
- 304 pages
- French
- ePUB (adapté aux mobiles)
- Disponible sur iOS et Android
eBook - ePub
Voir l’autisme autrement
À propos de ce livre
L'autisme est une souffrance lourde pour les enfants qui en sont atteints comme pour leurs parents et leurs proches. Nombreux sont ceux qui s'efforcent de comprendre et d'aider. Cependant, il n'existe pas de panacée. Psychanalyste et linguiste, Laurent Danon-Boileau propose une approche de l'autisme appuyée sur une longue pratique ; elle prend en compte à la fois ce qui relève de difficultés de langage et ce qui est lié à des troubles plus profonds. Comment en effet redonner à l'enfant le sens de l'échange s'il ne peut trouver plaisir à s'exprimer et s'il ne peut maîtriser l'outil qu'est la parole ? Pour autant, une simple « rééducation » ne peut suffire : c'est le désir et le goût de communiquer auxquels il doit pouvoir accéder. Le travail psychanalytique conserve donc tout son sens, à condition toutefois d'être associé à celui de multiples autres intervenants. Et si on cessait les luttes de clans pour se concentrer vraiment sur les enfants et sur la pratique ? Tel est le message de cet ouvrage tout sauf doctrinaire. Laurent Danon-Boileau est thérapeute au centre Alfred-Binet, professeur de linguistique à l'université Paris-V et chercheur au Laboratoire d'études sur l'acquisition et la pathologie du langage de l'enfant (CNRS). Il a notamment publié Des enfants sans langage et La parole est un jeu d'enfant fragile.
Foire aux questions
Oui, vous pouvez résilier à tout moment à partir de l'onglet Abonnement dans les paramètres de votre compte sur le site Web de Perlego. Votre abonnement restera actif jusqu'à la fin de votre période de facturation actuelle. Découvrez comment résilier votre abonnement.
Pour le moment, tous nos livres en format ePub adaptés aux mobiles peuvent être téléchargés via l'application. La plupart de nos PDF sont également disponibles en téléchargement et les autres seront téléchargeables très prochainement. Découvrez-en plus ici.
Perlego propose deux forfaits: Essentiel et Intégral
- Essentiel est idéal pour les apprenants et professionnels qui aiment explorer un large éventail de sujets. Accédez à la Bibliothèque Essentielle avec plus de 800 000 titres fiables et best-sellers en business, développement personnel et sciences humaines. Comprend un temps de lecture illimité et une voix standard pour la fonction Écouter.
- Intégral: Parfait pour les apprenants avancés et les chercheurs qui ont besoin d’un accès complet et sans restriction. Débloquez plus de 1,4 million de livres dans des centaines de sujets, y compris des titres académiques et spécialisés. Le forfait Intégral inclut également des fonctionnalités avancées comme la fonctionnalité Écouter Premium et Research Assistant.
Nous sommes un service d'abonnement à des ouvrages universitaires en ligne, où vous pouvez accéder à toute une bibliothèque pour un prix inférieur à celui d'un seul livre par mois. Avec plus d'un million de livres sur plus de 1 000 sujets, nous avons ce qu'il vous faut ! Découvrez-en plus ici.
Recherchez le symbole Écouter sur votre prochain livre pour voir si vous pouvez l'écouter. L'outil Écouter lit le texte à haute voix pour vous, en surlignant le passage qui est en cours de lecture. Vous pouvez le mettre sur pause, l'accélérer ou le ralentir. Découvrez-en plus ici.
Oui ! Vous pouvez utiliser l’application Perlego sur appareils iOS et Android pour lire à tout moment, n’importe où — même hors ligne. Parfait pour les trajets ou quand vous êtes en déplacement.
Veuillez noter que nous ne pouvons pas prendre en charge les appareils fonctionnant sous iOS 13 ou Android 7 ou versions antérieures. En savoir plus sur l’utilisation de l’application.
Veuillez noter que nous ne pouvons pas prendre en charge les appareils fonctionnant sous iOS 13 ou Android 7 ou versions antérieures. En savoir plus sur l’utilisation de l’application.
Oui, vous pouvez accéder à Voir l’autisme autrement par Laurent Danon-Boileau en format PDF et/ou ePUB ainsi qu'à d'autres livres populaires dans Psychologie et Troubles du spectre autistique. Nous disposons de plus d'un million d'ouvrages à découvrir dans notre catalogue.
