Les Antipsychiatries
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Les Antipsychiatries

Une histoire

  1. 256 pages
  2. French
  3. ePUB (adapté aux mobiles)
  4. Disponible sur iOS et Android
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Les Antipsychiatries

Une histoire

À propos de ce livre

L'histoire de la psychiatrie est indissociable de celle d'une antipsychiatrie. Jacques Hochmann met ici au jour le constant balancement entre critiques et réactions, entre démarches « alternatives » et reprises en main qui a habité la psychiatrie depuis ses origines. Analysant en particulier l'antipsychiatrie anglaise ainsi que la psychiatrie démocratique italienne des années 1970, il retrace aussi tous les mouvements qui, dÚs le XIXe siÚcle, se sont opposés à la médecine officielle, aux pratiques thérapeutiques attentatoires aux libertés, à l'asile d'aliénés rebaptisé hÎpital psychiatrique, etc. Il propose enfin les bases scientifiques qui pourraient permettre de sortir de ce combat permanent. Une relecture complÚte de l'histoire de la psychiatrie qui permet d'éclairer les débats actuels. Jacques Hochmann est psychiatre et psychanalyste. Il est membre honoraire de la Société psychanalytique de Paris, professeur émérite à l'université Claude-Bernard et médecin honoraire des HÎpitaux de Lyon. Il est l'auteur notamment d'une Histoire de l'autisme et d'Une histoire de l'empathie. 

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Informations

Éditeur
Odile Jacob
Année
2015
Imprimer l'ISBN
9782738131799

CHAPITRE 1

PremiĂšres escarmouches


Pinel, ses contemporains et ses premiers Ă©lĂšves n’ont pas longtemps bĂ©nĂ©ficiĂ© du prestige et de la reconnaissance qui leur avaient Ă©tĂ© accordĂ©s pendant et tout de suite aprĂšs la RĂ©volution française. Rapidement, les folies partielles et ce qu’elles supposaient de persistance d’une subjectivitĂ© chez l’aliĂ©nĂ© ont fait l’objet de doutes et de critiques.

La controverse entre Maine de Biran et Royer-Collard

« Kant, Ă©crira plus tard l’aliĂ©niste Jean-Pierre Falret, entraĂźnĂ© sans doute par une exagĂ©ration de l’importance de l’objet de sa mĂ©ditation, voulait que la solution des questions posĂ©es par les juges sur les maladies psychiques fĂ»t confiĂ©e Ă  la facultĂ© de philosophie et non Ă  celle de mĂ©decine1. » Le philosophe Maine de Biran ne va pas si loin, mais il affirme en 1820 que reconnaĂźtre chez le fou des actes volontaires et pas seulement des actes automatiques reviendrait Ă  affaiblir la notion de libre arbitre, en effaçant la frontiĂšre entre le normal et le pathologique. Dans un dĂ©bat cĂ©lĂšbre avec le responsable mĂ©dical de Charenton, premier professeur français de psychiatrie de l’histoire, Antoine-Athanase Royer-Collard – Pinel Ă©tait professeur de mĂ©decine interne –, il dĂ©clare (ou, du moins, rĂ©sumant sa pensĂ©e, Royer-Collard lui fait dire) : « L’aliĂ©nĂ© ayant perdu son activitĂ© libre et la conscience de soi n’exerce et ne peut exercer aucune des facultĂ©s qui se rattachent Ă  sa volontĂ© et Ă  sa conscience, comme la perception, l’attention, le jugement et la mĂ©moire ; s’il exerçait une seule de ces facultĂ©s, il aurait conscience du moi et dĂšs lors ne serait plus aliĂ©nĂ© ; tant que l’emprise sur soi existe au degrĂ© le plus bas, il n’y a point d’aliĂ©nation proprement dite » (c’est-Ă -dire, implicitement, pas de place pour l’aliĂ©niste dont la juridiction doit ĂȘtre limitĂ©e au gardiennage de ceux qui sont Ă©videmment et complĂštement fous). Et il ajoute, encore plus prĂ©cis : « Tant qu’il y a quelque degrĂ© de conscium et de compos [de conscience et de bon sens], il y a libertĂ© au mĂȘme degrĂ©, par consĂ©quent possibilitĂ© de rĂ©flĂ©chir ou de juger son Ă©tat intĂ©rieur, par suite de faire effort contre l’entraĂźnement des images. Le premier moyen curatif dans ces aliĂ©nations partielles serait d’exercer soi-mĂȘme de l’empire sur soi-mĂȘme. Or, tant que cet empire subsiste au degrĂ© le plus bas, il n’y a point d’aliĂ©nation proprement dite », ce qui est remettre en cause Ă  la fois l’excuse d’irresponsabilitĂ© du fou partiel et aussi tout traitement rationnel de la folie par le dialogue et l’action psychologique (on dit alors : morale). À quoi Royer-Collard rĂ©pond : « Le moi, dans les diffĂ©rents degrĂ©s d’aliĂ©nation, n’est presque jamais Ă©teint de maniĂšre complĂšte. Les opĂ©rations intellectuelles sont tantĂŽt suspendues, tantĂŽt continuent Ă  s’exercer d’une maniĂšre plus ou moins imparfaite ou irrĂ©guliĂšre2. » On peut donc les ranimer ou les renforcer et donner ainsi Ă  l’aliĂ©niste psychiatre, avec un savoir et un pouvoir de soigner, un droit d’intervenir dans une sphĂšre plus large que celle limitĂ©e par les murs de l’asile, notamment dans les tribunaux.

