est venue rĂ©guliĂšrement dĂ©jeuner chez nous jusquâĂ sa mort en 1958, a toujours trouvĂ© que jâavais Ă©tĂ© Ă©levĂ©e trop sĂ©vĂšrement. En tout cas, cela mâa aidĂ©e Ă ne pas penser que jâĂ©tais le centre du monde. DĂšs cette Ă©poque, la vie familiale Ă©tait concentrĂ©e autour de lâactivitĂ© intellectuelle de mon pĂšre en prise directe sur les Ă©vĂ©nements. Lâinitiation Ă la danse ou la participation Ă la chorale nâĂ©taient pas essentielles, mĂȘme si mes parents ont saluĂ© avec Ă©motion mon prix dâexcellence de 8e (lâĂ©quivalent du CM1), qui mâa Ă©tĂ© solennellement remis, au son de La Marseillaise, lors de la distribution des prix du lycĂ©e français de Londres par Edmond Vermeil, un grand germaniste, en juillet 1944, juste aprĂšs le dĂ©barquement. Ă une petite fille qui portait un nom juif⊠cela avait valeur symbolique dans lâatmosphĂšre de la guerre et de la LibĂ©ration, mais je nâen avais aucune conscience. Dâautant que jâavais Ă©tĂ© baptisĂ©e par ma mĂšre au Maroc. Jâavais alors suivi une Ă©ducation religieuse avec un vieux prĂȘtre trĂšs Ă©mu de me voir pleurer quand il me racontait la crucifixion du Christ et jâĂ©tais trĂšs pieuse.
Quand je vois combien nous avons Ă©tĂ© attentifs Ă lâĂ©panouissement physique et intellectuel et aux Ă©tats dâĂąme de nos enfants â qui ont la mĂȘme attention pour les leurs â, je me demande souvent si lâĂ©ducation inĂ©vitablement plus rugueuse ou plus rustique que nous avons reçue nous a fragilisĂ©s ou blindĂ©s. Dans le cas dâAntoine, mon Ă©poux, dont lâexpĂ©rience a Ă©tĂ© Ă©videmment tout autre Ă©tant donnĂ© la dĂ©portation de son pĂšre, cela lui a donnĂ© une force extraordinaire, il sâest construit seul. En ce qui me concerne, il fallait au contraire « faire avec » un pĂšre trĂšs prĂ©sent et dont la personnalitĂ© Ă©tait forte. Cependant, un peu de distance Ă lâĂ©gard des enfants et de leurs Ă©tats dâĂąme nâest peut-ĂȘtre pas toujours mauvais et, dans notre dĂ©sir de bien faire, je me demande si nous nâavons pas maintenant tendance Ă en faire trop.
En ce qui concerne mon Ă©ducation, on ne pouvait faire abstraction des Ă©vĂ©nements. Jâai Ă©tĂ© envoyĂ©e comme pensionnaire dans le Cumberland en octobre 1943, deux mois aprĂšs lâarrivĂ©e Ă Londres. Les enfants nâavaient pas le droit de rester dans la capitale soumise aux bombardements et ma mĂšre, enceinte, Ă©tait obligĂ©e de se reposer. Nous Ă©tions en guerre⊠Jâai refusĂ© dâaller dans une Ă©cole anglaise parce que je ne parlais pas anglais. Mes parents mâont donc inscrite au lycĂ©e français qui Ă©tait Ă©vacuĂ© loin dans le district des Lacs, au sud de lâĂcosse. Jâai rĂ©sistĂ© sans grandes difficultĂ©s, me semble-t-il, Ă cet Ă©loignement dans le Cumberland. Si lâenseignement Ă©tait en français, les Ă©lĂšves parlaient anglais entre eux, la plupart Ă©taient arrivĂ©s enfants en 1940 et nâavaient pas eu lâoccasion dâapprendre le français dans leur famille. Il a fallu mây mettre. Encore une fois, câĂ©tait la guerre. Je nâai pas souffert de lâinternat et jâai eu une merveilleuse maĂźtresse de 8e, une de ces maĂźtresses de lâancien temps, Mme Burke, exigeante et juste, que nous adorions. Je me souviens encore des « trucs » quâelle nous donnait pour faire la diffĂ©rence entre la forme de lâinfinitif et du participe passĂ© dans les verbes du premier groupe en remplaçant le verbe de la phrase par le verbe « battre » ou « battu ». Il mâarrive encore de le faire en souvenir dâelle et de constater que beaucoup de journalistes ou de candidats Ă des concours trĂšs sĂ©lectifs ont oubliĂ© cette rĂšgle de grammaire de lâĂ©cole primaire⊠JâĂ©tais en concurrence pour la premiĂšre place avec un fils de diplomate portugais.