Informations
Chapitre 1
Des enfants au bain
Lorsqu’on travaille avec un enfant autiste, la difficulté la plus grande est de parvenir à mesurer les variations qui affectent son comportement. En effet, sauf dans des cas extrêmement graves, un enfant n’est pas autiste de manière continue. Dans certaines situations favorables, il parvient à faire des choses qui sont censées être réservées à ceux qui vont bien. Tant d’un point de vue scientifique que dans une perspective de soin, il importe donc de déterminer les caractéristiques de telles situations favorables. Il convient également de préciser si ce qu’il accomplit dans ces moments-là est en tout point comparable à ce que ferait un enfant allant bien. C’est souvent pour repérer et établir des conditions dans lesquelles apparaissent des comportements évolués que la vidéo est précieuse. L’analyse de vidéos montrant des interactions avec des enfants autistes m’a convaincu que les choses ne sont pas toujours aussi claires que les nosographies voudraient le faire croire.
Dans ce chapitre, j’aimerais montrer, à partir d’analyse de vidéos, que les difficultés de l’enfant autiste dans le domaine de l’interaction et du jeu symbolique ne sont pas toujours simples à caractériser. Un grand nombre d’indices montrent en effet que s’il est en difficulté pour des raisons instrumentales, son appétence à la communication n’en est pas moins avérée, tout comme son désir de jouer. Les documents sur lesquels je vais étayer ces considérations proviennent essentiellement de films familiaux qui m’ont été confiés par des familles qui ont enregistré leur enfant très jeune, avant tout diagnostic, ce dernier n’ayant été posé que lorsqu’il avait 3 ans. Il s’agit de scènes de la vie familiale dont les protagonistes sont le petit et ses parents. Pour l’essentiel, l’apport de ces observations concerne deux domaines.
Le premier est celui du repérage des signes d’appels très précoces que l’on peut observer chez le nourrisson avant tout diagnostic explicite d’autisme. Les considérations qui interviennent concernent son tonus et sa posture, ainsi que sa coordination motrice, avant toute perspective de communication explicite avec autrui dans le cadre d’une interaction. À cet égard, les observations confortent l’idée que les premières émergences du trouble dont souffre l’enfant ne se marquent pas dans la sphère de l’interaction, mais dans celle du comportement sensori-moteur (du côté du tonus, de la posture et du mouvement, comme des sensations éprouvées face au monde). C’est à mon sens un argument plaidant en faveur de l’idée que l’essence du trouble autistique ne relève pas d’emblée du registre de la communication. Le second domaine est celui de cette dernière et du jeu symbolique. Il part de l’observation d’enfants un peu plus âgés. On y surprend l’enfant en train de faire des choses dont on le disait incapable, ce qui mérite à nouveau réflexion.
Une observation
Avec mon équipe de recherche1, nous avons entrepris une étude systématique des bains apparaissant dans les films familiaux d’enfants autistes dont nous disposions. Il semble que certains indices très précoces puissent y être décelés. Du côté des enfants, ils manifestent un trouble de l’association et de la coordination. On voit ainsi apparaître dans cette sphère ce qui sera plus tard leur difficulté majeure. Toutefois, lorsqu’on se penche sur les interactions filmées, il apparaît que les manifestations de tous les participants se trouvent affectées par ces difficultés.
Il n’y a pas que l’enfant qui est en souffrance. Sa mère l’est également. Et même si elle n’est pas en mesure de formuler ce qui se passe, elle s’adresse différemment à cet enfant-là. On la sent mal à l’aise, sans qu’elle puisse dire d’où cela provient. Avant de le savoir, elle sent intuitivement que quelque chose ne va pas, et cela transparaît dans la manière qu’elle a de s’adresser à lui. Pour appréhender les signes cliniques ressortissant à la relation mère-enfant, il convient donc d’être attentif aux particularités de celui-ci en interaction avec elle, mais également à la manière dont elle s’adresse à lui. Cela ne veut évidemment pas dire que la mère soit responsable en quoi que ce soit du trouble de l’enfant. Cela veut dire qu’elle y est instinctivement sensible, avant même que les médecins puissent lui dire ce qu’il en est. Elle réagit au manque de « responsivité » de l’enfant et tente d’y remédier.