Un médecin contestataire : Urbain Coste

Ce sont les pouvoirs qui lui sont alors reconnus : celui d’exempter un criminel de la sanction, mais aussi sa prĂ©tention insoutenable de savoir dĂ©tecter une folie cachĂ©e chez des gens apparemment normaux ou une simulation intĂ©ressĂ©e chez un criminel, qui suscitent les oppositions les plus vives. Écoutons Urbain Coste, un mĂ©decin-journaliste, rendre compte, en 1824 dans le Journal universel des sciences mĂ©dicales de l’article « Fou » d’un Dictionnaire abrĂ©gĂ© des sciences mĂ©dicales et critiquer, Ă  son tour, le concept de folie intermittente ou partielle. Il interroge : « Je demanderai Ă  l’auteur si dans une folie intermittente un fou qui cherche Ă  dissimuler est bien rĂ©ellement un fou. Un intĂ©rĂȘt bien compris, des moyens combinĂ©s en lui, un plan de conduite supposent la raison. Il n’y a mĂȘme point de paradoxe Ă  dire que la conscience de la folie exclut la folie3. » Paradoxe, le mot est prononcĂ©. Il faut Ă©liminer le paradoxe que serait une folie partielle, une folie cohabitant ou alternant avec une raison, une folie obĂ©issant Ă  une volontĂ© et impliquant un minimum de choix, fĂ»t-il en large partie inconscient. Dans ces propos, il y a plus qu’un questionnement sur la supposĂ©e science du psychiatre. Il y a un vĂ©ritable refus du paradoxe essentiel de la psychiatrie et de ce que celui-ci laisse entendre, de maniĂšre angoissante, sur la proximitĂ© entre la folie et la raison. Deux ans plus tard, Coste rĂ©cidive, dans le mĂȘme journal, et, moins courtois que Maine de Biran, prĂ©cise son attaque ad hominem : « Si la loi veut que les mĂ©decins soient consultĂ©s sur la folie, c’est sans doute par respect pour l’usage et rien ne serait plus gratuit que la prĂ©somption de la capacitĂ© spĂ©ciale des mĂ©decins en pareille matiĂšre. De bonne foi, il n’est aucun homme de jugement sain qui n’y soit aussi compĂ©tent que M. Pinel ou M. Esquirol et qui n’ait encore sur eux l’avantage d’ĂȘtre Ă©tranger Ă  toute prĂ©vention scientifique. Par malheur, les mĂ©decins ont pris au sĂ©rieux cette politesse des tribunaux et dans l’examen des questions qui leur sont soumises ils substituent trop souvent aux lumiĂšres naturelles de la raison les ignorances ambitieuses de l’école4. » C’est bien le savoir psychiatrique, au niveau le plus Ă©levĂ©, et le rĂŽle social qu’on veut lui faire jouer qui sont ici dĂ©noncĂ©s. Ces flĂšches empoisonnĂ©es n’ont pas fini de voler. Elles sont reparties Ă  l’assaut de nombreuses cibles et les attaques de Coste seront citĂ©es et recitĂ©es tout au long du XIXe siĂšcle.