Je me souviens de discussions sans fin le soir dâun lit Ă lâautre, dans un grand dortoir oĂč nous Ă©tions une vingtaine de filles et il sâagissait de ne pas se faire entendre de la surveillante. Et le jeudi, des fameuses tripes cuisinĂ©es Ă lâanglaise, immangeables, que lâon se refilait dâune assiette Ă lâautre⊠chaque table dâune douzaine dâĂ©lĂšves sâefforçait dâavoir au moins un amateur de tripes ! Le dimanche nous Ă©tions enrĂŽlĂ©s dans les scouts et jâai Ă©tĂ© chef de lâĂ©quipe des Mouettes (ruban blancâŠ), ce qui nous conduisait Ă de longues marches dans la campagne anglaise, quelque peu humide. Bref, la vie normale des petites filles en internat. Mais la deuxiĂšme annĂ©e, ayant perdu ma maĂźtresse chĂ©rie et appris lâanglais, jâai refusĂ© dây retourner aprĂšs NoĂ«l et jâai frĂ©quentĂ© une Ă©cole anglaise, Kensington High School, charmante, oĂč lâon ne faisait pas grand-chose : nous avons passĂ© le trimestre Ă apprendre les fractions et Ă lire Treasure Island de Stevenson, entre janvier et mai 1945. Ma mĂšre, ma sĆur et moi avons regagnĂ© Paris en juin 1945 â mon pĂšre Ă©tait rentrĂ© dĂšs que possible, fin 1944 â, et jâai passĂ© par miracle lâexamen dâentrĂ©e en 6e. Par miracle, puisque ma classe de 7e sâĂ©tait arrĂȘtĂ©e Ă NoĂ«l. La directrice du lycĂ©e MoliĂšre, oĂč Ă©tait organisĂ© lâexamen, avait Ă©tĂ© vichyste, et un enfant revenant dâAngleterre pouvait la « dĂ©douaner ». DâoĂč, sans doute, son indulgence alors que jâignorais la formule de la surface du trapĂšze ! CâĂ©tait aprĂšs la LibĂ©ration, je me souviens dâavoir demandĂ© Ă ma mĂšre ce quâil y aurait dĂ©sormais dans les journaux quand la guerre serait terminĂ©e. Elle mâa annoncĂ© la rivalitĂ© avec lâURSS⊠écho de lâanalyse de son Ă©poux. Mais je ne voyais pas quelles nouvelles pouvaient rivaliser avec les Ă©vĂ©nements dont jâavais Ă©tĂ© bercĂ©e. Jâai encore le souvenir de ceux qui allaient chaque jour Ă lâhĂŽtel Lutetia pour voir si leur pĂšre, leur mĂšre ou leur enfant Ă©tait revenu des camps et tĂ©lĂ©phonaient chaque soir pour nous en prĂ©venir. Je me souviens de ces coups de tĂ©lĂ©phone, en particulier de ceux de Gabrielle FerriĂšres qui allait aux nouvelles de son frĂšre, le philosophe et mathĂ©maticien, hĂ©ros de la RĂ©sistance, Jean CavaillĂšs, dont nous ne savions pas encore quâil Ă©tait mort.
S. M. â Ton pĂšre ne tâa jamais parlĂ© de cette pĂ©riode oĂč tu as Ă©tĂ© Ă©loignĂ©e de lui ? Il ne tâen a pas fait un rĂ©cit ? Ne serait-ce que pour te donner du sens ?
Mon pĂšre ne parlait jamais de son sĂ©jour solitaire Ă Londres. Il ne mâa rien dit de plus que ce quâil a Ă©crit dans ses MĂ©moires. Sa femme lui manquait. Ma mĂšre disait que tous les Free French avaient abondamment profitĂ© de la libertĂ© que leur donnait leur cĂ©libat forcĂ© â les jeunes Anglaises « libĂ©rĂ©es » par la guerre leur trouvaient un grand charme â et que deux seulement dĂ©ploraient lâabsence de leur femme, Raymond Aron et Marcel Bleustein-Blanchet ! Elle devait en ĂȘtre assez satisfaite. Il est vrai quâon peut regretter lâabsence de sa femme et connaĂźtre aussi des aventures⊠Il travaillait beaucoup, puisque non seulement il Ă©crivait ses articles dans La France libre quâil dirigeait, mais il traduisait et mettait en forme les articles dâun collaborateur trĂšs compĂ©tent dans les affaires stratĂ©giques, que nous appelions « Staro » (il avait un nom dâEurope centrale imprononçable, Stanislas Szymanczuk) qui ne parlait quâallemand. Et puis, il vivait au rythme des Ă©vĂ©nements historiques dâune maniĂšre trĂšs intense. On avait rĂ©ussi Ă lui faire parvenir une photo de moi Ă 7 ans qui Ă©tait passĂ©e par les Ătats-Unis grĂące Ă des intermĂ©diaires inconnus et il lâavait gardĂ©e dans son portefeuille.
