Chapitre II
Une odyssée boréale
Des peuples du mammouth aux peuples de la baleine
Un monde de glaces ?
Les présentations sont faites.
Vous savez dĂ©sormais que nul ne devrait parler de NĂ©andertal sans lâavoir cĂŽtoyĂ© de trĂšs prĂšs, lĂ oĂč il vĂ©cut, dans les immensitĂ©s sauvages et dans les recoins de falaises oĂč les subtils tĂ©moins de sa matĂ©rialitĂ© furent fossilisĂ©s, et surtout pas dans les tiroirs dâun musĂ©e. Câest pourtant dans un tiroir que commence lâune des premiĂšres histoires que je souhaite Ă©voquer avec vous et qui me relie Ă ces sociĂ©tĂ©s Ă©teintes. Un tiroir de lâInstitut de la branche ouralienne de lâAcadĂ©mie des sciences de Russie, dans la citĂ© borĂ©ale de Syktyvkar, en RĂ©publique komie, petite rĂ©publique polaire dans lâangle nord-est de lâEurope. Câest dans les immenses territoires de la Russie que fut dĂ©couverte lâintĂ©gralitĂ© des sites archĂ©ologiques nous renseignant sur les premiers peuplements des territoires polaires. Nous voilĂ amorçant des recherches sur NĂ©andertal... directement sur le cercle polaire arctique europĂ©en. Quelle Ă©trange idĂ©e.
Ce sont pourtant les conditions climatiques polaires qui ont le mieux caractĂ©risĂ© les environnements dans lesquels se sont dĂ©veloppĂ©es les sociĂ©tĂ©s nĂ©andertaliennes dans les espaces continentaux europĂ©ens et il faut remonter au-delĂ du centiĂšme millĂ©naire pour que les archives climatiques enregistrent des conditions tempĂ©rĂ©es beaucoup plus favorables et des climats mondiaux tempĂ©rĂ©s et qui furent mĂȘme durant une dizaine de millĂ©naires bien plus chauds que les tempĂ©ratures terrestres actuelles. Avant les glaces et les immenses steppes herbacĂ©es, il y a une centaine de millĂ©naires, lâEurasie tempĂ©rĂ©e accueillit donc une immense forĂȘt primaire, sans limites rĂ©elles, Ă©tendues infinies dans lesquelles aucun arbre ne fut jamais coupĂ©... Ces immensitĂ©s-lĂ dĂ©passent lâimagination et nous nous confronterons dans les chapitres suivants, pour nous rĂ©chauffer, Ă ces peuples de la forĂȘt, Ă ces nĂ©andertaliens des bois que la recherche scientifique commence Ă peine Ă discerner vraiment.
Pour lâheure, lâEurasie est faite dâĂ©tendues englacĂ©es et NĂ©andertal, durant des dizaines de millĂ©naires, et jusquâĂ son extinction, sera bien une crĂ©ature polaire. Mais il y a polaire et polaire... et dans les espaces borĂ©aux russes, les recherches archĂ©ologiques permettent de dĂ©montrer que quelques trĂšs rares sociĂ©tĂ©s du PalĂ©olithique colonisĂšrent les territoires arctiques alors mĂȘme que la planĂšte Ă©tait plongĂ©e en pleine pĂ©riode glaciaire.
Lors de cette phase climatique les tempĂ©ratures terrestres globales sâeffondrent. Durant des dizaines de millĂ©naires les trois sĆurs scandinaves, NorvĂšge, SuĂšde, Finlande, sont figĂ©es dans la glace, recouvertes par de puissants inlandsis. Les pĂ©riodes les plus froides voient le front de ces immenses glaciers se dĂ©velopper et recouvrir lâessentiel de la Grande-Bretagne et de lâIrlande, ne laissant libre de lâemprise des glaces que lâextrĂ©mitĂ© sud des Ăźles Britanniques. Le niveau des ocĂ©ans est alors bien plus bas, dâimmenses quantitĂ©s dâeau Ă©tant absorbĂ©es par la formation de ces Ă©tendues glaciĂšres. La Manche nâest plus un dĂ©troit maritime mais une large vallĂ©e oĂč le fleuve Manche rejoint lâocĂ©an Atlantique bien plus Ă lâouest, entre lâactuelle Bretagne et la Cornouaille...
