NĂ©andertal nu
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NĂ©andertal nu

Comprendre la créature humaine

Ludovic Slimak

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NĂ©andertal nu

Comprendre la créature humaine

Ludovic Slimak

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À propos de ce livre

Et si nous nous Ă©tions fourvoyĂ©s sur ce que fut l'homme de NĂ©andertal?? Dans un vĂ©ritable rĂ©cit de voyage, Ludovic Slimak retrace son parcours de chercheur et nous entraĂźne dans une Ă©tonnante enquĂȘte archĂ©ologique. Pendant trente ans, il a inlassablement traquĂ© ce qu'il appelle la crĂ©ature. CrĂ©ature, comme l'un de ces ĂȘtres qu'on apercevrait de loin, dans les brumes, sans vraiment savoir ce qu'il est, sans vraiment savoir le qualifier. Son pĂ©riple nous emmĂšne en mille dĂ©tours depuis les Ă©tendues glacĂ©es du cercle polaire jusque sur les traces d'Ă©tonnants cannibales vivant dans de profondes forĂȘts tempĂ©rĂ©es mĂ©diterranĂ©ennes. Se confrontant aux vestiges de l'homme de NĂ©andertal, il dĂ©crit une crĂ©ature inattendue et dont la nature pourrait bien nous avoir totalement Ă©chappĂ©. Constat d'Ă©chec?? Serions-nous incapables de concevoir une intelligence trop divergente de la nĂŽtre?? La crĂ©ature humaine est dĂ©cryptĂ©e d'une plume vive, parfois sarcastique, qui affronte sans dĂ©tour nos fantasmes et nos projections sur cette humanitĂ© Ă©teinte. Cette crĂ©ature humaine, c'est NĂ©andertal, bien sĂ»r. Mais c'est nous, aussi, dont un portrait inattendu Ă©merge de ce regard croisĂ© Ă  travers les millĂ©naires. Ludovic Slimak est l'un des meilleurs spĂ©cialistes des sociĂ©tĂ©s nĂ©andertaliennes. Chercheur au CNRS et auteur de plusieurs centaines d'Ă©tudes scientifiques sur ces populations, il a dirigĂ© des missions archĂ©ologiques de l'Ă©quateur au cercle polaire. Il a pistĂ© inlassablement NĂ©andertal depuis trente ans pour enfin nous livrer son regard sur la crĂ©ature. Un regard dissonant, dĂ©rangeant, qui interroge profondĂ©ment la nature de cette humanitĂ©, tout autant que notre maniĂšre de la concevoir et les raisons de son Ă©tonnante extinction.

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Informations

Éditeur
Odile Jacob
Année
2022
ISBN
9782738157249

Chapitre II
Une odyssée boréale

Des peuples du mammouth aux peuples de la baleine

Un monde de glaces ?

