La Nouvelle Médecine du cancer
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La Nouvelle Médecine du cancer

Histoire et espoir

  1. 256 pages
  2. French
  3. ePUB (adapté aux mobiles)
  4. Disponible sur iOS et Android
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La Nouvelle Médecine du cancer

Histoire et espoir

À propos de ce livre

Nouveaux médicaments et nouvelles stratégies thérapeutiques : où sont les vrais espoirs ? Chercheur autant que médecin, personnalité forte, le professeur Thomas Tursz est l'un des plus grands cancérologues français. Des années durant, il a dirigé le travail de l'Institut Gustave-Roussy et s'est impliqué aussi bien dans la recherche que dans la conception et la mise en œuvre des soins. Il raconte dans ce livre la saga de la cancérologie française telle qu'il l'a vécue et dresse un état des lieux des attentes et des voies d'avenir qui s'offrent. Il livre surtout sa vision de ce que doit être la médecine de pointe : appuyée sur la recherche, impliquant des équipes pluridisciplinaires, performante techniquement et surtout adaptée à la personne. Les progrès accomplis dans la connaissance biologique et génétique très fine des tumeurs ont profondément changé les traitements : désormais, une nouvelle phase du combat contre le cancer s'ouvre, celle de la médecine personnalisée. C'est cette révolution qu'il décrit ici. Le professeur Thomas Tursz a été directeur général de l'Institut Gustave-Roussy de 1994 à 2010. Spécialisé notamment dans la virologie et l'immunologie des tumeurs, il est professeur émérite de cancérologie à la faculté de médecine de Paris-Sud. Lauréat du Grand Prix de cancérologie des Académies des sciences et de médecine et de nombreux grands prix européens, il est l'auteur de plus de trois cents articles scientifiques publiés dans les plus grandes revues internationales. 

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Informations

Éditeur
Odile Jacob
Année
2013
Imprimer l'ISBN
9782738129079
ISBN de l'eBook
9782738175816

