
- 304 pages
- French
- ePUB (adapté aux mobiles)
- Disponible sur iOS et Android
eBook - ePub
Ă propos de ce livre
« Le point de dĂ©part de ce livre est une confĂ©rence dans laquelle j'ai prĂ©sentĂ© Ă un large public les points essentiels de mon livre, Apprendre Ă vivre. On y trouvera une rĂ©flexion sur ce qu'est la philosophie, sur ce qu'elle peut nous apporter en termes de sagesse pratique, sur les temps forts qui ont marquĂ© son histoire. J'y dĂ©veloppe l'idĂ©e selon laquelle les grandes philosophies sont, pour l'essentiel, des doctrines du salut sans Dieu, des tentatives de nous sauver des peurs qui nous empĂȘchent de parvenir Ă une vie bonne, sans l'aide de la foi ni le recours Ă un Ătre suprĂȘme. Mais le propos de ce livre n'est pas seulement pĂ©dagogique. J'ai cherchĂ© ici Ă expliciter la perspective philosophique Ă partir de laquelle je raconte et m'approprie en quelque façon cette histoire. L'humanisme postnietzschĂ©en que je professe forme ainsi le fil conducteur principal de ce texte â ce qui permettra Ă mon lecteur de se situer lui-mĂȘme plus aisĂ©ment. La deuxiĂšme partie, directement liĂ©e Ă la premiĂšre, relĂšve d'un genre ancien : celui des "rĂ©ponses aux objections". Certaines d'entre elles m'ont semblĂ© si intĂ©ressantes que j'ai souhaitĂ© les publier pour tenter, en y rĂ©pondant, de prĂ©ciser et d'approfondir la perspective philosophique esquissĂ©e dans la confĂ©rence. Enfin on trouvera dans la troisiĂšme partie, prĂ©sentĂ©es sous forme de petits exposĂ©s, quelques-unes des idĂ©es que je conseillerais Ă tout un chacun d'emporter, comme on dit, sur l'Ăźle dĂ©serte⊠» L. F. ?Luc Ferry est philosophe. Il est traduit Ă l'Ă©tranger dans plus de vingt-cinq pays.
Foire aux questions
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Informations
I
Quâest-ce que la philosophie ?
Une brĂšve histoire
des « doctrines du salut sans Dieu »
des « doctrines du salut sans Dieu »
Je sais bien quâil peut paraĂźtre ambitieux Ă lâexcĂšs de vouloir prĂ©senter dâun seul trait une dĂ©finition ainsi que les Ă©lĂ©ments dâune histoire, fĂ»t-elle brĂšve, de la philosophie. Câest, comme on dit chez moi, chercher Ă faire tenir la dinde dans le marron. Je suis le premier Ă en avoir conscience et je mesure dâemblĂ©e lâampleur et la lĂ©gitimitĂ© des critiques quâon pourra mâadresser. Pour autant, lâexercice ne mâapparaĂźt pas dĂ©nuĂ© de sens, pourvu du moins quâon le prenne pour ce quâil est : une tentative dâouvrir une brĂšche, de trouver un angle qui vous permettra, je lâespĂšre, de saisir une certaine idĂ©e de la philosophie. Son histoire, mĂȘme esquissĂ©e Ă grands traits, est si passionnante quâelle vous donnera peut-ĂȘtre lâenvie dâaller y voir par vous-mĂȘmes de plus prĂšs. Câest cela, cette Ă©tincelle qui peut mettre lâesprit en marche, et rien de plus, que jâaimerais, autant quâil mâest possible, vous transmettre aujourdâhui. Et câest seulement Ă cette aune, fort modeste en vĂ©ritĂ©, que je vous demande de juger les propos qui vont suivre.