Les présentations sont faites.
Vous savez dĂ©sormais que nul ne devrait parler de NĂ©andertal sans l’avoir cĂŽtoyĂ© de trĂšs prĂšs, lĂ  oĂč il vĂ©cut, dans les immensitĂ©s sauvages et dans les recoins de falaises oĂč les subtils tĂ©moins de sa matĂ©rialitĂ© furent fossilisĂ©s, et surtout pas dans les tiroirs d’un musĂ©e. C’est pourtant dans un tiroir que commence l’une des premiĂšres histoires que je souhaite Ă©voquer avec vous et qui me relie Ă  ces sociĂ©tĂ©s Ă©teintes. Un tiroir de l’Institut de la branche ouralienne de l’AcadĂ©mie des sciences de Russie, dans la citĂ© borĂ©ale de Syktyvkar, en RĂ©publique komie, petite rĂ©publique polaire dans l’angle nord-est de l’Europe. C’est dans les immenses territoires de la Russie que fut dĂ©couverte l’intĂ©gralitĂ© des sites archĂ©ologiques nous renseignant sur les premiers peuplements des territoires polaires. Nous voilĂ  amorçant des recherches sur NĂ©andertal... directement sur le cercle polaire arctique europĂ©en. Quelle Ă©trange idĂ©e.
Ce sont pourtant les conditions climatiques polaires qui ont le mieux caractĂ©risĂ© les environnements dans lesquels se sont dĂ©veloppĂ©es les sociĂ©tĂ©s nĂ©andertaliennes dans les espaces continentaux europĂ©ens et il faut remonter au-delĂ  du centiĂšme millĂ©naire pour que les archives climatiques enregistrent des conditions tempĂ©rĂ©es beaucoup plus favorables et des climats mondiaux tempĂ©rĂ©s et qui furent mĂȘme durant une dizaine de millĂ©naires bien plus chauds que les tempĂ©ratures terrestres actuelles. Avant les glaces et les immenses steppes herbacĂ©es, il y a une centaine de millĂ©naires, l’Eurasie tempĂ©rĂ©e accueillit donc une immense forĂȘt primaire, sans limites rĂ©elles, Ă©tendues infinies dans lesquelles aucun arbre ne fut jamais coupĂ©... Ces immensitĂ©s-lĂ  dĂ©passent l’imagination et nous nous confronterons dans les chapitres suivants, pour nous rĂ©chauffer, Ă  ces peuples de la forĂȘt, Ă  ces nĂ©andertaliens des bois que la recherche scientifique commence Ă  peine Ă  discerner vraiment.
Pour l’heure, l’Eurasie est faite d’étendues englacĂ©es et NĂ©andertal, durant des dizaines de millĂ©naires, et jusqu’à son extinction, sera bien une crĂ©ature polaire. Mais il y a polaire et polaire... et dans les espaces borĂ©aux russes, les recherches archĂ©ologiques permettent de dĂ©montrer que quelques trĂšs rares sociĂ©tĂ©s du PalĂ©olithique colonisĂšrent les territoires arctiques alors mĂȘme que la planĂšte Ă©tait plongĂ©e en pleine pĂ©riode glaciaire.
