Vaincre les peurs
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Vaincre les peurs

La philosophie comme amour de la sagesse

  1. 304 pages
  2. French
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  4. Disponible sur iOS et Android
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Vaincre les peurs

La philosophie comme amour de la sagesse

À propos de ce livre

« Le point de dĂ©part de ce livre est une confĂ©rence dans laquelle j'ai prĂ©sentĂ© Ă  un large public les points essentiels de mon livre, Apprendre Ă  vivre. On y trouvera une rĂ©flexion sur ce qu'est la philosophie, sur ce qu'elle peut nous apporter en termes de sagesse pratique, sur les temps forts qui ont marquĂ© son histoire. J'y dĂ©veloppe l'idĂ©e selon laquelle les grandes philosophies sont, pour l'essentiel, des doctrines du salut sans Dieu, des tentatives de nous sauver des peurs qui nous empĂȘchent de parvenir Ă  une vie bonne, sans l'aide de la foi ni le recours Ă  un Être suprĂȘme. Mais le propos de ce livre n'est pas seulement pĂ©dagogique. J'ai cherchĂ© ici Ă  expliciter la perspective philosophique Ă  partir de laquelle je raconte et m'approprie en quelque façon cette histoire. L'humanisme postnietzschĂ©en que je professe forme ainsi le fil conducteur principal de ce texte – ce qui permettra Ă  mon lecteur de se situer lui-mĂȘme plus aisĂ©ment. La deuxiĂšme partie, directement liĂ©e Ă  la premiĂšre, relĂšve d'un genre ancien : celui des "rĂ©ponses aux objections". Certaines d'entre elles m'ont semblĂ© si intĂ©ressantes que j'ai souhaitĂ© les publier pour tenter, en y rĂ©pondant, de prĂ©ciser et d'approfondir la perspective philosophique esquissĂ©e dans la confĂ©rence. Enfin on trouvera dans la troisiĂšme partie, prĂ©sentĂ©es sous forme de petits exposĂ©s, quelques-unes des idĂ©es que je conseillerais Ă  tout un chacun d'emporter, comme on dit, sur l'Ăźle dĂ©serte
 » L. F. ?Luc Ferry est philosophe. Il est traduit Ă  l'Ă©tranger dans plus de vingt-cinq pays.

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Informations

Éditeur
Odile Jacob
Année
2006
Imprimer l'ISBN
9782738118349
I
Qu’est-ce que la philosophie ?
Une brĂšve histoire
des « doctrines du salut sans Dieu »
Je sais bien qu’il peut paraĂźtre ambitieux Ă  l’excĂšs de vouloir prĂ©senter d’un seul trait une dĂ©finition ainsi que les Ă©lĂ©ments d’une histoire, fĂ»t-elle brĂšve, de la philosophie. C’est, comme on dit chez moi, chercher Ă  faire tenir la dinde dans le marron. Je suis le premier Ă  en avoir conscience et je mesure d’emblĂ©e l’ampleur et la lĂ©gitimitĂ© des critiques qu’on pourra m’adresser. Pour autant, l’exercice ne m’apparaĂźt pas dĂ©nuĂ© de sens, pourvu du moins qu’on le prenne pour ce qu’il est : une tentative d’ouvrir une brĂšche, de trouver un angle qui vous permettra, je l’espĂšre, de saisir une certaine idĂ©e de la philosophie. Son histoire, mĂȘme esquissĂ©e Ă  grands traits, est si passionnante qu’elle vous donnera peut-ĂȘtre l’envie d’aller y voir par vous-mĂȘmes de plus prĂšs. C’est cela, cette Ă©tincelle qui peut mettre l’esprit en marche, et rien de plus, que j’aimerais, autant qu’il m’est possible, vous transmettre aujourd’hui. Et c’est seulement Ă  cette aune, fort modeste en vĂ©ritĂ©, que je vous demande de juger les propos qui vont suivre.
Je commencerai par un constat commun : si vous prenez le temps de jeter un Ɠil aux ouvrages de synthĂšse, manuels scolaires ou livres d’initiation divers qui d’ordinaire prĂ©tendent introduire Ă  la philosophie, vous y verrez que cette derniĂšre s’y trouve le plus souvent dĂ©finie comme un « art de la rĂ©flexion », un « exercice de l’esprit critique », voire comme une « initiation Ă  l’argumentation ». Selon la tradition rĂ©publicaine qui prĂ©side Ă  la crĂ©ation de la classe de terminale de nos lycĂ©es, la philosophie serait par excellence cette « discipline de la mĂ©thode » dont l’idĂ©al serait que chacun puisse un jour parvenir Ă  « penser par lui-mĂȘme ». Combien de fois n’ai-je pas entendu des parents d’élĂšves m’assurer qu’ils se rĂ©jouissaient de voir enfin leur fils ou leur fille entrer en classe de terminale, attendu que la philosophie leur « mettrait un peu de plomb dans la tĂȘte », leur apprendrait certainement Ă  penser avec davantage de « rigueur » et de « rĂ©flexion »  Comme si la philosophie n’apprenait rien que de formel, la conviction s’est rĂ©pandue que cette discipline, essentiellement critique, s’enracinerait d’abord et avant tout dans une facultĂ© de s’étonner, de remettre en cause soi-mĂȘme et les autres, de rĂ©veiller des sommeils dogmatiques, de sorte que, selon un autre lieu commun de notre enseignement, elle serait bien davantage l’art des questions que celui des rĂ©ponses