Ce phénomène assez régulier a d’ailleurs donné lieu à une méprise particulièrement douloureuse. Face à leur enfant autiste, bien souvent, les parents s’adaptent spontanément. Or le comportement particulier qui en résulte a été stigmatisé par certains observateurs comme une cause des difficultés de l’enfant. En imputant l’origine de l’autisme aux particularités du comportement des parents, ces observateurs n’ont pas vu qu’il s’agissait des effets de l’adaptation des parents aux difficultés de leur enfant, à leurs efforts pour le ramener vers l’échange. La conséquence du côté des parents a été prise à tort pour une cause. Du côté de l’enfant, différentes observations ont montré qu’en dehors même de toute interaction, sa motricité spontanée quand il est très jeune et est par la suite diagnostiqué comme autiste présente un certain nombre de particularités. Certaines ont trait à la manière dont il parvient à se retourner pour se placer sur le ventre lorsqu’il est allongé sur le dos, d’autres à la manière dont il marche à quatre pattes, d’autres enfin à la façon dont il fait ses premiers pas. Il s’agit là de signes qui intéressent ses gestes et ses mouvements hors de toute relation à autrui. Cependant, chaque fois, ils sont la conséquence d’un manque de coordination.
D’autres signes ont également été relevés, cette fois dans l’échange et l’interaction avec l’adulte. Ils se marquent également au niveau de la posture et du tonus, mais cette fois en cours d’interaction. Il peut s’agir par exemple de la façon dont l’enfant de 8 mois, contrairement à ce qui devrait se passer, se montre incapable d’anticiper que sa mère va le prendre dans ses bras. Typiquement, par exemple, les enfants qui seront ultérieurement diagnostiqués comme autistes ne comprennent pas que leur mère leur tend les bras pour les porter et ils ne leur tendent pas les leurs en retour. La manière dont l’enfant s’élance vers sa mère indique comment il anticipe et « se représente » la suite de l’échange de postures et de gestes. Ici, les particularités du comportement de l’enfant ne sont plus à considérer en elles-mêmes, mais comme indices de la qualité de son interaction avec sa mère, de ses capacités d’anticipation, de représentation et d’adaptation à l’autre.
Toutefois, certaines caractéristiques du trouble communicationnel de l’enfant sont également repérables sur l’autre pôle de la dyade, dans l’attitude de la mère. En observant cette dernière, redisons-le, il ne s’agit pas de revenir à l’idée stupide selon laquelle son comportement serait la cause des difficultés de l’enfant. Il s’agit seulement de prendre son attitude, sa mimique et son discours comme des détecteurs particulièrement sensibles des dysfonctionnements propres à la relation que l’enfant établit avec elle. Il s’agit, si l’on veut, d’objectiver les indices qui marquent du côté de la mère qu’elle a l’intuition que quelque chose ne va pas. Elle n’en est pas consciente, mais cela se trahit et se traduit déjà à son insu.
Dans nos recherches sur le bain des enfants, l’observation a porté d’abord sur le discours d’accompagnement que la mère tient, sur la manière dont elle parle et dont elle formule ce qui se passe. Puis, nous nous sommes tournés vers les signes relatifs à l’enfant, en nous centrant plus spécifiquement sur sa posture et son regard. S’agissant du langage adressé, nous avons constaté des différences remarquables entre le discours qu’une mère tient à un enfant qui va bien et celui qu’elle tient à un autre qui va évoluer vers l’autisme. Bien entendu, a priori, une mère ne parle pas nécessairement de la même façon à tous ses enfants dans la même situation. Toutefois, dans le cas observé, il nous a semblé que les variations dépassaient le simple effet du hasard.