Lors de cette phase climatique les tempĂ©ratures terrestres globales s’effondrent. Durant des dizaines de millĂ©naires les trois sƓurs scandinaves, NorvĂšge, SuĂšde, Finlande, sont figĂ©es dans la glace, recouvertes par de puissants inlandsis. Les pĂ©riodes les plus froides voient le front de ces immenses glaciers se dĂ©velopper et recouvrir l’essentiel de la Grande-Bretagne et de l’Irlande, ne laissant libre de l’emprise des glaces que l’extrĂ©mitĂ© sud des Ăźles Britanniques. Le niveau des ocĂ©ans est alors bien plus bas, d’immenses quantitĂ©s d’eau Ă©tant absorbĂ©es par la formation de ces Ă©tendues glaciĂšres. La Manche n’est plus un dĂ©troit maritime mais une large vallĂ©e oĂč le fleuve Manche rejoint l’ocĂ©an Atlantique bien plus Ă  l’ouest, entre l’actuelle Bretagne et la Cornouaille...
Il n’est pas impossible que les populations du PalĂ©olithique se soient aventurĂ©es sur les vastes Ă©tendues englacĂ©es du nord de l’Europe, mais il n’en reste Ă  ce jour aucun indice archĂ©ologique. Étonnamment, un peu plus Ă  l’est, et jusqu’au-delĂ  du cercle polaire, dans l’actuelle RĂ©publique komie, les espaces polaires ne furent jamais englacĂ©s. L’immense fleuve Pechora, qui se dĂ©verse au nord dans l’ocĂ©an Glacial arctique, va nĂ©anmoins se trouver un temps bloquĂ© par ces masses glaciaires, crĂ©ant un gigantesque lac. Mais il ne pourra rĂ©sister Ă  la pression colossale de ces masses d’eau et finira par cĂ©der, libĂ©rant dĂ©finitivement ces territoires polaires qui ne seront jamais englacĂ©s, pas plus que les Ă©tendues borĂ©ales sibĂ©riennes. Comment expliquer que dans ces espaces hypercontinentaux qui comptent aujourd’hui parmi les rĂ©gions polaires les plus froides de l’hĂ©misphĂšre Nord, aucun inlandsis ne se soit dĂ©veloppĂ© durant la derniĂšre Ăšre glaciaire ? Il semblerait que la rĂ©ponse Ă  cette situation paradoxale soit assez simple. Les puissants glaciers qui couvrent l’Europe, de l’Irlande Ă  la Finlande, crĂ©ent une vĂ©ritable barriĂšre naturelle coupant les territoires polaires continentaux de l’ocĂ©an Atlantique. Les prĂ©cipitations, qui viennent essentiellement de l’Atlantique, sont rĂ©coltĂ©es par ces vastes Ă©tendues englacĂ©es et ne franchissent jamais cette Ă©norme barriĂšre de glace.
Le climat polaire du Grand Nord eurasien est alors trĂšs froid, mais trĂšs sec, et se trouve libre des emprises glaciaires. Outre que les terres se trouvent dĂ©gagĂ©es, elles prĂ©sentent Ă  la belle saison un biotope extraordinaire et particuliĂšrement propice Ă  la vie. Dans les Ă©tendues polaires et sibĂ©riennes les troupeaux de proboscidiens vont se dĂ©velopper en grand nombre crĂ©ant cet environnement si singulier que nous reconnaissons aujourd’hui sous l’appellation de steppes Ă  mammouths.