Je commencerai par un constat commun : si vous prenez le temps de jeter un Ćil aux ouvrages de synthĂšse, manuels scolaires ou livres dâinitiation divers qui dâordinaire prĂ©tendent introduire Ă la philosophie, vous y verrez que cette derniĂšre sây trouve le plus souvent dĂ©finie comme un « art de la rĂ©flexion », un « exercice de lâesprit critique », voire comme une « initiation Ă lâargumentation ». Selon la tradition rĂ©publicaine qui prĂ©side Ă la crĂ©ation de la classe de terminale de nos lycĂ©es, la philosophie serait par excellence cette « discipline de la mĂ©thode » dont lâidĂ©al serait que chacun puisse un jour parvenir à « penser par lui-mĂȘme ». Combien de fois nâai-je pas entendu des parents dâĂ©lĂšves mâassurer quâils se rĂ©jouissaient de voir enfin leur fils ou leur fille entrer en classe de terminale, attendu que la philosophie leur « mettrait un peu de plomb dans la tĂȘte », leur apprendrait certainement Ă penser avec davantage de « rigueur » et de « rĂ©flexion »⊠Comme si la philosophie nâapprenait rien que de formel, la conviction sâest rĂ©pandue que cette discipline, essentiellement critique, sâenracinerait dâabord et avant tout dans une facultĂ© de sâĂ©tonner, de remettre en cause soi-mĂȘme et les autres, de rĂ©veiller des sommeils dogmatiques, de sorte que, selon un autre lieu commun de notre enseignement, elle serait bien davantage lâart des questions que celui des rĂ©ponsesâŠ
Cette vision des choses, je le crains, risque de vous induire en erreur. Certes, elle nâa rien dâindigne. Elle sâinscrit mĂȘme dans une histoire que je trouve plutĂŽt belle et lĂ©gitime : celle de notre tradition rĂ©publicaine qui considĂšre â et câest bien lâidĂ©e qui est au cĆur de la crĂ©ation de la classe de terminale â quâil faut, pour exercer convenablement ses responsabilitĂ©s de citoyen, ĂȘtre capable dâautonomie intellectuelle. De mĂȘme quâune certaine indĂ©pendance financiĂšre peut sâavĂ©rer utile pour ne pas voter comme un seul homme sur le modĂšle de ses « maĂźtres » (ce que les partisans du suffrage censitaire font valoir avec quelque raison Ă lâĂ©poque), de mĂȘme, il faut avoir une certaine autosuffisance sur le plan moral et intellectuel pour que le droit de vote ne soit pas une supercherie. VoilĂ dâailleurs lâesprit dans lequel, en septembre 1809, une « classe de philosophie » est créée qui a, selon les termes du dĂ©cret qui la dĂ©finit, pour mission de faire Ă©tudier aux Ă©lĂšves « les fondements de la logique, de la morale et de la mĂ©taphysique » ainsi que les principales « opinions des philosophes ». Il sâagit par lĂ de prĂ©parer les jeunes gens Ă lâentrĂ©e dans lâĂąge adulte qui suppose, en effet, rĂ©flexion, esprit critique, capacitĂ© Ă argumenter en comparant la validitĂ© des diffĂ©rents choix Ă©thiques et intellectuels possibles sur un sujet donnĂ©.
Tout cela est fort bien et câest peu dire que je nâai rien contre les cours dâinstruction civique. Simplement, je vous le dis dâentrĂ©e de jeu, la philosophie nâa en vĂ©ritĂ© rien Ă voir avec cet art de la rĂ©flexion critique Ă laquelle on a si souvent voulu la rĂ©duire. Non, bien entendu, quâelle nây recourrait pas. Il est clair quâil est toujours prĂ©fĂ©rable, et a fortiori en philosophie, de rĂ©flĂ©chir, dâargumenter et de penser si possible par soi-mĂȘme plutĂŽt que comme un perroquet. Mais cela est aussi vrai dans toutes les autres disciplines de la vie de lâesprit : qui oserait prĂ©tendre sĂ©rieusement quâun mathĂ©maticien, un biologiste, un artiste, un Ă©crivain, mais aussi bien une mĂšre de famille, un journaliste, voire un politique ne rĂ©flĂ©chissent ni nâargumentent, et si possible par eux-mĂȘmes ? Il nây a rien lĂ de spĂ©cifique Ă la philosophie. Tout le monde rĂ©flĂ©chit et argumente comme « tout le monde dit I love you ». PrĂ©tendre que la philosophie aurait en la matiĂšre quelque monopole que ce soit est tout simplement ridicule.
Gagnons donc du temps : je vous propose de partir de lâidĂ©e que, fondamentalement, la philosophie, je veux dire toutes les grandes visions philosophiques de Platon jusquâĂ Nietzsche et ce, sans exception aucune1, est une tentative grandiose pour aider les humains Ă accĂ©der Ă une « vie bonne » en surmontant les peurs et les « passions tristes » qui les empĂȘchent de bien vivre, dâĂȘtre libres, lucides et, si possible, sereins, aimants et gĂ©nĂ©reux. Si on dĂ©signe par le mot « salut », comme nous y invitent les dictionnaires, « le fait dâĂȘtre sauvĂ© » (câest la mĂȘme Ă©tymologie) dâun « grand danger ou dâun grand malheur », alors, les grandes visions philosophiques du monde sont dâabord et avant tout des doctrines du salut.