Nous disposions de deux filmages de bains. À deux ans d’intervalle, la même mère donnait le bain à l’une, puis à l’autre de ses filles, âgées toutes les deux de 6 mois. La première a par la suite présenté des traits autistiques, mais pas la seconde. Nous avons observé le comportement de la mère, ses commentaires et la manière dont son discours accompagnait les mouvements de chacune. Nous avons constaté que le langage adressé dans les deux cas était différent à la fois dans son lexique et dans son intonation. Lorsqu’elle s’adresse à l’enfant qui deviendra autiste, ses commentaires sont rares. Ils se bornent à décrire ce que fait l’enfant. L’intonation est faiblement modulée. Au contraire, lorsqu’elle s’adresse à l’autre enfant (celui qui ne présentera pas de symptômes), les commentaires sont plus nourris et le contenu du propos exprime souvent ce que la mère imagine que l’enfant peut ressentir. Dans le second cas, tout se passe comme si elle avait plus de facilités à s’identifier à sa fille et à mettre en mots les sentiments qu’elle lui prête. Quant à l’intonation, elle devient moins monotone. Ainsi, face à l’enfant en difficulté, le discours de la mère semble se faire l’écho d’un malaise dont elle-même ne s’est pas encore rendu compte. Comme si elle sentait que quelque chose n’allait pas et que cela se traduisait dans sa manière de parler à l’enfant, mais qu’elle n’avait pas clairement conscience d’un trouble dans l’interaction. Et ce trouble, tel qu’il ressort de la comparaison du bain donné à chacune des deux fillettes, semble provenir d’une difficulté à identifier ce que l’enfant autiste peut ressentir, faute de pouvoir saisir la valeur des signes qu’elle émet.
Nous ne savons pas à partir de quel âge le discours adressé à l’enfant en risque d’autisme se différencie de celui qui est adressé à l’enfant banal. On pourrait penser que la datation de la différence permettrait de savoir à partir de quel âge il serait raisonnable de rechercher des signes de prédisposition à l’autisme, l’intuition de la mère servant alors de révélateur, même à son insu. Une chose en tout cas semble claire : à 6 mois, le discours de la mère manifeste des différences palpables. Toutefois, quand elle parle à la petite fille qui deviendra autiste, il reste pleinement adapté. Au risque de me répéter, donc, la mère n’est pas en cause. Elle sait trouver la bonne distance et le bon langage pour entrer en interaction avec sa fille. Dans la parole qu’elle lui adresse, elle lui décrit ce qui se passe et ce qu’elle est en train de faire. Or, lorsqu’on travaille avec des enfants autistes plus âgés en cherchant à développer leurs capacités d’échange et de communication, c’est ce même type de langage descriptif que l’on emploie. Pour que l’enfant parvienne à saisir à quoi renvoient les mots, dans un premier temps, il faut se contenter de gloser ce qui se passe. Avec l’enfant autiste, la mise en mots des émotions est certes nécessaire, mais elle doit se faire de manière délicate et progressive. Faute de quoi, elle risque de donner lieu chez lui à de nouvelles incompréhensions.
On pourrait évidemment penser que toutes les différences ici relevées dans le comportement de la mère face à chacune des deux sœurs lors de leur bain à 6 mois sont aussi aléatoires que subjectives. Cependant, l’éprouvé direct de personnes non prévenues face à un enfant de 6 mois qui manifeste des difficultés de communication montre qu’il n’en est rien. C’est du moins ce qu’une expérience imprévue me donne à penser. Il m’est en effet arrivé à différentes reprises de montrer à des collègues successivement l’une, puis l’autre scène de bain sans leur dire quelle était celle des deux sœurs qui était en difficulté. Chaque fois, avant qu’ils sachent de quel enfant il s’agissait, j’ai pu constater une différence manifeste dans la manière dont chacune des deux situations était accueillie. Le bain de l’enfant en difficulté suscite régulièrement de la part du public un regard attentif, mais retenu et silencieux. En revanche, le bain de sa sœur provoque immédiatement un sentiment de plaisir et un attendrissement qui se marque par des mimiques et des murmures de participation. Comme si les collègues oubliaient dans le second cas qu’ils étaient spectateurs d’un film et qu’ils réagissaient comme ils l’auraient fait en présence directe d’un enfant au bain, se laissant alors porter par l’heureux échange d’affect et le mouvement d’accordage. L’éprouvé direct de personnes non prévenues manifeste donc une différence entre les deux situations. C’est spécifiquement ce ressenti immédiat qui est au fondement de ce que la psychanalyse désigne par contre-transfert. Il constitue une réponse subjective, intuitive, mais fiable à des caractéristiques inhérentes au sujet avec lequel l’observateur participant est en relation. Il ne représente pas, comme on serait tenté de le croire, un ensemble de réactions aléatoires qui dépendent de l’humeur.