Deuxième partie

L’INVENTION DE LA CANCÉROLOGIE

CHAPITRE 4

L’homme qui a découvert le cancer

On parle souvent du cancer, fléau et terreur de notre temps, sous ses différents aspects médicaux, humains, scientifiques, techniques. On traite largement des progrès de ses traitements et des espoirs qu’ils suscitent, souvent déçus. On parle moins de la cancérologie, discipline médicale et aussi scientifique, qui s’attache à l’étude des différents cancers, considérés non plus comme un ensemble de maladies pouvant atteindre des organes divers, mais comme l’expression d’un même processus biologique, même s’il peut naître et se développer dans des organes différents. En décrivant le parcours original de Gustave Roussy, le fondateur de la cancérologie française, en rappelant l’histoire et les valeurs fondatrices d’une institution, l’IGR, à Villejuif, qu’il a créée et que j’ai dirigée pendant seize ans, mais surtout en analysant les nouveaux concepts et les nouveaux outils technologiques dont nous nous sommes progressivement dotés en ce XXIe siècle encore débutant, cet ouvrage vise à proposer un éclairage nouveau sur la cancérologie française, sa naissance agitée, ses clivages, ses succès et ses difficultés, mais aussi ses acquis et surtout ses perspectives et ses espoirs.
L’individualisation de la cancérologie en France et sa reconnaissance comme discipline médicale autonome sont en effet singulières et bien tardives, puisque son acte fondateur, la création des centres de lutte contre le cancer (CLCC), plus souvent appelés centres anticancéreux (CAC) ne date que de 1945. La cancérologie s’est définie avant tout comme une discipline transversale et s’est heurtée ainsi d’emblée à la classification traditionnelle des maladies par organe et au mode d’enseignement séculaire des facultés de médecine, lui aussi fondé sur l’enseignement des pathologies dites « d’organes ». Pour s’individualiser et se créer, cette discipline s’est voulue « hérétique » et, sous l’égide de son « inventeur » Gustave Roussy, s’est autonomisée par un véritable schisme fondateur.
C’est en quittant (physiquement) les hôpitaux traditionnels, en particulier ceux de l’Assistance publique de Paris, et en allant se replier en 1913 dans la lointaine banlieue ouvrière de Villejuif que Gustave Roussy a pu créer, grâce à sa propre fortune familiale, son hôpital utopique, son phalanstère, et mettre en œuvre ses visions scientifiques, mais aussi organisationnelles (on dirait aujourd’hui « managériales ») tout aussi iconoclastes. En effet, voilà un mandarin typique qui prône non plus l’enseignement répétitif d’un savoir figé, mais le partage des connaissances, la confrontation des savoirs et des techniques, l’importance de la recherche au sein même de l’hôpital en lien étroit avec les soins, fondant ainsi la pluridisciplinarité. C’est lui qui utilise le premier ce terme aujourd’hui banal et rebattu, qui a largement débordé le champ de la médecine pour devenir un mot-valise de notre novlangue et de notre jargon technocratique, s’appliquant peu ou prou à tous les thèmes et toutes les activités humaines. Or Gustave Roussy ne se contente pas d’inventer un mot, il en fait une réalité quotidienne, un mode de prise en charge des patients et une règle de fonctionnement hospitalier. Aujourd’hui encore, à l’IGR comme dans les autres centres de lutte contre le cancer, les malades sont surpris d’arriver à l’« Institut » et non pas dans le service du professeur X ou du professeur Z. Et c’est un dossier médical unique (informatisé depuis 1961) qui contiendra l’ensemble des informations médicales les concernant.
Rappelons que dans les plus modernes de nos hôpitaux traditionnels, y compris universitaires, aujourd’hui encore, un patient est pris en charge dans un service d’organe (cœur, foie, poumons, etc.). S’il a au même moment un problème oculaire, une sinusite ou des hémorroïdes, il doit aller consulter en ophtalmologie, en ORL, en proctologie. Et, bien qu’il se trouve dans le même hôpital et au même moment, on lui ouvre un nouveau dossier, on le réinterroge sur toute son histoire médicale, on rédige une nouvelle observation et, bien souvent, on redemande les mêmes examens de laboratoire.