Vous me direz sans doute que cela sonne un peu trop « religieux » pour ĂȘtre honnĂȘte et quâĂ vouloir dĂ©finir ainsi la philosophie, on risque de ne plus voir la diffĂ©rence avec les religions ! En plus, il semble bien quâil y ait quand mĂȘme dans la philosophie une dimension purement intellectuelle, « thĂ©orique » ou « spĂ©culative », comme on dit, une recherche de la vĂ©ritĂ© pour la vĂ©ritĂ©, une visĂ©e de simple « comprĂ©hension de ce qui est », selon la formule de Hegel, dont cette approche ne paraĂźt pas rendre compte. Jây reviendrai un peu plus loin. Mais, lĂ encore, gagnons du temps et permettez-moi, mĂȘme si câest encore un peu abrupt pour le moment, dâaller directement Ă lâessentiel : les grandes religions nous promettent, elles aussi, câest vrai, que nous allons pouvoir grĂące Ă elles surmonter nos peurs les plus profondes et parvenir ainsi Ă une vie bonne. Mais elles le font cependant Ă une condition bien prĂ©cise : câest que nous nous en remettions pour cela tout entiers et sans rĂ©serve Ă un Dieu transcendant en lequel nous devons avoir foi et confiance (le mot latin fides dĂ©signe dâailleurs Ă lui seul ces deux composantes de la croyance religieuse). Pour ĂȘtre sauvĂ©, il faut passer par la foi et par un Autre. La philosophie nous promet bien la mĂȘme chose, mais elle nous assure que nous pouvons y arriver par la raison et par nous-mĂȘmes ! DiffĂ©rence abyssale qui fera dâailleurs regarder les philosophes, par les chrĂ©tiens notamment, comme des arrogants, aussi suffisants en un sens quâinsuffisants en un autre. Câest ainsi quâAugustin, dĂ©jĂ , nâa pas de mots assez durs pour stigmatiser ceux quâil appelle les « superbes », câest-Ă -dire les philosophes qui prĂ©tendent contre toute Ă©vidence de foi pouvoir sâen « tirer tout seuls ». VanitĂ© de la philosophie, dira encore Pascal, quelques siĂšcles plus tardâŠ
Et, de fait, câest vrai, les grandes visions du monde philosophiques sont bel et bien des « doctrines du salut sans Dieu ». Que vous lisiez ĂpictĂšte, lâun des plus importants penseurs stoĂŻciens, ou Ăpicure et LucrĂšce, qui furent les adversaires les plus rĂ©solus du stoĂŻcisme, tous les philosophes de lâAntiquitĂ© sâaccordent du moins sur ce point : la philosophie a bien pour but de nous aider Ă surmonter les peurs qui empĂȘchent les ĂȘtres humains de vivre bien â libres, lucides et gĂ©nĂ©reux, capables de penser, dâagir et dâaimer.
Mais il nous faut faire un pas de plus : en quoi consistent au juste ces peurs dont la philosophie prĂ©tendrait nous « sauver » par dâautres voies que celles de la foi en un Ătre suprĂȘme ? Et pourquoi ne relĂšveraient-elles pas, aprĂšs tout, de la psychologie et de la religion plutĂŽt que de la philosophie ?
Sans entrer bien loin dans les détails, nous pourrons nous accorder assez aisément sur le fait que nos vies sont « cernées » par quatre peurs fondamentales.
Il y a dâabord les dangers bien rĂ©els, qui, en un sens, ne soulĂšvent guĂšre de question : il nây a rien de mal ni de mystĂ©rieux Ă avoir peur dans un accident ou toute autre circonstance de la vie qui nous expose brutalement au risque de la mort.