Il nâest pas impossible que les populations du PalĂ©olithique se soient aventurĂ©es sur les vastes Ă©tendues englacĂ©es du nord de lâEurope, mais il nâen reste Ă ce jour aucun indice archĂ©ologique. Ătonnamment, un peu plus Ă lâest, et jusquâau-delĂ du cercle polaire, dans lâactuelle RĂ©publique komie, les espaces polaires ne furent jamais englacĂ©s. Lâimmense fleuve Pechora, qui se dĂ©verse au nord dans lâocĂ©an Glacial arctique, va nĂ©anmoins se trouver un temps bloquĂ© par ces masses glaciaires, crĂ©ant un gigantesque lac. Mais il ne pourra rĂ©sister Ă la pression colossale de ces masses dâeau et finira par cĂ©der, libĂ©rant dĂ©finitivement ces territoires polaires qui ne seront jamais englacĂ©s, pas plus que les Ă©tendues borĂ©ales sibĂ©riennes. Comment expliquer que dans ces espaces hypercontinentaux qui comptent aujourdâhui parmi les rĂ©gions polaires les plus froides de lâhĂ©misphĂšre Nord, aucun inlandsis ne se soit dĂ©veloppĂ© durant la derniĂšre Ăšre glaciaire ? Il semblerait que la rĂ©ponse Ă cette situation paradoxale soit assez simple. Les puissants glaciers qui couvrent lâEurope, de lâIrlande Ă la Finlande, crĂ©ent une vĂ©ritable barriĂšre naturelle coupant les territoires polaires continentaux de lâocĂ©an Atlantique. Les prĂ©cipitations, qui viennent essentiellement de lâAtlantique, sont rĂ©coltĂ©es par ces vastes Ă©tendues englacĂ©es et ne franchissent jamais cette Ă©norme barriĂšre de glace.
Le climat polaire du Grand Nord eurasien est alors trĂšs froid, mais trĂšs sec, et se trouve libre des emprises glaciaires. Outre que les terres se trouvent dĂ©gagĂ©es, elles prĂ©sentent Ă la belle saison un biotope extraordinaire et particuliĂšrement propice Ă la vie. Dans les Ă©tendues polaires et sibĂ©riennes les troupeaux de proboscidiens vont se dĂ©velopper en grand nombre crĂ©ant cet environnement si singulier que nous reconnaissons aujourdâhui sous lâappellation de steppes Ă mammouths.
Vivre dans le froid, vivre du froid
Lâun des enseignements inuits peut se rĂ©sumer ainsi : le froid nâest jamais un problĂšme pour lâhomme. LâaccĂšs aux protĂ©ines, les ressources alimentaires basiques reprĂ©sentent lâunique facteur limitant pour les expansions humaines. Notre corps est dâailleurs trĂšs peu sensible au froid lorsquâil est sec, et câest bien un froid sec, probablement aride mĂȘme, qui caractĂ©rise ces espaces polaires eurasiens de la derniĂšre Ăšre glaciaire. En termes de ressenti, de nos jours, il fait plus froid en fĂ©vrier Ă Saint-PĂ©tersbourg par â 16 oC que par â 30 oC dans les terres continentales de SibĂ©rie. Mes recherches en zone polaire mâont amenĂ© Ă expĂ©rimenter la rĂ©action de mon propre mĂ©tabolisme lorsque durant plusieurs semaines je fus quotidiennement confrontĂ© Ă des tempĂ©ratures de â 25 oC. AprĂšs quelques jours, probablement moins de dix jours, je constatais que mon corps ne souffrait plus du froid et que je pouvais passer une journĂ©e complĂšte Ă marcher dans la taĂŻga sans rĂ©ellement endurer lâexpĂ©rience du froid. Mon mĂ©tabolisme sâĂ©tait rapidement calibrĂ© et ajustĂ© en quelques jours seulement, de telle sorte que ces tempĂ©ratures me paraissent normales, sinon agrĂ©ables. Plus Ă©tonnant encore, jâai participĂ© Ă diffĂ©rentes missions entre le Sahel, le dĂ©sert de Gobi ou la corne de lâAfrique, communĂ©ment sous des tempĂ©ratures torrides. Mon mĂ©tabolisme est ainsi fait que, mĂȘme dans des conditions de tempĂ©ratures assez extrĂȘmes, mon corps ne transpire pas, ou trĂšs peu. Et voici quâau cĆur du mois de fĂ©vrier, dans les espaces polaires