Le fondement même de la pluridisciplinarité est une constatation très simple et qui reste aujourd’hui d’une parfaite actualité : le cancer est une maladie compliquée, par sa genèse, son évolution, son traitement ; le plus savant des médecins, le plus habile des chirurgiens, le plus expérimenté des radiothérapeutes ne peuvent donc à eux seuls offrir les meilleures chances de guérison à chaque patient, concevoir isolément des pistes innovantes de diagnostic et de traitements, inventer seuls des voies nouvelles de prise en charge. De même, les plus savants des chercheurs, les plus créatifs des hommes de laboratoire ne sauraient maîtriser seuls l’ensemble des multiples aspects scientifiques qui conduisent à la multiplication anarchique des cellules tumorales, les analyser et surtout les contrecarrer et les vaincre.
La pluridisciplinarité se définit donc avant tout comme un partage de compétences et de techniques portées par des médecins et des scientifiques différents qui acceptent de mêler et de confronter leurs savoirs et leurs expériences au bénéfice des mêmes malades. Cette vision s’oppose en tout point à la conception classique du médecin hospitalier omniscient, omnipotent, qui se doit de tout savoir (ou au moins d’en donner l’impression), de tout décider, de tout prendre en charge. Or ce concept reste encore trop souvent le pilier organisationnel de l’hôpital à la française, dont l’acteur emblématique reste le « patron chef de service » ne se déplaçant dans les couloirs de l’hôpital qu’entouré d’une nuée bruissante de blouses blanches aux fonctions indistinctes pour le malade.
C’est autour de la cancérologie que s’est constituée dès les années 1920 la notion de médecine d’équipe et plus globalement celle de prise en charge collective et transversale de la maladie. L’efficacité de cette approche a été largement démontrée. Il nous semble même que, devant la complexité des tâches, la diversité des connaissances et la multiplication des technologies nouvelles que les communautés médicales et scientifiques doivent assimiler, trier, et synthétiser, la réflexion permanente sur la pluridisciplinarité et sa gestion doit demeurer plus que jamais au cœur de nos préoccupations.
Comme beaucoup de domaines des connaissances humaines, la cancérologie ne constitue pas une « vraie » science au sens épistémologique du terme. C’est plutôt un extraordinaire champ de convergence et d’application de concepts, de connaissances et de technologies diverses issues de la génétique, de la biologie cellulaire, de la biochimie, de l’immunologie, de la physique. Dans un monde de plus en plus complexe, l’homme isolé, tout imbu soit-il de son maigre savoir, est perdu et impuissant. Au contraire, la cancérologie me semble constituer aujourd’hui l’un des modèles humains les plus achevés de gestion collective de la complexité. Elle mériterait à cet égard un intérêt de plus en plus grand non seulement de la part de nos décideurs et de nos politiques, mais aussi chez ceux des scientifiques dont le thème d’étude est précisément la maîtrise cohérente d’un savoir qui s’étend exponentiellement.
Il est clair qu’un tel mode de partage des tâches et des compétences n’est en rien l’apanage exclusif du cancer et que de nombreuses pathologies multifactorielles et complexes devraient pouvoir en bénéficier, qu’il s’agisse du diabète, de l’hypertension artérielle ou des maladies dégénératives du système nerveux. Pourtant, en France comme dans de nombreux pays occidentaux, c’est autour du cancer que la naissance de la pluridisciplinarité s’est faite, non sans affrontements, anathèmes et schismes.
Le cancer existe très vraisemblablement depuis la préhistoire, et de façon bien compréhensible, comme l’a inventorié le grand historien de la médecine Mirko Grmek, ce sont les formes osseuses qui sont parvenues jusqu’à nous. Un squelette de dinosaure découvert dans le Wyoming et surtout le fameux pithécanthrope de Java porteraient tous deux des signes d’ostéosarcome. C’est encore plus évident sur les quelques corps de guerriers néolithiques parvenus presque intacts jusqu’à nous grâce à leur conservation prolongée dans les glaces alpines, tels l’homme de Münsingen en Suisse et celui de Mixnitz en Autriche.