Cette vision des choses, je le crains, risque de vous induire en erreur. Certes, elle n’a rien d’indigne. Elle s’inscrit mĂȘme dans une histoire que je trouve plutĂŽt belle et lĂ©gitime : celle de notre tradition rĂ©publicaine qui considĂšre – et c’est bien l’idĂ©e qui est au cƓur de la crĂ©ation de la classe de terminale – qu’il faut, pour exercer convenablement ses responsabilitĂ©s de citoyen, ĂȘtre capable d’autonomie intellectuelle. De mĂȘme qu’une certaine indĂ©pendance financiĂšre peut s’avĂ©rer utile pour ne pas voter comme un seul homme sur le modĂšle de ses « maĂźtres » (ce que les partisans du suffrage censitaire font valoir avec quelque raison Ă  l’époque), de mĂȘme, il faut avoir une certaine autosuffisance sur le plan moral et intellectuel pour que le droit de vote ne soit pas une supercherie. VoilĂ  d’ailleurs l’esprit dans lequel, en septembre 1809, une « classe de philosophie » est créée qui a, selon les termes du dĂ©cret qui la dĂ©finit, pour mission de faire Ă©tudier aux Ă©lĂšves « les fondements de la logique, de la morale et de la mĂ©taphysique » ainsi que les principales « opinions des philosophes ». Il s’agit par lĂ  de prĂ©parer les jeunes gens Ă  l’entrĂ©e dans l’ñge adulte qui suppose, en effet, rĂ©flexion, esprit critique, capacitĂ© Ă  argumenter en comparant la validitĂ© des diffĂ©rents choix Ă©thiques et intellectuels possibles sur un sujet donnĂ©.
Tout cela est fort bien et c’est peu dire que je n’ai rien contre les cours d’instruction civique. Simplement, je vous le dis d’entrĂ©e de jeu, la philosophie n’a en vĂ©ritĂ© rien Ă  voir avec cet art de la rĂ©flexion critique Ă  laquelle on a si souvent voulu la rĂ©duire. Non, bien entendu, qu’elle n’y recourrait pas. Il est clair qu’il est toujours prĂ©fĂ©rable, et a fortiori en philosophie, de rĂ©flĂ©chir, d’argumenter et de penser si possible par soi-mĂȘme plutĂŽt que comme un perroquet. Mais cela est aussi vrai dans toutes les autres disciplines de la vie de l’esprit : qui oserait prĂ©tendre sĂ©rieusement qu’un mathĂ©maticien, un biologiste, un artiste, un Ă©crivain, mais aussi bien une mĂšre de famille, un journaliste, voire un politique ne rĂ©flĂ©chissent ni n’argumentent, et si possible par eux-mĂȘmes ? Il n’y a rien lĂ  de spĂ©cifique Ă  la philosophie. Tout le monde rĂ©flĂ©chit et argumente comme « tout le monde dit I love you ». PrĂ©tendre que la philosophie aurait en la matiĂšre quelque monopole que ce soit est tout simplement ridicule.
Gagnons donc du temps : je vous propose de partir de l’idĂ©e que, fondamentalement, la philosophie, je veux dire toutes les grandes visions philosophiques de Platon jusqu’à Nietzsche et ce, sans exception aucune1, est une tentative grandiose pour aider les humains Ă  accĂ©der Ă  une « vie bonne » en surmontant les peurs et les « passions tristes » qui les empĂȘchent de bien vivre, d’ĂȘtre libres, lucides et, si possible, sereins, aimants et gĂ©nĂ©reux. Si on dĂ©signe par le mot « salut », comme nous y invitent les dictionnaires, « le fait d’ĂȘtre sauvĂ© » (c’est la mĂȘme Ă©tymologie) d’un « grand danger ou d’un grand malheur », alors, les grandes visions philosophiques du monde sont d’abord et avant tout des doctrines du salut.
Vous me direz sans doute que cela sonne un peu trop « religieux » pour ĂȘtre honnĂȘte et qu’à vouloir dĂ©finir ainsi la philosophie, on risque de ne plus voir la diffĂ©rence avec les religions ! En plus, il semble bien qu’il y ait quand mĂȘme dans la philosophie une dimension purement intellectuelle, « thĂ©orique » ou « spĂ©culative », comme on dit, une recherche de la vĂ©ritĂ© pour la vĂ©ritĂ©, une visĂ©e de simple « comprĂ©hension de ce qui est », selon la formule de Hegel, dont cette approche ne paraĂźt pas rendre compte. J’y reviendrai un peu plus loin. Mais, lĂ  encore, gagnons du temps et permettez-moi, mĂȘme si c’est encore un peu abrupt pour le moment, d’aller directement Ă  l’essentiel : les grandes religions nous promettent, elles aussi, c’est vrai, que nous allons pouvoir grĂące Ă  elles surmonter nos peurs les plus profondes et parvenir ainsi Ă  une vie bonne. Mais elles le font cependant Ă  une condition bien prĂ©cise : c’est que nous nous en remettions pour cela tout entiers et sans rĂ©serve Ă  un Dieu transcendant en lequel nous devons avoir foi et confiance (le mot latin fides dĂ©signe d’ailleurs Ă  lui seul ces deux composantes de la croyance religieuse). Pour ĂȘtre sauvĂ©, il faut passer par la foi et par un Autre. La philosophie nous promet bien la mĂȘme chose, mais elle nous assure que nous pouvons y arriver par la raison et par nous-mĂȘmes ! DiffĂ©rence abyssale qui fera d’ailleurs regarder les philosophes, par les chrĂ©tiens notamment, comme des arrogants, aussi suffisants en un sens qu’insuffisants en un autre. C’est ainsi qu’Augustin, dĂ©jĂ , n’a pas de mots assez durs pour stigmatiser ceux qu’il appelle les « superbes », c’est-Ă -dire les philosophes qui prĂ©tendent contre toute Ă©vidence de foi pouvoir s’en « tirer tout seuls ». VanitĂ© de la philosophie, dira encore Pascal, quelques siĂšcles plus tard