Mais il y a bien dâautres peurs, plus subtiles, moins aisĂ©ment repĂ©rables, comme le sont dâabord les peurs sociologiques qui nous saisissent lorsque nous sommes « mal Ă lâaise » dans une situation sociale un peu dĂ©licate, face Ă un hĂŽte prestigieux, dans lâobligation de parler en public, dans un milieu autre que le nĂŽtre et que nous manquons, comme on dit, dâaisance et de distinction. Alors nous rougissons, nos gestes se font empruntĂ©s, nos propos embarrassĂ©s, et nous Ă©prouvons, presque physiquement, le poids dâune inadaptation socialeâŠ
Ă quoi sâajoutent, si lâon va plus profond dans le cĆur de lâĂȘtre humain, les angoisses psychiques, Ă commencer par celles que les psychanalystes nomment « phobies » : peur du noir chez les enfants (et combien dâadultes encore !), peur des algues au fond de lâeau, peur dâĂȘtre enfermĂ© dans un espace clos (un ascenseurâŠ), peur du cancer, de tel animal â serpent, insecte, souris, etc. Ou, dans un autre registre, plus « obsessionnel », peur dâavoir oubliĂ© de fermer le gaz, lâĂ©lectricitĂ©, la porte du garage (« et si je ne me lĂšve pas une troisiĂšme fois pour vĂ©rifier, je ne dormirai pas⊠»), de marcher sur les rainures du trottoir (« et si je parviens Ă les Ă©viter pendant cinquante mĂštres, alors je gagnerai tel ou tel pari que jâai fait avec moi-mĂȘme⊠»), etc. Toutes ces petites peurs sont « vivables », du moins tant quâelles nâenvahissent pas la vie psychique. On peut les apprivoiser parce quâelles restent le plus souvent circonscrites ou locales, de sorte quâelles fonctionnent mĂȘme comme de bons « mĂ©canismes de dĂ©fense », en ce sens quâelles nous laissent la plupart du temps assez en paix pour que lâon « fasse avec » : quand on craint les ascenseurs, on peut toujours prendre lâescalier. Mais nous sentons bien quâau-delĂ dâun certain seuil, lâangoisse menace toujours de rendre nos vies infernalesâŠ
Mais lâessentiel, pour la philosophie â essentiel car il va clairement au-delĂ de la sociologie et de la psychologie â, reste encore Ă venir : câest que derriĂšre ces trois peurs sâen dissimule toujours une quatriĂšme, Ă proprement parler fondamentale en ce quâelle commande toutes les autres : la peur de la mort, ou comme disent les philosophes, le sentiment, propre Ă notre espĂšce et sans doute Ă nulle autre, de la « finitude », du fait que nous sommes limitĂ©s dans le temps et destinĂ©s Ă voir disparaĂźtre un jour ceux que nous aimons. Une remarque pour prĂ©venir un malentendu : quoi quâen disent certains sans bien y rĂ©flĂ©chir, cette peur nâest pas nĂ©cessairement Ă©gocentrique, ni morbide ou pathologique. Le plus souvent mĂȘme, la peur de la mort vise davantage celle des autres, ceux que nous aimons, que la nĂŽtre. En travaillant sur la prise en charge du handicap Ă lâĂ©cole, jâai souvent rencontrĂ© des parents qui mâavouaient ne craindre leur propre mort que par rapport Ă des enfants dont ils savaient quâils ne pourraient pas sâen tirer sans eux. Rien dâĂ©goĂŻste Ă mes yeux dans ce sentiment-lĂ . Et, de mĂȘme, notre prise de conscience de la possibilitĂ© de la mort nâest pas nĂ©cessairement maladive. Car la mort nâest pas seulement la fin de la vie. Elle peut se confondre, tout simplement, mĂȘme au sein de la vie la plus vivante et la plus joyeuse, avec cette conscience que nous avons parfois de lâIrrĂ©versible, du fait que certains Ă©vĂ©nements ne reviendront jamais, que certaines situations sont dĂ©finitivement passĂ©es et que le temps perdu ne se retrouve ni ne se rattrape⊠Dans le poĂšme dâEdgar Poe qui sâintitule « Le corbeau », lâauteur incarne la mort en attribuant Ă lâoiseau la capacitĂ© de dire et rĂ©pĂ©ter une phrase et une seule : « Never more », plus jamais. Câest cela que jâappelle « la mort dans la vie », et câest en quoi les enfants eux-mĂȘmes peuvent en avoir conscience alors que la fin de la vie ne leur apparaĂźt pourtant pas encore comme une rĂ©alitĂ© vraiment envisageable : une sĂ©paration, un divorce des parents, voire un simple dĂ©mĂ©nagement peuvent suffire Ă lâĂ©voquer.