Si le manuscrit égyptien dit d’Imhotep, datant de 1800 av. J.-C. et conservé à Leipzig, parle d’une tumeur cutanée, sa nature cancéreuse n’est pas certaine. Les textes hippocratiques des VIIe et VIe siècles av. J.-C. décrivent longuement l’extension locale et la généralisation de la maladie, en utilisant les termes de carcinos, de squirrhos et de carcinoma, introduisent clairement la notion de gradation et d’évolution progressive, mais ne portent guère sur la description et l’évolution d’un type de cancer précis.
L’histoire retient que le premier cas identifié est celui de la reine des Perses Atossa, décrit par Hérodote : « Quelque temps plus tard, Atossa, fille de Cyrus et femme de Darius, eut au sein une tumeur qui s’ouvrit et s’étendit de plus en plus. Tant que la plaie fut minime, elle la cacha par pudeur, n’en dit rien à personne, mais quand elle se vit en danger, elle fit venir Démocédès et la lui montra. Il lui promit la guérison, mais lui fit jurer de lui accorder en retour ce qu’il lui demanderait. »
Ainsi, Atossa, premier cas identifié de cancer, illustre déjà l’angoisse qu’inspire cette maladie, la réticence à la dévoiler et à consulter et la vénération du médecin miraculeux (auquel on est parfois porté à concéder, lorsqu’on le peut, des honoraires faramineux). Atossa est probablement aussi le premier cas rapporté de guérison, car l’« extirpation de la mamelle » fut couronnée de succès, même si mille cinq cents ans plus tard, d’autres médecins ont cru pouvoir affirmer qu’il s’agissait d’un abcès du sein et non d’un véritable cancer. Enfin, mentionnons que les anciens Chinois disposaient déjà il y a plus de mille ans de deux idéogrammes distincts, l’un pour représenter les tumeurs bénignes et l’autre les tumeurs malignes.
Or, si les cancers sont connus des Anciens, si des spéculations existent depuis Galien sur les dérèglements de l’écoulement des humeurs qui en seraient l’origine, puis sur d’éventuelles théories infectieuses et sur les contagions possibles, les cancers sont considérés comme des maladies d’organes et traités comme telles. L’idée d’un processus commun à l’origine de tous les cancers est encore bien lointaine. Certes, les cancers existent et siègent dans des organes différents, et les circonstances de leur découverte et de leur diagnostic varieront d’un cas à l’autre. Cependant, la notion de cancer-maladie n’existe toujours pas. Le cancer du poumon appartient au pneumologue, celui de l’estomac au gastro-entérologue, celui des ovaires et de l’utérus au gynécologue. L’acteur médical majeur est d’abord le chirurgien, qui tentera d’extirper la tumeur. En cas d’échec ou de récidives, la médecine est bien impuissante et ce sont les hospices ou les familles qui prennent en charge les longues souffrances des phases terminales.
De fait, au XIXe siècle et pendant la plus grande partie du XXe, la cancérologie n’est pas en tant que telle une discipline individualisée et n’est pas enseignée dans les facultés de médecine. Dans l’organisation même des enseignements, ce sont les professeurs de pneumologie qui traitent du cancer du poumon, ceux de gastro-entérologie du cancer de l’estomac, et les gynécologues des cancers des organes génitaux féminins. Cette absence de vision transversale se retrouve dans l’organisation même de l’hôpital qui perdure souvent de nos jours. L’homme global (ni la femme globale) n’y existe pas, mais est d’emblée divisé en organes : foie, cœur, poumons, etc. Cette organisation cloisonnée et étanche permet de créer des hiérarchies de pouvoir et des féodalités autour d’un organe, mais elle empêche les médecins et le personnel hospitalier de partager une vision médicale commune et de porter ensemble des projets innovants et une stratégie médicale ou sanitaire. Enfin, l’assimilation réductrice d’un homme ou d’une femme à un organe malade est bien l’une des causes du manque de respect porté aux patients de façon caricaturale jusqu’à une période toute récente et de leur réification, pour ne pas dire « chosification », encore si souvent douloureusement ressentie dans nos hôpitaux.
Il faut bien dire que, si cette division en organes correspond à une étape précise de la pensée médicale et s’inscrit dans la droite ligne de la physiologie et de la médecine expérimentale de Claude Bernard, elle est également source de pouvoir et de revenus financiers. Quand un patron hospitalier parle de « son malade », il entend bien par là une relation de possession, mais aussi de pouvoir et de revenus financiers, qui ne se délèguent ni ne se partagent. Rappelons qu’avant 1958 le plein-temps hospitalier n’existait pas, et les grands patrons hospitaliers comme leurs assistants allaient l’après-midi pratiquer la médecine libérale, qui constituait de fort loin l’essentiel de leur revenu.