Et, de fait, c’est vrai, les grandes visions du monde philosophiques sont bel et bien des « doctrines du salut sans Dieu ». Que vous lisiez ÉpictĂšte, l’un des plus importants penseurs stoĂŻciens, ou Épicure et LucrĂšce, qui furent les adversaires les plus rĂ©solus du stoĂŻcisme, tous les philosophes de l’AntiquitĂ© s’accordent du moins sur ce point : la philosophie a bien pour but de nous aider Ă  surmonter les peurs qui empĂȘchent les ĂȘtres humains de vivre bien – libres, lucides et gĂ©nĂ©reux, capables de penser, d’agir et d’aimer.
Mais il nous faut faire un pas de plus : en quoi consistent au juste ces peurs dont la philosophie prĂ©tendrait nous « sauver » par d’autres voies que celles de la foi en un Être suprĂȘme ? Et pourquoi ne relĂšveraient-elles pas, aprĂšs tout, de la psychologie et de la religion plutĂŽt que de la philosophie ?
Sans entrer bien loin dans les détails, nous pourrons nous accorder assez aisément sur le fait que nos vies sont « cernées » par quatre peurs fondamentales.
Il y a d’abord les dangers bien rĂ©els, qui, en un sens, ne soulĂšvent guĂšre de question : il n’y a rien de mal ni de mystĂ©rieux Ă  avoir peur dans un accident ou toute autre circonstance de la vie qui nous expose brutalement au risque de la mort.
Mais il y a bien d’autres peurs, plus subtiles, moins aisĂ©ment repĂ©rables, comme le sont d’abord les peurs sociologiques qui nous saisissent lorsque nous sommes « mal Ă  l’aise » dans une situation sociale un peu dĂ©licate, face Ă  un hĂŽte prestigieux, dans l’obligation de parler en public, dans un milieu autre que le nĂŽtre et que nous manquons, comme on dit, d’aisance et de distinction. Alors nous rougissons, nos gestes se font empruntĂ©s, nos propos embarrassĂ©s, et nous Ă©prouvons, presque physiquement, le poids d’une inadaptation sociale