Vivre dans le froid, vivre du froid

L’un des enseignements inuits peut se rĂ©sumer ainsi : le froid n’est jamais un problĂšme pour l’homme. L’accĂšs aux protĂ©ines, les ressources alimentaires basiques reprĂ©sentent l’unique facteur limitant pour les expansions humaines. Notre corps est d’ailleurs trĂšs peu sensible au froid lorsqu’il est sec, et c’est bien un froid sec, probablement aride mĂȘme, qui caractĂ©rise ces espaces polaires eurasiens de la derniĂšre Ăšre glaciaire. En termes de ressenti, de nos jours, il fait plus froid en fĂ©vrier Ă  Saint-PĂ©tersbourg par – 16 oC que par – 30 oC dans les terres continentales de SibĂ©rie. Mes recherches en zone polaire m’ont amenĂ© Ă  expĂ©rimenter la rĂ©action de mon propre mĂ©tabolisme lorsque durant plusieurs semaines je fus quotidiennement confrontĂ© Ă  des tempĂ©ratures de – 25 oC. AprĂšs quelques jours, probablement moins de dix jours, je constatais que mon corps ne souffrait plus du froid et que je pouvais passer une journĂ©e complĂšte Ă  marcher dans la taĂŻga sans rĂ©ellement endurer l’expĂ©rience du froid. Mon mĂ©tabolisme s’était rapidement calibrĂ© et ajustĂ© en quelques jours seulement, de telle sorte que ces tempĂ©ratures me paraissent normales, sinon agrĂ©ables. Plus Ă©tonnant encore, j’ai participĂ© Ă  diffĂ©rentes missions entre le Sahel, le dĂ©sert de Gobi ou la corne de l’Afrique, communĂ©ment sous des tempĂ©ratures torrides. Mon mĂ©tabolisme est ainsi fait que, mĂȘme dans des conditions de tempĂ©ratures assez extrĂȘmes, mon corps ne transpire pas, ou trĂšs peu. Et voici qu’au cƓur du mois de fĂ©vrier, dans les espaces polaires europĂ©ens, aprĂšs une journĂ©e de marche dans la neige, lorsque je rentrais dans mes appartements chauffĂ©s entre 18 et 20 oC, je me mettais Ă  transpirer, Ă  transpirer jusqu’au bout des doigts ! Mon mĂ©tabolisme s’était calibrĂ© sur – 25 oC, une tempĂ©rature qui ne me dĂ©rangeait en rien, et l’atmosphĂšre familiĂšre tempĂ©rĂ©e m’était devenue Ă©touffante. Étonnant constat quant aux adaptations de nos corps, constat qui a des implications importantes sur nos perceptions des expansions humaines vers les espaces borĂ©aux. Il est ainsi commun de lire, mĂȘme sous la plume de trĂšs bons chercheurs, que la simple colonisation des moyennes latitudes de l’Eurasie par des populations issues des environnements africains Ă©tait probablement le rĂ©vĂ©lateur de capacitĂ©s d’adaptation technologiques, nĂ©cessitant le dĂ©veloppement technique de protections contre le froid, et sociales, par la mise en place de rĂ©seaux d’entraide robustes. C’est donc grĂące Ă  ses dĂ©veloppements technologiques et par l’organisation singuliĂšre de leurs sociĂ©tĂ©s que nos ancĂȘtres auraient rĂ©ussi Ă  conquĂ©rir les environnements et les climats les plus rigoureux de la planĂšte. Ces thĂ©ories supposent d’accorder une place centrale aux capacitĂ©s inventives et aux stratĂ©gies humaines, palliant un mĂ©tabolisme plus spĂ©cifiquement adaptĂ© aux rĂ©gions tropicales. Il s’agit probablement d’une idĂ©e prĂ©conçue qui ne prend pas en compte les propriĂ©tĂ©s biologiques Ă©tonnantes des mĂ©tabolismes humains. Il est probable que ces conceptions du monde soient erronĂ©es et ne nous renseignent ni sur notre rĂ©alitĂ© biologique, ni sur l’organisation prĂ©cise de ces lointaines sociĂ©tĂ©s du PalĂ©olithique. Ces perceptions, ces regards, fussent-ils scientifiques dans leurs dĂ©marches, pourraient bien ĂȘtre, avant tout, prisonniers de conceptions du monde et de l’homme qui ne renvoient pas aux lointaines sociĂ©tĂ©s de la prĂ©histoire mais qui parlent surtout de nous, Occidentaux d’aujourd’hui, et de notre propre incapacitĂ© Ă  nous projeter