Si on se penche sur le comportement de l’enfant, l’observation du bain révèle également des différences entre les deux sœurs. Elles se marquent dans la manière dont chacune réagit quand la mère la berce dans l’eau. Lorsqu’elle berce chacune d’entre elles, tout en la maintenant sous la nuque et les fesses, elle l’écarte d’elle, puis la ramène près de son visage. Or, pendant tout le mouvement, l’enfant qui va bien garde les yeux rivés dans ceux de sa mère. En revanche, ce n’est pas le cas de celui qui deviendra autiste. Son accrochage au regard de la mère est instable : elle regarde sa mère dans les yeux quand celle-ci la « ramène » face à son visage, mais elle décroche de son regard et laisse ses yeux se porter au plafond quand le mouvement de bercement l’écarte d’elle. En d’autres termes, elle ne semble pas chercher à faire pivoter ses yeux pour rester en contact lorsque la mère l’écarte de son visage. Il n’y a chez elle aucun mouvement compensatoire des déplacements imprimés à sa tête et à son corps par le bercement. Quand son corps bouge, il entraîne la tête. Comme le regard reste fixe, quand la tête bouge avec le corps, la cible visuelle change. Les yeux balaient le plafond au rythme du balancement. Chez la petite qui va bien, c’est tout le contraire : tout au long du bercement, quand sa mère l’écarte d’elle, elle parvient à compenser le déplacement du regard imprimé par le mouvement que subit sa tête en basculant son regard vers le haut pour rester agrippé aux yeux de sa mère.
Les mouvements du regard ne sont pas la seule différence entre les deux sœurs. Au cours du bain, le tonus et la posture générale des deux enfants diffèrent également. La sœur qui va bien est physiquement détendue et souple. Celle qui deviendra autiste se tient les mains serrées sur la poitrine, se raidit, ferme les poings, se met les mains dans la bouche ou encore garde les jambes et les pieds en extension, comme tétanisée.
Pour comprendre ces différences, il faut d’abord tenter de se figurer ce que représente un bain pour un enfant. Pour tous, c’est source physique et psychique de plaisir, mais aussi d’inquiétude. L’enfant qui est dans son bain n’est plus au contact de l’air. Le contact de l’eau sur la peau n’est pas celui que lui offre son milieu naturel. Par ailleurs, dans le bain, il ne dispose plus non plus des appuis qui sont les siens sur la terre ferme. Il en résulte une inquiétude. Face à cela, il lui faut s’accrocher à quelque chose. L’enfant banal s’accroche au regard de sa mère, tandis que l’enfant autiste s’accroche à lui-même, en recourant à son tonus, à sa posture ou à ses mouvements.
Pourquoi l’enfant autiste ne peut-il s’agripper au regard de sa mère ? Pourquoi ne bascule-t-il pas les yeux pour maintenir le contact œil à œil lorsque la mère l’écarte de son visage ? Notre hypothèse consiste à penser que pour s’agripper au regard de sa mère, quand la tête bouge, il lui faut calculer le mouvement compensatoire à imprimer à ses yeux à partir de la sensation de déplacement éprouvée. C’est cette conversion modale (de la sensation du mouvement imprimé à son corps en production de mouvement oculaire) qui se trouve en défaut chez l’enfant qui deviendra autiste. Du coup, il ne peut plus maintenir son regard dans celui de sa mère.
Il s’agit là d’un effet précoce de la dissociation modale (ou démantèlement) qui constitue le trouble majeur de l’enfant autiste. Ce démantèlement fait obstacle à la conversion. Le ressenti du mouvement impulsé par le bercement de la mère ne peut plus servir au calcul du mouvement oculaire qui permettrait à l’enfant de garder les yeux fixés dans ceux de sa mère. C’est pourquoi le lâcher intermittent du regard de l’enfant prédisposé à l’autisme peut être envisagé comme un signe précoce de démantèlement.
L’observation qui précède appuie l’hypothèse du démantèlement. Elle conduit également à une réévaluation de la valeur du signe plus tardif que constitue le détournement du regard. Curieusement, le visionnage de films familiaux des enfants autistes montre que, avant 2 ans, le détournement du regard ne s’observe pas de manière régulière. Auparavant, les enfants qui deviendront autistes ont parfois du mal à conserver un contact œil à œil avec autrui, mais ils ne présentent pas à proprement parler de fuite du regard. Comment expliquer la soudaine émergence de ce symptôme ? L’une des hypothèses possibles consiste à poser que ce détournement est un signe non pas primaire, mais secondaire, un signe « réactionnel ». On en vient alors à l’interpréter comme une mesure de « sauvegarde ». Confronté dans l’échange à certaines exigences d’accordage trop lourdes pour lui, l’enfant autiste cherche à construire une interaction « restreinte » et simplifiée en écartant une partie des données, celles que fournit la perception visuelle du visage et du regard d’autrui. En regardant ailleurs, il met ces données de côté. Sur ces bases restreintes, il peut alors continuer à satisfaire les exigences de cohérence de l’interaction.