À quoi s’ajoutent, si l’on va plus profond dans le cƓur de l’ĂȘtre humain, les angoisses psychiques, Ă  commencer par celles que les psychanalystes nomment « phobies » : peur du noir chez les enfants (et combien d’adultes encore !), peur des algues au fond de l’eau, peur d’ĂȘtre enfermĂ© dans un espace clos (un ascenseur
), peur du cancer, de tel animal – serpent, insecte, souris, etc. Ou, dans un autre registre, plus « obsessionnel », peur d’avoir oubliĂ© de fermer le gaz, l’électricitĂ©, la porte du garage (« et si je ne me lĂšve pas une troisiĂšme fois pour vĂ©rifier, je ne dormirai pas
 »), de marcher sur les rainures du trottoir (« et si je parviens Ă  les Ă©viter pendant cinquante mĂštres, alors je gagnerai tel ou tel pari que j’ai fait avec moi-mĂȘme
 »), etc. Toutes ces petites peurs sont « vivables », du moins tant qu’elles n’envahissent pas la vie psychique. On peut les apprivoiser parce qu’elles restent le plus souvent circonscrites ou locales, de sorte qu’elles fonctionnent mĂȘme comme de bons « mĂ©canismes de dĂ©fense », en ce sens qu’elles nous laissent la plupart du temps assez en paix pour que l’on « fasse avec » : quand on craint les ascenseurs, on peut toujours prendre l’escalier. Mais nous sentons bien qu’au-delĂ  d’un certain seuil, l’angoisse menace toujours de rendre nos vies infernales