dans des rĂ©alitĂ©s qui nous sont tout Ă  fait Ă©trangĂšres. C’est sur cette base mĂȘme qu’ont Ă©mergĂ© au tournant des annĂ©es 2000 diffĂ©rentes thĂ©ories concernant l’extinction des populations nĂ©andertaliennes. Constatant l’absence de sites nĂ©andertaliens au-delĂ  du 55e parallĂšle nord, des chercheurs Ă©mirent l’hypothĂšse que ces populations n’auraient su s’adapter aux hautes latitudes europĂ©ennes, limitĂ©es par leurs technologies ou leur incapacitĂ© Ă  construire les rĂ©seaux d’entraide permettant de s’affranchir des contraintes environnementales les plus extrĂȘmes. Les populations nĂ©andertaliennes n’auraient pu coloniser que les latitudes moyennes et n’auraient pas su affronter les changements climatiques affectant leurs biotopes dans les derniers millĂ©naires de leur existence. L’extinction nĂ©andertalienne dĂ©coulerait alors d’un simple changement climatique et d’une incapacitĂ© de s’adapter Ă  de nouveaux biotopes. Les diffĂ©rentes hypothĂšses sur l’extinction nĂ©andertalienne reposent systĂ©matiquement sur la conjonction de diffĂ©rents facteurs puisque aucun ne semble pouvoir expliquer Ă  lui seul la disparition d’une population humaine. Les hypothĂšses autour de cette mystĂ©rieuse extinction reposent systĂ©matiquement sur des conjonctions de facteurs environnementaux ou Ă©cologiques, qui ne prennent en compte que de maniĂšre trĂšs secondaire l’impressionnante expansion d’Homo sapiens Ă  travers les espaces eurasiatiques. Qu’on les prenne une Ă  une ou qu’on les considĂšre dans leur ensemble, ces propositions apparaissent bien fragiles. Qui peut rĂ©ellement croire que NĂ©andertal se soit Ă©vaporĂ© comme neige au soleil ? Les donnĂ©es de la colonisation des trĂšs hautes latitudes remettent directement en question les thĂ©ories climatiques et la question des limites adaptatives de ces populations humaines. Les mĂ©tabolismes humains ne rĂ©agissent en rien comme ceux des plantes, face aux changements de climat. À l’expĂ©rience, les corps humains se montrent remarquablement adaptables, ubiquistes, et se rĂ©vĂšlent capables d’affronter assez aisĂ©ment toute la gamme des environnements planĂ©taires. La question de la confrontation des populations humaines archaĂŻques aux environnements polaires n’engage pas seulement notre regard sur les humanitĂ©s Ă©teintes, mais aussi notre conception de notre propre humanitĂ© et de ses capacitĂ©s adaptatives. C’est l’enseignement de Wim Hof, « Iceman », l’« homme de glace », comme l’ont dĂ©nommĂ© les Anglo-Saxons... Wim Hof rĂ©alisa, au cƓur de l’hiver 2007, un semi-marathon de 21 kilomĂštres sur le cercle polaire, pieds nus et en short. Quelques mois plus tard, il attaquait l’ascension de l’Everest par son versant tibĂ©tain sans rĂ©el Ă©quipement pour se protĂ©ger du froid. Wim Hof reprĂ©sente dĂ©sormais un vĂ©ritable sujet d’étude pour les chercheurs travaillant Ă  la comprĂ©hension du mĂ©tabolisme humain. L’un des enseignements de Wim Hof, qui n’est pas un superhĂ©ros mais un homme de chair et de sang, est que le corps humain s’adapte remarquablement bien au froid, et que nos propriĂ©tĂ©s mĂ©taboliques ne sont probablement en rien dĂ©terminĂ©es par la question de nos origines biologiques, que l’on sait africaines et tropicales. Nous restons, lĂ  aussi, trĂšs probablement piĂ©gĂ©s dans des projections, des fantasmes, des peurs, naturelles, certes, mais qui rĂ©sistent difficilement Ă  l’expĂ©rimentation.
Les sociĂ©tĂ©s du PalĂ©olithique n’ont sans doute pas eu besoin de capacitĂ©s technologiques ou sociales remarquables pour affronter l’ensemble des biotopes de la planĂšte. Le corps, seul, fait probablement une grande part du travail...