europĂ©ens, aprĂšs une journĂ©e de marche dans la neige, lorsque je rentrais dans mes appartements chauffĂ©s entre 18 et 20 oC, je me mettais Ă transpirer, Ă transpirer jusquâau bout des doigts ! Mon mĂ©tabolisme sâĂ©tait calibrĂ© sur â 25 oC, une tempĂ©rature qui ne me dĂ©rangeait en rien, et lâatmosphĂšre familiĂšre tempĂ©rĂ©e mâĂ©tait devenue Ă©touffante. Ătonnant constat quant aux adaptations de nos corps, constat qui a des implications importantes sur nos perceptions des expansions humaines vers les espaces borĂ©aux. Il est ainsi commun de lire, mĂȘme sous la plume de trĂšs bons chercheurs, que la simple colonisation des moyennes latitudes de lâEurasie par des populations issues des environnements africains Ă©tait probablement le rĂ©vĂ©lateur de capacitĂ©s dâadaptation technologiques, nĂ©cessitant le dĂ©veloppement technique de protections contre le froid, et sociales, par la mise en place de rĂ©seaux dâentraide robustes. Câest donc grĂące Ă ses dĂ©veloppements technologiques et par lâorganisation singuliĂšre de leurs sociĂ©tĂ©s que nos ancĂȘtres auraient rĂ©ussi Ă conquĂ©rir les environnements et les climats les plus rigoureux de la planĂšte. Ces thĂ©ories supposent dâaccorder une place centrale aux capacitĂ©s inventives et aux stratĂ©gies humaines, palliant un mĂ©tabolisme plus spĂ©cifiquement adaptĂ© aux rĂ©gions tropicales. Il sâagit probablement dâune idĂ©e prĂ©conçue qui ne prend pas en compte les propriĂ©tĂ©s biologiques Ă©tonnantes des mĂ©tabolismes humains. Il est probable que ces conceptions du monde soient erronĂ©es et ne nous renseignent ni sur notre rĂ©alitĂ© biologique, ni sur lâorganisation prĂ©cise de ces lointaines sociĂ©tĂ©s du PalĂ©olithique. Ces perceptions, ces regards, fussent-ils scientifiques dans leurs dĂ©marches, pourraient bien ĂȘtre, avant tout, prisonniers de conceptions du monde et de lâhomme qui ne renvoient pas aux lointaines sociĂ©tĂ©s de la prĂ©histoire mais qui parlent surtout de nous, Occidentaux dâaujourdâhui, et de notre propre incapacitĂ© Ă nous projeter dans des rĂ©alitĂ©s qui nous sont tout Ă fait Ă©trangĂšres. Câest sur cette base mĂȘme quâont Ă©mergĂ© au tournant des annĂ©es 2000 diffĂ©rentes thĂ©ories concernant lâextinction des populations nĂ©andertaliennes. Constatant lâabsence de sites nĂ©andertaliens au-delĂ du 55e parallĂšle nord, des chercheurs Ă©mirent lâhypothĂšse que ces populations nâauraient su sâadapter aux hautes latitudes europĂ©ennes, limitĂ©es par leurs technologies ou leur incapacitĂ© Ă construire les rĂ©seaux dâentraide permettant de sâaffranchir des contraintes environnementales les plus extrĂȘmes. Les populations nĂ©andertaliennes nâauraient pu coloniser que les latitudes moyennes et nâauraient pas su affronter les changements climatiques affectant leurs biotopes dans les derniers millĂ©naires de leur existence. Lâextinction nĂ©andertalienne dĂ©coulerait alors dâun simple changement climatique et dâune incapacitĂ© de sâadapter Ă de nouveaux biotopes. Les diffĂ©rentes hypothĂšses sur lâextinction nĂ©andertalienne reposent systĂ©matiquement sur la conjonction de diffĂ©rents facteurs puisque aucun ne semble pouvoir expliquer Ă lui seul la disparition dâune population humaine. Les hypothĂšses autour de cette mystĂ©rieuse extinction reposent systĂ©matiquement sur des conjonctions de facteurs environnementaux ou Ă©cologiques, qui ne prennent en compte que de maniĂšre trĂšs secondaire lâimpressionnante expansion dâHomo sapiens Ă travers les espaces eurasiatiques. Quâon les prenne une Ă une ou quâon les considĂšre dans leur