Câest de ces peurs, en tant quâelles sont liĂ©es Ă la derniĂšre, que la philosophie antique â mais, comme on verra plus tard, pas seulement elle â prĂ©tend nous « sauver » autant quâil est possible afin de nous permettre de vivre mieux, enfin libres et sereins. En quoi elle est bien, comme lâindique son Ă©tymologie, « amour de la sagesse », du moins si lâon dĂ©finit le sage comme celui qui a rĂ©ussi, en ce sens, Ă se sauver des peurs. Comme le dit Aristote Ă la fin de son grand livre de morale, Ăthique Ă Nicomaque, nous devons travailler Ă nous rendre « immortels autant quâil est possible ». Ăpicure et ĂpictĂšte, les plus Ă©minents reprĂ©sentants des deux courants de pensĂ©e pourtant les plus opposĂ©s qui soient dans lâAntiquitĂ©, partagent, on lâa vu, cette conviction : il faut que toutes nos pensĂ©es â toutes : pas quelques-unes ! â sâattachent dâabord et avant tout Ă surmonter cette peur premiĂšre qui parasite nos existences.
Encore une remarque prĂ©alable, pour la clartĂ© du propos, avant dâentrer davantage dans le vif de notre sujet.
Les trois interrogations fondamentales de la philosophie
Comme vous allez le comprendre dans ce qui suit, les grandes philosophies se construisent toujours autour de trois grands axes, qui correspondent Ă trois interrogations fondamentales. Cela vaut aussi bien pour les stoĂŻciens, comme nous allons le voir dans un instant, que pour Spinoza, Kant, Nietzsche ou mĂȘme Heidegger. Il est important dâen avoir les principes prĂ©sents Ă lâesprit si lâon veut bien comprendre en quel sens les grandes visions du monde philosophiques sont bel et bien de magnifiques doctrines du salut sans Dieu.
Le premier axe est celui de la thĂ©orie, câest-Ă -dire de lâactivitĂ© intellectuelle qui vise Ă se faire une idĂ©e du monde naturel mais aussi politique et social, dans lequel notre existence va se dĂ©rouler. Il sâagit, si jâose cette mĂ©taphore, de connaĂźtre le terrain de jeu qui est celui de notre vie : est-il lourd ou sec, beau ou laid, hostile, favorable, risquĂ©, chaotique, harmonieux, connaissable, mystĂ©rieux, etc. Quoi quâil en soit, il faut que nous nous en fassions une idĂ©e, au moins approximative, puisque câest en lui que tout va se passer. En quoi lâon voit dâemblĂ©e â je le signale au passage mais câest un point rĂ©ellement fondamental â ce qui va distinguer, sur ce plan, la philosophie des sciences positives : ces derniĂšres, bien sĂ»r, sont indispensables Ă la premiĂšre, car pour se faire une reprĂ©sentation aussi juste que possible de notre monde, il vaut mieux partir des connaissances que les savants en ont â du reste, lâimmense majoritĂ© des philosophes dignes de ce nom sâintĂ©ressent, et souvent de trĂšs prĂšs, aux sciences de leur temps. Par oĂč lâon voit comment la philosophie est bien aussi recherche de la vĂ©ritĂ©, tentative de comprendre ce qui est. Pour autant, la visĂ©e philosophique nâest pas celle de la science et la vĂ©ritĂ© quâelle cherche nâest pas neutre : car il sâagit de se faire une idĂ©e globale du monde et non dâen connaĂźtre telle classe dâobjets particuliers et, qui plus est, de sâintĂ©resser Ă la question de savoir comment nous allons habiter cette maison-lĂ , ce que nous allons pouvoir y faire et y vivre â toutes questions existentielles qui ne sont pas celles des sciences en tant que telles. Câest aussi ce qui fera que des philosophies â comme câest le cas de toutes les philosophies anciennes â, dont les rĂ©fĂ©rences scientifiques sont invalidĂ©es de part en part par les dĂ©couvertes les plus modernes, continueront cependant Ă nous parler et mĂȘme Ă possĂ©der une certaine validitĂ© Ă nos yeux.