Le premier médecin français à vouloir considérer le cancer comme une entité méritant d’être étudiée spécifiquement et enseignée globalement fut Gustave Roussy, auteur de cette phrase fulgurante : « Le cancer est avant tout un processus biologique qui transcende la notion d’organe. »
Gustave Roussy est né en 1874, près de Vevey en Suisse. Fils d’une famille de riches industriels et banquiers, d’origine protestante, et dont le frère aîné dirigea longtemps la firme Nestlé, Gustave déteste la Suisse, ne s’intéresse pas aux affaires, qu’il abandonne à sa famille restée à Genève, et part faire ses études de médecine à Paris. Il est nommé interne des hôpitaux en 1901 et obtient la nationalité française en 1906. Il travaille d’abord à l’hôpital de la Salpêtrière, le temple de la neurologie française, où il se passionne pour l’anatomie pathologique du système nerveux et en particulier du cerveau.
Gustave Roussy est un personnage austère, rigoureux, ambitieux, mais profondément curieux et novateur. Il se veut aussi un philanthrope social. Bientôt, il élargit ses intérêts à l’étude des tumeurs. Grâce à sa connaissance des tissus et des cellules, qu’il observe quotidiennement au microscope, il est parmi les premiers en France à comprendre que, même si le cancer naît dans un organe particulier et aura donc des signes révélateurs différents en fonction du siège de la tumeur, les mécanismes expliquant la prolifération des cellules, l’évolution vers l’invasion des tissus environnants, la dissémination sous forme de métastases sont des traits communs à tous, quel qu’en soit le siège. Les cancers sont donc l’expression d’une maladie générale, d’un processus biologique commun qu’il importe d’étudier en tant que tel. D’emblée, la nécessité de les observer dans leur globalité et de conduire des études et des travaux de recherche autour lui paraît évidente.
Surtout, il souhaite que la faculté de médecine de Paris crée une discipline nouvelle, la cancérologie, qui permettrait d’étudier et d’enseigner aux futurs médecins ces aspects communs, dans le but de concevoir et d’élaborer des traitements enfin efficaces, à l’heure où Pierre et Marie Curie découvrent le radium, mais aussi l’effet des radiations ionisantes sur les cellules tumorales et où d’audacieux chimistes envisagent de synthétiser des médicaments anticancéreux, selon la vision du savant allemand Paul Ehrlich, qui entrevoyait cette possibilité dès 1906.
Cependant, cette tentative d’individualiser cette spécialité nouvelle, la cancérologie, se heurte à l’hostilité générale. Combattre la position dominante des chirurgiens, qui, déjà, s’opposent à la vision nouvelle des « radiologues » de la Fondation Curie, vouloir voler le cancer du poumon au pneumologue, le cancer de l’estomac au gastro-entérologue, au nom de la vision « cellulaire » de la maladie, de sa conception transversale et de sa volonté de comprendre et de progresser, autant que de soigner, c’en est trop pour les grands chefs de services hospitaliers des années 1910.
Est-ce à dire que ce trublion de Gustave Roussy, échouant à imposer la création de cette discipline nouvelle, n’est qu’un médecin de seconde zone, dépourvu de pouvoirs académiques, d’influence et de notoriété ? Au contraire, c’est un universitaire respecté et reconnu, qui, comme nous le verrons, deviendra doyen de la faculté de médecine de Paris et recteur de l’académie de Paris et parviendra ainsi au sommet de la hiérarchie universitaire.
S’il est devenu professeur agrégé à la faculté de médecine dès 1910, il échoue plusieurs fois au médicat des hôpitaux, qui lui aurait ouvert les portes d’une chefferie de service dans un grand hôpital parisien de l’Assistance publique. Il dénonce avec vigueur la fragmentation de cette institution en services d’organes cloisonnés, en spécialités rivales. Il considère que l’enseignement de la médecine doit s’intégrer dans celui des sciences biologiques et plaide pour des « structures intégrées, multidisciplinaires, sources de nouveaux moyens d’investigations nécessaires à la compréhension et à la connaissance de la maladie ».