ensemble, ces propositions apparaissent bien fragiles. Qui peut rĂ©ellement croire que NĂ©andertal se soit Ă©vaporĂ© comme neige au soleil ? Les donnĂ©es de la colonisation des trĂšs hautes latitudes remettent directement en question les thĂ©ories climatiques et la question des limites adaptatives de ces populations humaines. Les mĂ©tabolismes humains ne rĂ©agissent en rien comme ceux des plantes, face aux changements de climat. Ă lâexpĂ©rience, les corps humains se montrent remarquablement adaptables, ubiquistes, et se rĂ©vĂšlent capables dâaffronter assez aisĂ©ment toute la gamme des environnements planĂ©taires. La question de la confrontation des populations humaines archaĂŻques aux environnements polaires nâengage pas seulement notre regard sur les humanitĂ©s Ă©teintes, mais aussi notre conception de notre propre humanitĂ© et de ses capacitĂ©s adaptatives. Câest lâenseignement de Wim Hof, « Iceman », lâ« homme de glace », comme lâont dĂ©nommĂ© les Anglo-Saxons... Wim Hof rĂ©alisa, au cĆur de lâhiver 2007, un semi-marathon de 21 kilomĂštres sur le cercle polaire, pieds nus et en short. Quelques mois plus tard, il attaquait lâascension de lâEverest par son versant tibĂ©tain sans rĂ©el Ă©quipement pour se protĂ©ger du froid. Wim Hof reprĂ©sente dĂ©sormais un vĂ©ritable sujet dâĂ©tude pour les chercheurs travaillant Ă la comprĂ©hension du mĂ©tabolisme humain. Lâun des enseignements de Wim Hof, qui nâest pas un superhĂ©ros mais un homme de chair et de sang, est que le corps humain sâadapte remarquablement bien au froid, et que nos propriĂ©tĂ©s mĂ©taboliques ne sont probablement en rien dĂ©terminĂ©es par la question de nos origines biologiques, que lâon sait africaines et tropicales. Nous restons, lĂ aussi, trĂšs probablement piĂ©gĂ©s dans des projections, des fantasmes, des peurs, naturelles, certes, mais qui rĂ©sistent difficilement Ă lâexpĂ©rimentation.
Les sociĂ©tĂ©s du PalĂ©olithique nâont sans doute pas eu besoin de capacitĂ©s technologiques ou sociales remarquables pour affronter lâensemble des biotopes de la planĂšte. Le corps, seul, fait probablement une grande part du travail...
Face aux immensités polaires
Les espaces polaires reprĂ©sentent une clef remarquable pour aborder lâorganisation et la structure de ces lointaines sociĂ©tĂ©s du PalĂ©olithique. En 2006, je me dĂ©cidai Ă partir pour la SibĂ©rie occidentale afin dây prĂ©senter mes recherches sur les derniĂšres sociĂ©tĂ©s nĂ©andertaliennes au CongrĂšs archĂ©ologique nordique. Cette aventure allait finalement me mener durant quelques annĂ©es sur les flancs occidentaux et sibĂ©riens de lâOural polaire, sur les traces des tout premiers peuplements borĂ©aux. On y croise aujourdâhui, perdus dans des immensitĂ©s sauvages, datchas, taĂŻga polaire et anciens goulags oĂč sâest rĂ©fugiĂ©e, plus quâailleurs peut-ĂȘtre, une certaine mĂ©lancolie de lâĂąme slave, enchĂąssĂ©e dans des barres de bĂ©ton, Ă©chouĂ©e dans dâimmenses vestiges industriels, cadavres rouillĂ©s des idĂ©aux soviĂ©tiques. Ces carcasses de fer et de pierre ne mâenchantaient guĂšre, mais il y sĂ©journe une profonde humanitĂ©, touchante, troublante. Je voulais la vivre, aussi. Et puis... les espaces borĂ©aux mâavaient toujours attirĂ©. NĂ©andertal Ă©tait-il, ou pas, une crĂ©ature polaire ? Nâavait-il pas passĂ© lâessentiel de son existence sous les affres de la derniĂšre glaciation ? Mais que venaient faire les anciennes sociĂ©tĂ©s du PalĂ©olithique en zone polaire durant les phases climatiques les plus rigoureuses alors enregistrĂ©es sur terre en un million dâannĂ©es ?