Mais l’essentiel, pour la philosophie – essentiel car il va clairement au-delĂ  de la sociologie et de la psychologie –, reste encore Ă  venir : c’est que derriĂšre ces trois peurs s’en dissimule toujours une quatriĂšme, Ă  proprement parler fondamentale en ce qu’elle commande toutes les autres : la peur de la mort, ou comme disent les philosophes, le sentiment, propre Ă  notre espĂšce et sans doute Ă  nulle autre, de la « finitude », du fait que nous sommes limitĂ©s dans le temps et destinĂ©s Ă  voir disparaĂźtre un jour ceux que nous aimons. Une remarque pour prĂ©venir un malentendu : quoi qu’en disent certains sans bien y rĂ©flĂ©chir, cette peur n’est pas nĂ©cessairement Ă©gocentrique, ni morbide ou pathologique. Le plus souvent mĂȘme, la peur de la mort vise davantage celle des autres, ceux que nous aimons, que la nĂŽtre. En travaillant sur la prise en charge du handicap Ă  l’école, j’ai souvent rencontrĂ© des parents qui m’avouaient ne craindre leur propre mort que par rapport Ă  des enfants dont ils savaient qu’ils ne pourraient pas s’en tirer sans eux. Rien d’égoĂŻste Ă  mes yeux dans ce sentiment-lĂ . Et, de mĂȘme, notre prise de conscience de la possibilitĂ© de la mort n’est pas nĂ©cessairement maladive. Car la mort n’est pas seulement la fin de la vie. Elle peut se confondre, tout simplement, mĂȘme au sein de la vie la plus vivante et la plus joyeuse, avec cette conscience que nous avons parfois de l’IrrĂ©versible, du fait que certains Ă©vĂ©nements ne reviendront jamais, que certaines situations sont dĂ©finitivement passĂ©es et que le temps perdu ne se retrouve ni ne se rattrape
 Dans le poĂšme d’Edgar Poe qui s’intitule « Le corbeau », l’auteur incarne la mort en attribuant Ă  l’oiseau la capacitĂ© de dire et rĂ©pĂ©ter une phrase et une seule : « Never more », plus jamais. C’est cela que j’appelle « la mort dans la vie », et c’est en quoi les enfants eux-mĂȘmes peuvent en avoir conscience alors que la fin de la vie ne leur apparaĂźt pourtant pas encore comme une rĂ©alitĂ© vraiment envisageable : une sĂ©paration, un divorce des parents, voire un simple dĂ©mĂ©nagement peuvent suffire Ă  l’évoquer.
C’est de ces peurs, en tant qu’elles sont liĂ©es Ă  la derniĂšre, que la philosophie antique – mais, comme on verra plus tard, pas seulement elle – prĂ©tend nous « sauver » autant qu’il est possible afin de nous permettre de vivre mieux, enfin libres et sereins. En quoi elle est bien, comme l’indique son Ă©tymologie, « amour de la sagesse », du moins si l’on dĂ©finit le sage comme celui qui a rĂ©ussi, en ce sens, Ă  se sauver des peurs. Comme le dit Aristote Ă  la fin de son grand livre de morale, Éthique Ă  Nicomaque, nous devons travailler Ă  nous rendre « immortels autant qu’il est possible ». Épicure et ÉpictĂšte, les plus Ă©minents reprĂ©sentants des deux courants de pensĂ©e pourtant les plus opposĂ©s qui soient dans l’AntiquitĂ©, partagent, on l’a vu, cette conviction : il faut que toutes nos pensĂ©es – toutes : pas quelques-unes ! – s’attachent d’abord et avant tout Ă  surmonter cette peur premiĂšre qui parasite nos existences.
Encore une remarque prĂ©alable, pour la clartĂ© du propos, avant d’entrer davantage dans le vif de notre sujet.
Les trois interrogations fondamentales de la philosophie
Comme vous allez le comprendre dans ce qui suit, les grandes philosophies se construisent toujours autour de trois grands axes, qui correspondent Ă  trois interrogations fondamentales. Cela vaut aussi bien pour les stoĂŻciens, comme nous allons le voir dans un instant, que pour Spinoza, Kant, Nietzsche ou mĂȘme Heidegger. Il est important d’en avoir les principes prĂ©sents Ă  l’esprit si l’on veut bien comprendre en quel sens les grandes visions du monde philosophiques sont bel et bien de magnifiques doctrines du salut sans Dieu.
Le premier axe est celui de la thĂ©orie, c’est-Ă -dire de l’activitĂ© intellectuelle qui vise Ă  se faire une idĂ©e du monde naturel mais aussi politique et social, dans lequel notre existence va se dĂ©rouler. Il s’agit, si j’ose cette mĂ©taphore, de connaĂźtre le terrain de jeu qui est celui de notre vie : est-il lourd ou sec, beau ou laid, hostile, favorable, risquĂ©, chaotique, harmonieux, connaissable, mystĂ©rieux, etc. Quoi qu’il en soit, il faut que nous nous en fassions une idĂ©e, au moins approximative, puisque c’est en lui que tout va se passer. En quoi l’on voit d’emblĂ©e – je le signale au passage mais c’est un point rĂ©ellement fondamental – ce qui va distinguer, sur ce plan, la philosophie des sciences positives : ces derniĂšres, bien sĂ»r, sont indispensables Ă  la premiĂšre, car pour se faire une reprĂ©sentation aussi juste que possible de notre monde, il vaut mieux partir