Le deuxiĂšme axe dĂ©coule immĂ©diatement du premier : aprĂšs sâĂȘtre fait une idĂ©e du terrain de jeu, il faut en connaĂźtre les rĂšgles, saisir les lois de ce jeu que nous allons jouer avec dâautres et quâil nous faudra bien respecter. Câest lĂ , on lâaura compris, la question de la morale ou de lâĂ©thique (je ne ferai pas ici de diffĂ©rence entre ces deux mots qui ne se distinguent a priori par rien dâautre que lâĂ©tymologie, latine pour lâun, grecque pour lâautre).
Un troisiĂšme axe vient la complĂ©ter qui vise Ă cerner cette foi-ci le but, câest-Ă -dire la finalitĂ© ou le sens du jeu. Nous entrons lĂ dans une sphĂšre qui nâest plus celle de la morale proprement dite, mais de la sagesse, de la spiritualitĂ© et du salut. On me dira que certains philosophes, Spinoza ou Nietzsche par exemple, rejettent la question du sens, quâils la dĂ©construisent et la font voler en Ă©clats pour en libĂ©rer les hommes. Je rĂ©pondrai quâils nâen Ă©laborent que mieux une doctrine du salut sans Dieu, une tentative de sauver les hommes des peurs qui les empĂȘchent de vivre et qui pour eux sont liĂ©es davantage aux illusions du sens quâĂ la vĂ©ritĂ© de lâabsence de sens. Nous aurons lâoccasion dâĂ©claircir ce point par la suite.
Mais assez parlĂ© dans lâabstrait. La dĂ©finition de la philosophie est un grand sujet. Rien ne vaut cependant un exemple concret pour que vous compreniez mieux cette notion de « doctrine du salut sans Dieu ». Je commencerai par Ă©voquer le cas du stoĂŻcisme, parce quâil est illustratif entre tous : il prĂ©sente Ă mes yeux de la façon la plus claire et la plus parlante ce que la philosophie grecque a pu Ă©laborer de plus profond en matiĂšre de salut sans Dieu Ă partir de la reprĂ©sentation du monde â de la « cosmologie » â qui dominait alors largement lâAntiquitĂ©.
LâarchĂ©type des doctrines du salut sans Dieu : le cas du stoĂŻcisme
LâĂ©cole stoĂŻcienne naĂźt dans la GrĂšce â Ă AthĂšnes â du IVe siĂšcle avant JĂ©sus-Christ et son pĂšre fondateur est ZĂ©non de Cittion (Ă ne pas confondre avec lâautre ZĂ©non, celui dâĂlĂ©e et des paradoxes). Il existe alors de nombreuses Ă©coles de philosophie qui, pour la plupart, tiennent leur nom du lieu oĂč enseigne le maĂźtre. En lâoccurrence, ZĂ©non tenait ses rĂ©unions sous un portique (stoa en grec), Ă lâabri dâarcades oĂč ses Ă©lĂšves se pressaient pour venir lâĂ©couter. De lĂ , tout simplement, le nom de sa philosophie qui traversera les siĂšcles jusquâĂ nous â via ses principaux reprĂ©sentants, ĂpictĂšte, un esclave, SĂ©nĂšque, un conseiller de NĂ©ron, et Marc AurĂšle, qui fut empereur de Rome Ă la fin du IIe siĂšcle aprĂšs JĂ©sus-Christ. Si lâon veut comprendre son message, le plus simple est de reprendre les trois axes que je viens dâĂ©voquer devant vous.
Theoria, donc, pour commencer. LâĂ©tymologie du mot â lâune dâentre elles Ă tout le moins, qui se rencontre dĂ©jĂ dans lâAntiquitĂ© â est, Ă dĂ©faut dâĂȘtre certaine, particuliĂšrement intĂ©ressante et significative : theion orao â je vois (orao) le divin (theion). Quâest-ce Ă dire ? La thĂ©orie philosophique aurait donc pour but de « voir le divin » ? Ne vous ai-je pas expliquĂ© Ă lâinstant mĂȘme que les grandes philosophies, Ă commencer par le stoĂŻcisme, Ă©taient des « doctrines du salut sans Dieu » et que la theoria y visait essentiellement Ă c...
Table des matiĂšres
- Couverture
- Titre
- Du mĂȘme auteur chez Odile Jacob
- Copyright
- Avant-propos
- I - Quâest-ce que la philosophie ?
- II - Réponses aux objections
- III - Pour emporter sur lâĂźle dĂ©serteâŠ
- Conclusion : Une victoire modesteâŠ
- Du mĂȘme auteur