Les plus grands spĂ©cialistes russes des sociĂ©tĂ©s nordiques Ă©taient rassemblĂ©s pour quelques jours Ă Khanty-MansiĂŻk, dans lâOuest sibĂ©rien, dans le cadre de ce congrĂšs nordique. Nous Ă©tions fin septembre et les premiĂšres neiges commençaient Ă couvrir les berges de lâOb, lâun de ces immenses fleuves du nord dont la dĂ©mesure est Ă lâĂ©chelle de la SibĂ©rie. Rien de commun avec les paysages qui nous sont familiers en Europe occidentale. LâOb traverse toute la SibĂ©rie, du nord au sud, et son bassin couvre, seul, trois millions de kilomĂštres carrĂ©s, presque autant que celui du Nil, le plus long fleuve au monde, lâĂ©quivalent de prĂšs de cinq fois la superficie de la France... Mais ces mesures, ces dĂ©mesures, ne sont que le reflet prĂ©cis des immenses Ă©tendues sauvages qui naissent sur les flancs europĂ©ens de lâOural et ne meurent pas avant les lointaines berges du continent amĂ©ricain.
Les chercheurs russes ont dĂ©veloppĂ© dĂšs le milieu du XXe siĂšcle une Ă©cole pionniĂšre de lâarchĂ©ologie palĂ©olithique, mettant en place des stratĂ©gies de recherche qui ne furent importĂ©es que bien plus tard en Europe occidentale, par AndrĂ© Leroi-Gourhan en particulier, personnage dâune rare densitĂ© intellectuelle dont les intĂ©rĂȘts rĂ©unissaient lâarchĂ©ologie, lâethnologie et la philosophie dans une pensĂ©e globale. Leroi-Gourhan avait Ă©tĂ© profondĂ©ment marquĂ© par les grands programmes de recherche archĂ©ologique dĂ©veloppĂ©s par les SoviĂ©tiques. Les territoires russes sont en grande partie recouverts de lĆss, puissantes Ă©paisseurs de limons dĂ©posĂ©s par les vents, qui ont fossilisĂ© Ă trĂšs grande vitesse les habitats des chasseurs du PalĂ©olithique, prĂ©servant les vestiges de vastes campements de ces populations nomades. Ă ces rĂ©servoirs archĂ©ologiques trĂšs Ă©tendus, les SoviĂ©tiques avaient adaptĂ© des mĂ©thodes ambitieuses de grands dĂ©capages rĂ©vĂ©lant, comme si les chasseurs du PalĂ©olithique venaient de quitter les lieux, les sols palĂ©olithiques jonchĂ©s dâoutils de silex parfois enchĂąssĂ©s dans de vĂ©ritables charniers dâossements de mammouths. Ces programmes de recherche soviĂ©tiques ont imprimĂ© une marque profonde Ă lâarchĂ©ologie mondiale, mĂȘme si les recherches ne sont heureusement plus poussĂ©es par la mĂ©galomanie du systĂšme soviĂ©tique. De nos jours la recherche russe, lĂ©gataire de ce patrimoine archĂ©ologique exceptionnel, reste remarquablement dynamique, mais pour les archĂ©ologues la tĂąche est ici presque insurmontable. Comment gĂ©rer et prĂ©server lâintĂ©gralitĂ© dâun patrimoine dispersĂ© de lâEurope jusquâĂ lâAmĂ©rique ? La Russie est de trĂšs loin le plus vaste pays du monde, sa population qui ne reprĂ©sente quâun peu plus du double de la population française gĂšre un huitiĂšme des terres Ă©mergĂ©es mondiales. Ce territoire est prĂšs de deux fois plus important que celui des autres pays les plus Ă©tendus, Canada, Ătats-Unis, Chine. Imaginez que la moitiĂ© de ces terres sont constituĂ©es dâimmenses forĂȘts primaires. Ces Ă©tendues borĂ©ales reprĂ©sentent prĂšs du quart des forĂȘts mondiales et constituent le plus grand espace forestier sauvage de la planĂšte, loin devant les forĂȘts Ă©quatoriales. Les populations y sont de nos jours principalement localisĂ©es dans quelques grandes citĂ©s, sortes de colonies humaines dans des ocĂ©ans de verdure vierge et dont lâexploitation forestiĂšre est anecdotique comparĂ©e aux superficies en prĂ©sence. La SibĂ©rie, et plus encore ses Ă©tendues polaires, reprĂ©sente dĂ©sormais avec lâAntarctique les seuls espaces planĂ©taires restĂ©s sauvages de toute Ă©ternitĂ©. Il existe encore un Far East, vierge, comme il a existĂ© un Far West, immense. Ă nâen pas douter, ici, est la derniĂšre vraie frontiĂšre.