De 1913 date le « schisme fondateur » de la cancérologie française. Gustave Roussy, pourtant promis à la plus belle des carrières universitaires, quitte les prestigieux hôpitaux de l’Assistance publique de Paris et choisit l’exil volontaire et lointain, comme médecin chef de l’hospice Paul-Brousse, créé récemment à Villejuif. Être chef d’hospice, c’est pour la communauté médicale de l’époque, limiter son activité à une surveillance infirmière et surtout compassionnelle de vieillards indigents. De plus, Villejuif, cité reculée aux confins sud-est de la capitale, est un bastion de la banlieue rouge ceinturant les quartiers populaires de Paris. Cette zone des fortifications, encore peu urbanisée, était déjà un lieu de relégation pour les indigents, les prostituées, les fous (hospice de Bicêtre). La vision sociale et philanthropique de Roussy, riche bourgeois au cœur de gauche y trouvera un terrain rêvé et surtout l’espace pour mener à bien son projet profond d’institut modèle et de temple de la nouvelle discipline qu’il souhaite plus que tout fonder.
La Première Guerre mondiale retarde la réalisation de ce rêve, mais permet à Gustave Roussy de retrouver ses premières amours neurologiques et psychiatriques. Mobilisé au front en Lorraine et en Franche-Comté, il revient ensuite à Paul-Brousse et se consacre d’abord à la réhabilitation des soldats blessés au front et polytraumatisés tant physiquement que psychiquement. Il compte parmi ses patients démobilisés Louis-Ferdinand Céline. Le soldat Ferdinand Bardamu, avatar de Céline lui-même, dépeindra Roussy dans le Voyage au bout de la nuit avec sa verve habituelle, mais sans méchanceté, sous les traits du « professeur agrégé Bestombes, qui avait choisi, lui Bestombes, le rôle du savant bienfaisant et profondément, aimablement humain ». L’écrivain a même pour lui une indulgence et presque une tendresse bien peu célinienne quand il écrit : « Tel qu’il était, nous ne le détestions pas. Il examinait notre système nerveux avec un soin extraordinaire et nous interrogeait sur le ton d’une courtoise familiarité. »
Déjà, Bardamu souligne le caractère tout à la fois généreux et féru d’innovations technologiques du médecin : « Notre médecin-chef aux beaux yeux […] avait fait installer pour nous redonner de l’âme, tout un appareillage très compliqué d’engins électriques étincelants dont nous subissions les décharges périodiques. […] Il était fort riche, semblait-il, Bestombes, il fallait l’être pour acheter tout ce coûteux bazar électrocuteur. »
La paix revenue, Gustave Roussy revient à son projet d’institut modèle, et désormais, son intérêt pour le cancer et la cancérologie s’affirme. En 1921, il crée le premier service anticancéreux et la première consultation pour patients cancéreux de France. Il écrit à son ami Georges Duhamel : « L’un des avantages que je pourrai offrir à Villejuif à ces malheureux patients cancéreux est le bon air pur de la campagne », atout que l’IGR d’aujourd’hui a clairement perdu.
Très vite, c’est l’idée d’un institut modèle pluridisciplinaire associant soins et recherche qui l’obsède. Lui-même mène de front ses activités de soins et des recherches fondamentales, induisant des cancers expérimentaux chez les rats en badigeonnant leurs queues de goudron. « Il examinait lui-même chaque patient, palpait de sa main gantée les néoplasmes les plus répugnants, explorant les organes et analysant la préparation biopsique qui lui était présentée. »
Surtout, il se révèle un stratège et un visionnaire de l’organisation hospitalière. C’est lui qui donnera corps à deux notions clés de la cancérologie, qui restent encore aujourd’hui d’une brûlante actualité : la multidisciplinarité et l’intégration du soin et de la recherche. Il rêve en effet d’un dialogue permanent des médecins et des chercheurs autour des mêmes cas cliniques, d’interrogations mutuelles, de méthodologies rigoureuses, ...

Table des matières

  1. Couverture
  2. Page de titre
  3. Copyright
  4. Dédicace
  5. Sommaire
  6. Préface
  7. Introduction
  8. Première partie - LE CANCER AUJOURD’HUI
  9. Deuxième partie - L’INVENTION DE LA CANCÉROLOGIE
  10. Troisième partie - VERS LA MÉDECINE PERSONNALISÉE
  11. REMERCIEMENTS
  12. Quatrième de couverture