Face aux immensités polaires

Les espaces polaires reprĂ©sentent une clef remarquable pour aborder l’organisation et la structure de ces lointaines sociĂ©tĂ©s du PalĂ©olithique. En 2006, je me dĂ©cidai Ă  partir pour la SibĂ©rie occidentale afin d’y prĂ©senter mes recherches sur les derniĂšres sociĂ©tĂ©s nĂ©andertaliennes au CongrĂšs archĂ©ologique nordique. Cette aventure allait finalement me mener durant quelques annĂ©es sur les flancs occidentaux et sibĂ©riens de l’Oural polaire, sur les traces des tout premiers peuplements borĂ©aux. On y croise aujourd’hui, perdus dans des immensitĂ©s sauvages, datchas, taĂŻga polaire et anciens goulags oĂč s’est rĂ©fugiĂ©e, plus qu’ailleurs peut-ĂȘtre, une certaine mĂ©lancolie de l’ñme slave, enchĂąssĂ©e dans des barres de bĂ©ton, Ă©chouĂ©e dans d’immenses vestiges industriels, cadavres rouillĂ©s des idĂ©aux soviĂ©tiques. Ces carcasses de fer et de pierre ne m’enchantaient guĂšre, mais il y sĂ©journe une profonde humanitĂ©, touchante, troublante. Je voulais la vivre, aussi. Et puis... les espaces borĂ©aux m’avaient toujours attirĂ©. NĂ©andertal Ă©tait-il, ou pas, une crĂ©ature polaire ? N’avait-il pas passĂ© l’essentiel de son existence sous les affres de la derniĂšre glaciation ? Mais que venaient faire les anciennes sociĂ©tĂ©s du PalĂ©olithique en zone polaire durant les phases climatiques les plus rigoureuses alors enregistrĂ©es sur terre en un million d’annĂ©es ?
Les plus grands spĂ©cialistes russes des sociĂ©tĂ©s nordiques Ă©taient rassemblĂ©s pour quelques jours Ă  Khanty-MansiĂŻk, dans l’Ouest sibĂ©rien, dans le cadre de ce congrĂšs nordique. Nous Ă©tions fin septembre et les premiĂšres neiges commençaient Ă  couvrir les berges de l’Ob, l’un de ces immenses fleuves du nord dont la dĂ©mesure est Ă  l’échelle de la SibĂ©rie. Rien de commun avec les paysages qui nous sont familiers en Europe occidentale. L’Ob traverse toute la SibĂ©rie, du nord au sud, et son bassin couvre, seul, trois millions de kilomĂštres carrĂ©s, presque autant que celui du Nil, le plus long fleuve au monde, l’équivalent de prĂšs de cinq fois la superficie de la France... Mais ces mesures, ces dĂ©mesures, ne sont que le reflet prĂ©cis des immenses Ă©tendues sauvages qui naissent sur les flancs europĂ©ens de l’Oural et ne meurent pas avant les lointaines berges du continent amĂ©ricain.
Les chercheurs russes ont dĂ©veloppĂ© dĂšs le milieu du XXe siĂšcle une Ă©cole pionniĂšre de l’archĂ©ologie palĂ©olithique, mettant en place des stratĂ©gies de recherche qui ne furent importĂ©es que bien plus tard en Europe occidentale, par AndrĂ© Leroi-Gourhan en particulier, personnage d’une rare densitĂ© intellectuelle dont les intĂ©rĂȘts rĂ©unissaient l’archĂ©ologie, l’ethnologie et la philosophie dans une pensĂ©e globale. Leroi-Gourhan avait Ă©tĂ© profondĂ©ment marquĂ© par les grands programmes de recherche archĂ©ologique dĂ©veloppĂ©s par les SoviĂ©tiques. Les territoires russes sont en grande partie recouverts de lƓss, puissantes Ă©paisseurs de limons dĂ©posĂ©s par les vents, qui ont fossilisĂ© Ă  trĂšs grande vitesse les habitats des chasseurs du PalĂ©olithique, prĂ©servant les vestiges de vastes campements de ces populations nomades. À ces rĂ©servoirs archĂ©ologiques trĂšs Ă©tendus, les SoviĂ©tiques avaient adaptĂ© des mĂ©thodes ambitieuses de grands dĂ©capages rĂ©vĂ©lant, comme si les chasseurs du PalĂ©olithique venaient de quitter les lieux, les sols palĂ©olithiques jonchĂ©s d’outils de silex parfois enchĂąssĂ©s dans de vĂ©ritables charniers d’ossements de mammouths. Ces programmes de recherche soviĂ©tiques ont imprimĂ© une marque profonde Ă  l’archĂ©ologie mondiale, mĂȘme si les recherches ne sont heureusement plus poussĂ©es par la mĂ©galomanie du systĂšme soviĂ©tique. De nos jours la recherche russe, lĂ©gataire de ce patrimoine archĂ©ologique exceptionnel, reste remarquablement dynamique, mais pour les archĂ©ologues la tĂąche est ici presque insurmontable. Comment gĂ©rer et prĂ©server l’intĂ©gralitĂ© d’un patrimoine dispersĂ© de l’Europe jusqu’à l’AmĂ©rique ? La Russie est de trĂšs loin le plus vaste pays du monde, sa population qui ne reprĂ©sente qu’un peu plus du double de la population française gĂšre un huitiĂšme des terres Ă©mergĂ©es mondiales. Ce territoire est prĂšs de deux fois plus important que celui des autres pays les plus Ă©tendus, Canada, États-Unis, Chine. Imaginez que la moitiĂ© de ces terres sont constituĂ©es d’immenses forĂȘts primaires. Ces Ă©tendues borĂ©ales reprĂ©sentent prĂšs du quart des forĂȘts mondiales et constituent le plus grand espace forestier sauvage de la planĂšte, loin devant les forĂȘts Ă©quatoriales. Les populations y sont de nos jours principalement localisĂ©es dans quelques grandes citĂ©s, sortes de colonies humaines dans des ocĂ©ans de verdure vierge et dont l’exploitation forestiĂšre est anecdotique comparĂ©e aux superficies en prĂ©sence. La SibĂ©rie, et plus encore ses Ă©tendues polaires, reprĂ©sente dĂ©sormais avec l’Antarctique les seuls espaces planĂ©taires restĂ©s sauvages de toute Ă©ternitĂ©. Il existe encore un Far East, vierge, comme il a existĂ© un Far West, immense. À n’en pas douter, ici, est la derniĂšre vraie frontiĂšre.