des connaissances que les savants en ont – du reste, l’immense majoritĂ© des philosophes dignes de ce nom s’intĂ©ressent, et souvent de trĂšs prĂšs, aux sciences de leur temps. Par oĂč l’on voit comment la philosophie est bien aussi recherche de la vĂ©ritĂ©, tentative de comprendre ce qui est. Pour autant, la visĂ©e philosophique n’est pas celle de la science et la vĂ©ritĂ© qu’elle cherche n’est pas neutre : car il s’agit de se faire une idĂ©e globale du monde et non d’en connaĂźtre telle classe d’objets particuliers et, qui plus est, de s’intĂ©resser Ă  la question de savoir comment nous allons habiter cette maison-lĂ , ce que nous allons pouvoir y faire et y vivre – toutes questions existentielles qui ne sont pas celles des sciences en tant que telles. C’est aussi ce qui fera que des philosophies – comme c’est le cas de toutes les philosophies anciennes –, dont les rĂ©fĂ©rences scientifiques sont invalidĂ©es de part en part par les dĂ©couvertes les plus modernes, continueront cependant Ă  nous parler et mĂȘme Ă  possĂ©der une certaine validitĂ© Ă  nos yeux.
Le deuxiĂšme axe dĂ©coule immĂ©diatement du premier : aprĂšs s’ĂȘtre fait une idĂ©e du terrain de jeu, il faut en connaĂźtre les rĂšgles, saisir les lois de ce jeu que nous allons jouer avec d’autres et qu’il nous faudra bien respecter. C’est lĂ , on l’aura compris, la question de la morale ou de l’éthique (je ne ferai pas ici de diffĂ©rence entre ces deux mots qui ne se distinguent a priori par rien d’autre que l’étymologie, latine pour l’un, grecque pour l’autre).
Un troisiĂšme axe vient la complĂ©ter qui vise Ă  cerner cette foi-ci le but, c’est-Ă -dire la finalitĂ© ou le sens du jeu. Nous entrons lĂ  dans une sphĂšre qui n’est plus celle de la morale proprement dite, mais de la sagesse, de la spiritualitĂ© et du salut. On me dira que certains philosophes, Spinoza ou Nietzsche par exemple, rejettent la question du sens, qu’ils la dĂ©construisent et la font voler en Ă©clats pour en libĂ©rer les hommes. Je rĂ©pondrai qu’ils n’en Ă©laborent que mieux une doctrine du salut sans Dieu, une tentative de sauver les hommes des peurs qui les empĂȘchent de vivre et qui pour eux sont liĂ©es davantage aux illusions du sens qu’à la vĂ©ritĂ© de l’absence de sens. Nous aurons l’occasion d’éclaircir ce point par la suite.
Mais assez parlĂ© dans l’abstrait. La dĂ©finition de la philosophie est un grand sujet. Rien ne vaut cependant un exemple concret pour que vous compreniez mieux cette notion de « doctrine du salut sans Dieu ». Je commencerai par Ă©voquer le cas du stoĂŻcisme, parce qu’il est illustratif entre tous : il prĂ©sente Ă  mes yeux de la façon la plus claire et la plus parlante ce que la philosophie grecque a pu Ă©laborer de plus profond en matiĂšre de salut sans Dieu Ă  partir de la reprĂ©sentation du monde – de la « cosmologie » – qui dominait alors largement l’AntiquitĂ©.
L’archĂ©type des doctrines du salut sans Dieu : le cas du stoĂŻcisme
L’école stoĂŻcienne naĂźt dans la GrĂšce – Ă  AthĂšnes – du IVe siĂšcle avant JĂ©sus-Christ et son pĂšre fondateur est ZĂ©non de Cittion (Ă  ne pas confondre avec l’autre ZĂ©non, celui d’ÉlĂ©e et des paradoxes). Il existe alors de nombreuses Ă©coles de philosophie qui, pour la plupart, tiennent leur nom du lieu oĂč enseigne le maĂźtre. En l’occurrence, ZĂ©non tenait ses rĂ©unions sous un portique (stoa en grec), Ă  l’abri d’arcades oĂč ses Ă©lĂšves se pressaient pour venir l’écouter. De lĂ , tout simplement, le nom de sa philosophie qui traversera les siĂšcles jusqu’à nous – via ses principaux reprĂ©sentants, ÉpictĂšte, un esclave, SĂ©nĂšque, un conseiller de NĂ©ron, et Marc AurĂšle, qui fut empereur de Rome Ă  la fin du IIe siĂšcle aprĂšs JĂ©sus-Christ. Si l’on veut comprendre son message, le plus simple est de reprendre les trois axes que je viens d’évoquer devant vous.
Theoria, donc, pour commencer. L’étymologie du mot – l’une d’entre elles Ă  tout le moins, qui se rencontre dĂ©jĂ  dans l’AntiquitĂ© – est, Ă  dĂ©faut d’ĂȘtre certaine, particuliĂšrement intĂ©ressante et significative : theion orao – je vois (orao) le divin (theion). Qu’est-ce Ă  dire ? La thĂ©orie philosophique aurait donc pour but de « voir le divin » ? Ne vous ai-je pas expliquĂ© Ă  l’instant mĂȘme que les grandes philosophies, Ă  commencer par le stoĂŻcisme, Ă©taient des « doctrines du salut sans Dieu » et que la theoria y visait essentiellement Ă  c...

Table des matiĂšres

  1. Couverture
  2. Titre
  3. Du mĂȘme auteur chez Odile Jacob
  4. Copyright
  5. Avant-propos
  6. I - Qu’est-ce que la philosophie ?
  7. II - Réponses aux objections
  8. III - Pour emporter sur l’üle dĂ©serte

  9. Conclusion : Une victoire modeste

  10. Du mĂȘme auteur