Une course contre le temps
Face Ă ces immensitĂ©s, comment gĂ©rer le patrimoine archĂ©ologique colossal enfoui sous des Ă©tendues infinies de lĆss ? Dans les hautes terres borĂ©ales, ces vestiges sont conservĂ©s dans des sols gelĂ©s depuis des milliers dâannĂ©es. Mais sous ces latitudes les changements climatiques sâexpriment sous nos yeux de maniĂšre accĂ©lĂ©rĂ©e, entraĂźnant la fonte des sols et libĂ©rant leurs trĂ©sors archĂ©ologiques. Les chairs millĂ©naires, les bois, les cuirs, les tissages, les tissus, les vanneries, les filets, rentrent Ă nouveau dans le cycle naturel de la putrĂ©faction qui les avait Ă©pargnĂ©s depuis le PalĂ©olithique. Si mammouths et rhinocĂ©ros peuvent ĂȘtre reconnus par les habitants Ă©pars des Ă©tendues sibĂ©riennes, trappeurs ou Ă©leveurs de rennes du Grand Nord, quâadvient-il dans ces Ă©tendues sauvages des corps des chasseurs du PalĂ©olithique ? Ici, câest incroyable, les plus belles dĂ©couvertes sont parfois rĂ©alisĂ©es par des enfants nostalgiques jouant sur les berges des fleuves, ou par des artistes en quĂȘte dâivoire pour leurs sculptures merveilleuses. Comme ça, au bord des ruisseaux, dans les marais, Ă©mergeant des glaces prĂ©historiques Ă peine fondues. La suspension des effets du temps due Ă la congĂ©lation nâa aucune raison de ne concerner que les faunes sauvages et non les dĂ©pouilles humaines. Il est probable que ces corps du PalĂ©olithique ont dĂ©jĂ Ă©mergĂ© des glaces, retournant Ă leurs cycles de dĂ©composition. Il faut aussi envisager quâun certain nombre de ces corps du lointain palĂ©olithique ont dĂ©jĂ Ă©tĂ© retrouvĂ©s par les populations locales, et que leur destin fut peut-ĂȘtre alors dâĂȘtre enterrĂ©s dĂ©cemment, sur place, ou au cimetiĂšre le plus proche. Si tel est le cas, ils gisent aujourdâhui sous une croix dâĂ©picĂ©a ou de mĂ©lĂšze...
Avec la fonte des sols borĂ©aux, figĂ©s par la glace depuis la derniĂšre Ăšre glaciaire, nous sommes confrontĂ©s Ă un paradoxe cruel. La dĂ©prise du permafrost rĂ©vĂšle les sites archĂ©ologiques jusque-lĂ cachĂ©s, mais entraĂźne en mĂȘme temps leur destruction rapide et inexorable. Au cĆur des immenses territoires nordiques les sites sont invisibles, enfouis sous dâĂ©pais couverts de lĆss qui atteignent communĂ©ment une dizaine de mĂštres dâĂ©paisseur. En lâabsence de route, impossible dâamener des engins de creusements, pelles mĂ©caniques et bulldozers. Les sites ne sont gĂ©nĂ©ralement rĂ©vĂ©lĂ©s que par les creusements naturels des plus larges cours dâeau sibĂ©riens. Lâaction des flots libĂšre, sur ses berges, ossements et silex qui sont emportĂ©s par les flots en contrebas, au bord des lits des riviĂšres, rĂ©vĂ©lant lâexistence de sites qui furent scellĂ©s durant des dizaines de milliers dâannĂ©es. Mais, au moment prĂ©cis oĂč les sites sont rĂ©vĂ©lĂ©s, il ne leur reste plus que quelques saisons avant dâĂȘtre emportĂ©s par le courant puissant de ces vastes fleuves, parfois de maniĂšre spectaculaire. Mes collĂšgues russes ont vĂ©cu cette Ă©trange expĂ©rience. Leurs Ă©quipes profitaient des quelques semaines de beaux jours au cĆur des espaces polaires sibĂ©riens pour dĂ©gager de remarquables fossiles archĂ©ologiques pris dans la glace depuis prĂšs de tre...