Quand nous avons dĂ©barquĂ© Ă Bristol, je nous vois encore sur le tarmac, un peu dĂ©semparĂ©es. Le temps Ă©tait gris et humide, et nous arrivions de FĂšs oĂč il faisait 40 °C. Ma mĂšre a demandĂ© oĂč nous Ă©tions. Nous avons Ă©tĂ© longuement interrogĂ©es â enfin ma mĂšre a Ă©tĂ© interrogĂ©e â par un officier des renseignements et ma mĂšre, si passionnĂ©ment anglophile depuis le dĂ©but de la guerre, Ă©tait indignĂ©e de toutes ces questions. Un peu naĂŻve, elle pensait sans doute ĂȘtre accueillie dans lâenthousiasme. Elle a Ă©tĂ© assez convaincante pour que nous puissions prendre immĂ©diatement le train pour Londres et arriver en taxi Ă lâadresse de La France libre Ă midi exactement, le 14 juillet, au moment prĂ©cis oĂč mon pĂšre sortait sur le perron de Queensberry Place, siĂšge de la revue, pour se rendre Ă la rĂ©ception organisĂ©e par les autoritĂ©s françaises et cĂ©lĂ©brer la fĂȘte nationale. Ă lâĂąge dâun patriotisme dont on nâa plus idĂ©e aujourdâhui, câĂ©tait parfait ! Les Anglais qui passaient par lĂ ont dĂ» nous trouver trĂšs bruyants⊠Nous avons alors appris ensuite combien nous avions Ă©tĂ© chanceuses. Normalement, les autoritĂ©s britanniques mettaient les nouveaux arrivĂ©s dans des camps en attendant de vĂ©rifier tous les renseignements quâils avaient donnĂ©s. Cela pouvait prendre des mois, on Ă©tait au secret dans ces camps sans visite des proches. Quand les renseignements se rĂ©vĂ©laient exacts, on Ă©tait libĂ©rĂ© trĂšs poliment, avec des excuses pour le temps passĂ© dans ces conditions peu agrĂ©ables. Ma mĂšre a su leur inspirer confiance, ses grands yeux apparemment naĂŻfs ont rĂ©alisĂ© ce miracle.
S. M. â Comment se sont passĂ©es les annĂ©es dâaprĂšs-guerre ? DâaprĂšs ce quâen raconte ton pĂšre dans ses MĂ©moires, elles ont Ă©tĂ©, semble-t-il, assez pĂ©nibles pour lâensemble de la famille.
Pour moi, les annĂ©es dâaprĂšs-guerre ont Ă©tĂ© heureuses jusquâaux drames familiaux de lâannĂ©e 1950. Jâallais au lycĂ©e oĂč je rĂ©ussissais bien et oĂč jâavais de bonnes amies. Pour mon pĂšre, cela a Ă©tĂ© dur, car câĂ©tait lâapogĂ©e de la guerre froide, le temps des brouilles avec les amis de jeunesse Ă cause de ses positions, un grand isolement. Le milieu amical des annĂ©es 1930 ne sâĂ©tait pas reformĂ©, câest sans doute ce qui lâa rendu indulgent pour ceux avec qui il a pu alors continuer Ă avoir des Ă©changes intellectuels. Je ne mâen rendais pas vraiment compte ou je ne me concentrais pas sur ces problĂšmes. Les enfants sont pris par leur existence personnelle. Ăvidemment, 1950 a marquĂ© une rupture. Dans le silence, jâai fait lâexpĂ©rience de la mort de ma petite sĆur Emmanuelle et du handicap de ma plus jeune sĆur, Laurence â bien que, dans ce dernier cas, jâaie eu une rĂ©action de dĂ©fense en niant la rĂ©alitĂ© pendant longtemps jusquâĂ ce quâil devienne impossible de le faire. Cela mâa sans doute trĂšs profondĂ©ment bouleversĂ©e, mais en mĂȘme temps il y avait la jeunesse et la force de vie⊠Sans doute les erreurs et les errements dont je ne suis pas fiĂšre, que jâai pu faire dans les annĂ©es qui ont prĂ©cĂ©dĂ© la rencontre avec Antoine, sont-ils dus Ă ce bouleversement. Pour mes parents, lâĂ©preuve a Ă©tĂ© encore beaucoup plus rude.
S. M. â Sans dĂ©voiler trop de choses personnelles, on peut dire quâAntoine fut le grand amour de ta vie, celui par lequel la vie acquiert densitĂ© et sens. Comment as-tu fait sa rencontre ?
Jâai rencontrĂ© Antoine Ă lâInstitut de gĂ©ographie en octobre 1957 et nous nous sommes assis lâun Ă cĂŽtĂ© de lâautre, bien que je lâaie trouvĂ© un peu insupportable â et obsĂ©dĂ© par les coupes gĂ©ologiques auxquelles je ne comprenais rien et qui mâennuyaient Ă mourir. J...
Table des matiĂšres
- Couverture
- Titre
- Copyright
- Sommaire
- Avertissement
- Chapitre 1 - Formation
- Chapitre 2 - LâaprĂšs-68 dans le monde acadĂ©mique (1970-1985)
- Chapitre 3 - Les années fructueuses (1986-2000)
- Chapitre 4 - Entre lâĂcole des hautes Ă©tudes et le Conseil constitutionnel (2001-2012)
- Chapitre 5 - Une génération
- Remerciements
- Ouvrages citĂ©s de lâauteur
- Notes
- Du mĂȘme auteur chez Odile Jacob
- Ouvrage proposé par