Une course contre le temps

Face Ă  ces immensitĂ©s, comment gĂ©rer le patrimoine archĂ©ologique colossal enfoui sous des Ă©tendues infinies de lƓss ? Dans les hautes terres borĂ©ales, ces vestiges sont conservĂ©s dans des sols gelĂ©s depuis des milliers d’annĂ©es. Mais sous ces latitudes les changements climatiques s’expriment sous nos yeux de maniĂšre accĂ©lĂ©rĂ©e, entraĂźnant la fonte des sols et libĂ©rant leurs trĂ©sors archĂ©ologiques. Les chairs millĂ©naires, les bois, les cuirs, les tissages, les tissus, les vanneries, les filets, rentrent Ă  nouveau dans le cycle naturel de la putrĂ©faction qui les avait Ă©pargnĂ©s depuis le PalĂ©olithique. Si mammouths et rhinocĂ©ros peuvent ĂȘtre reconnus par les habitants Ă©pars des Ă©tendues sibĂ©riennes, trappeurs ou Ă©leveurs de rennes du Grand Nord, qu’advient-il dans ces Ă©tendues sauvages des corps des chasseurs du PalĂ©olithique ? Ici, c’est incroyable, les plus belles dĂ©couvertes sont parfois rĂ©alisĂ©es par des enfants nostalgiques jouant sur les berges des fleuves, ou par des artistes en quĂȘte d’ivoire pour leurs sculptures merveilleuses. Comme ça, au bord des ruisseaux, dans les marais, Ă©mergeant des glaces prĂ©historiques Ă  peine fondues. La suspension des effets du temps due Ă  la congĂ©lation n’a aucune raison de ne concerner que les faunes sauvages et non les dĂ©pouilles humaines. Il est probable que ces corps du PalĂ©olithique ont dĂ©jĂ  Ă©mergĂ© des glaces, retournant Ă  leurs cycles de dĂ©composition. Il faut aussi envisager qu’un certain nombre de ces corps du lointain palĂ©olithique ont dĂ©jĂ  Ă©tĂ© retrouvĂ©s par les populations locales, et que leur destin fut peut-ĂȘtre alors d’ĂȘtre enterrĂ©s dĂ©cemment, sur place, ou au cimetiĂšre le plus proche. Si tel est le cas, ils gisent aujourd’hui sous une croix d’épicĂ©a ou de mĂ©lĂšze...
Avec la fonte des sols borĂ©aux, figĂ©s par la glace depuis la derniĂšre Ăšre glaciaire, nous sommes confrontĂ©s Ă  un paradoxe cruel. La dĂ©prise du permafrost rĂ©vĂšle les sites archĂ©ologiques jusque-lĂ  cachĂ©s, mais entraĂźne en mĂȘme temps leur destruction rapide et inexorable. Au cƓur des immenses territoires nordiques les sites sont invisibles, enfouis sous d’épais couverts de lƓss qui atteignent communĂ©ment une dizaine de mĂštres d’épaisseur. En l’absence de route, impossible d’amener des engins de creusements, pelles mĂ©caniques et bulldozers. Les sites ne sont gĂ©nĂ©ralement rĂ©vĂ©lĂ©s que par les creusements naturels des plus larges cours d’eau sibĂ©riens. L’action des flots libĂšre, sur ses berges, ossements et silex qui sont emportĂ©s par les flots en contrebas, au bord des lits des riviĂšres, rĂ©vĂ©lant l’existence de sites qui furent scellĂ©s durant des dizaines de milliers d’annĂ©es. Mais, au moment prĂ©cis oĂč les sites sont rĂ©vĂ©lĂ©s, il ne leur reste plus que quelques saisons avant d’ĂȘtre emportĂ©s par le courant puissant de ces vastes fleuves, parfois de maniĂšre spectaculaire. Mes collĂšgues russes ont vĂ©cu cette Ă©trange expĂ©rience. Leurs Ă©quipes profitaient des quelques semaines de beaux jours au cƓur des espaces polaires sibĂ©riens pour dĂ©gager de remarquables fossiles archĂ©ologiques pris dans la glace depuis prĂšs de tre...

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