Dans la communication avec autrui, tout sujet doit fabriquer des signes qui articulent des modalités de natures très différentes : la parole (phonèmes et intonation), la mimique (regard, sourire), le geste de la main et de la tête. En outre, le produit de cette articulation complexe de modalités hétérogènes doit constamment être infléchi en fonction des signes émis par l’autre. Ces signes de l’interlocuteur traduisent sa compréhension et son adhésion aux propositions que le locuteur formule. À chaque instant, le locuteur doit moduler les signes qu’il s’apprête à adresser pour tenir compte de ce que révèlent les indices produits par celui qui l’écoute. C’est cette double exigence de cohérence que l’enfant autiste ne parvient pas à satisfaire. Pour maintenir malgré tout la communication, il détourne alors le regard. En procédant ainsi, il s’affranchit de ce qu’autrui lui adresse visuellement pour structurer et rythmer ce qu’il produit lui-même. En ne le regardant plus, il se simplifie donc la tâche : il n’a plus à infléchir ses productions en fonction des réactions de son vis-à-vis. Ayant déjà du mal à articuler les différentes modalités des signes qu’il doit produire (modalité vocale, mimique, direction du regard), il se dégage d’un accordage qui le contraindrait à moduler cette totalité complexe en fonction des signes qu’on lui envoie.
Ce que l’on observe chez l’enfant autiste au bain semble donc la marque d’une dissociation modale qui le contraindra ultérieurement à détourner le regard pour préserver sa communication avec autrui en la simplifiant. Le détournement du regard est une mesure de sauvegarde. À 6 mois, la dissociation touche l’articulation entre les informations posturales (liées au déplacement induit par le bercement de la mère) et le mouvement oculaire (qu’il conviendrait de produire pour maintenir le contact œil à œil en corrigeant l’écart causé par le mouvement de bercement). Or, à cet âge, le détournement du regard n’est pas encore systématique : la diversité des modalités à agencer dans la communication est encore assez restreinte pour que la production d’un signe tenant compte du regard reste possible. C’est quand la communication se complexifie et qu’il faut articuler le verbal (phonèmes, intonation) au non-verbal (mimique, gestes, posture) que les capacités de liaison de l’enfant se trouvent dépassées et que la fuite du regard devient alors un ultime recours destiné à le libérer de la soumission aux ponctuations rythmiques que son interlocuteur impose à l’échange.
Les paradoxes de la communication spontanée de l’enfant autiste
J’aimerais en venir à présent à certains aspects paradoxaux de la communication spontanée des enfants autistes. Ils soulignent à mon sens leur sensibilité à la présence de l’autre et leur appétence à l’échange, mais aussi les contraintes instrumentales qu’ils subissent et les empêchent de se conformer aux règles de la communication.
Le pointage solitaire
On a souvent fait valoir que le pointage est un acte de communication décisif chez le jeune enfant. Il apparaît pour demander quelque chose (pointage dit « proto...
Table des matières
- Couverture
- Titre
- Copyright
- Préface
- Chapitre 1 - Des enfants au bain
- Chapitre 2 - Logique cognitive, logique psychanalytique : une approche plurielle
- Chapitre 3 - Jésus ou à quoi sert la psychanalyse ?
- Chapitre 4 - Pierre et la naissance du jeu symbolique
- Chapitre 5 - François ou la succession des perspectives psychanalytiques au cours de la séance
- Chapitre 6 - Jean et le réverbère
- Chapitre 7 - Armand et le complexe d’Humpty Dumpty
- Chapitre 8 - L’enfant démantelé
- Chapitre 9 - Comment être un père « suffisamment bon » ?
- Chapitre 10 - L’émergence de la symbolisation secondaire chez l’enfant autiste
- Chapitre 11 - Le langage dans la cure de l’enfant autiste
- Chapitre 12 - Rêve et réalité dans le jeu et le langage poétique de l’enfant autiste
- Épilogue
- Bibliographie
- Remerciements
- Du même auteur chez Odile Jacob