La critique d’un juriste

Un troisiĂšme pamphlĂ©taire antipsychiatre est un avocat, Élias Regnault. Lui-mĂȘme fils de mĂ©decin, il s’excuse auprĂšs de la profession d’oser critiquer un art mĂ©dical qui devrait ĂȘtre au-dessus de toute discussion. Cependant, il s’autorise, pour continuer cette dĂ©marche iconoclaste, du prĂ©cĂ©dent du docteur Urbain Coste. En 1830, il publie un ouvrage copieux intitulĂ© : Du degrĂ© de compĂ©tence des mĂ©decins dans les questions judiciaires relatives aux aliĂ©nations mentales et des thĂ©ories physiologiques sur la monomanie homicide5. C’est donc encore la folie partielle ou monomanie (dont Pinel avait dit qu’elle pouvait ĂȘtre parfois sans dĂ©lire et se manifester seulement par des actes et que Balzac va bientĂŽt illustrer dans La Recherche de l’absolu) ainsi que l’excuse de monomanie devant les tribunaux qui sont ses principales cibles. Son argumentation serrĂ©e prĂ©figure la double et contradictoire mise en cause de la psychiatrie, pĂ©rennisĂ©e au cours des Ăąges et jusqu’à nos jours : le caractĂšre laxiste des expertises faisant injustement Ă©chapper des criminels Ă  la sanction, le caractĂšre arbitraire et nĂ©faste des internements.
Sur le plan thĂ©orique, Regnault affirme que le diagnostic de monomanie homicide ne repose que sur un discours creux. La monomanie n’a aucun signe spĂ©cifique. Seules les caractĂ©ristiques de l’acte lui servent de preuve : son caractĂšre odieux ou anormal dans son dĂ©roulement. Or tout acte repose nĂ©cessairement sur une volontĂ©, sur une intention6. Une clinique limitĂ©e Ă  la description de l’acte ne nous apporte aucun Ă©lĂ©ment permettant de supposer que la volontĂ© a Ă©tĂ© empĂȘchĂ©e ou parasitĂ©e. S’il faut une volontĂ© pour agir, il existe, chez tout sujet, une volontĂ© opposĂ©e pour rĂ©sister au dĂ©sir. Le caractĂšre monstrueux ou impulsif d’un homicide n’est pas une preuve d’aliĂ©nation. La monstruositĂ©, l’impulsivitĂ© sont au cƓur de l’homme, tĂ©moins nos rĂȘves oĂč, rappelle Regnault, si notre volontĂ© n’était pas suspendue par le sommeil et si nous pouvions rĂ©aliser nos dĂ©sirs, nous serions tous d’abominables meurtriers. Regnault renverse donc la continuitĂ© entre la passion et la folie. La folie n’est pas une exagĂ©ration de la passion, portĂ©e Ă  l’extrĂȘme par la maladie. C’est la passion, en elle-mĂȘme, dans sa banalitĂ©, dans sa quotidiennetĂ©, qui est un dĂ©sordre, et tout homme doit ĂȘtre capable de contrĂŽler ses passions, lorsqu’il n’est pas fou. Curieusement, la continuitĂ© entre le normal et le pathologique, la variation de l’interdit selon les cultures, qui serviront plus tard Ă  faire discuter l’utilitĂ© de la sanction, sont utilisĂ©es ici pour montrer le caractĂšre « normal » de l’acte criminel et donc l’accessibilitĂ© de tout criminel Ă  la sanction. Regnault, contrairement aux antipsychiatres du XXe siĂšcle, ne dit pas que la maladie mentale est un « mythe ». Il ne nie pas l’existence de la folie. Ce qu’il nie rĂ©solument, comme Maine de Biran, comme Coste, c’est l’existence d’une folie partielle qui se dĂ©finirait seulement par les caractĂšres ou les circonstances d’un acte criminel. La folie doit se manifester par autre chose que l’acte, elle infiltre toute la personnalitĂ©, apparaĂźt dans tout le comportement. Il n’y a de folie que totale ; on est fou ou on ne l’est pas, et la folie, quand elle est lĂ , est Ă©vidente pour tout le monde. L’acte du fou est un acte automatique qui ne correspond Ă  aucune logique, Ă  aucune volontĂ©. Il est proprement insensĂ©.
Sur le plan pratique, l’excuse de monomanie, d’une folie d’acte, sans dĂ©lire mais nĂ©anmoins pathologique, conduit Ă  dĂ©moraliser la sociĂ©tĂ©. Elle favorise le mauvais exemple, donne des justifications faciles Ă  des crimes abominables comme l’infanticide. Regnault (aujourd’hui bien dĂ©modĂ© devant l’exigence des victimes Ă  la rĂ©paration morale par la punition du coupable) rappelle que la sanction n’est pas essentiellement destinĂ©e Ă  chĂątier le coupable, mais Ă  prĂ©venir le crime et Ă  rĂ©tablir l’équilibre social atteint par la transgression. Il est donc pour une pure mathĂ©matique de la peine et contre la prise en compte des particularitĂ©s psychologiques du condamnĂ©. Il ajoute que substituer l’asile Ă  la prison serait contre-productif : si on n’est pas fou en y entrant, on le devient rapidement. LĂ  encore, il inaugure une longue lignĂ©e de critiques qui reprendront cet argument : la psychiatrie ne soigne pas, elle rend fous ceux qui ne le sont pas encore.

Un polémiste préfoucaldien

À ces trois critiques, on peut en ajouter un quatriĂšme qui, lui, s’attaque au paradoxe de la dĂ©fense de l’ordre et de la promotion de la normativitĂ© inhĂ©rentes Ă  la psychiatrie. NĂ©pomucĂšne Lemercier est un Ă©crivain bien oubliĂ©. En 1835, il commet une courte notice intitulĂ©e : Danger de l’application de la conjecturale doctrine orthophrĂ©nique7, oĂč il attaque l’un des premiers psychiatres d’enfants, FĂ©lix Voisin. Dans la ligne de la phrĂ©nologie de Gall, ce dernier croyait dĂ©pister, par la palpation, les bosses du crĂąne censĂ©es marquer le dĂ©veloppement exagĂ©rĂ© ou l’atrophie d’une facultĂ© mentale incarnĂ©e dans un organe diffĂ©renciĂ©. Pour corriger ces dĂ©fauts chez les enfants, il proposait une pĂ©dagogie adaptĂ©e qu’il appelait « orthophrĂ©nie ». Lemercier commence par se moquer de la phrĂ©nologie dont il conteste le caractĂšre scientifique. Surtout, il voit dans l’orthophrĂ©nie une tentative de normalisation rĂ©pressive qui « corrige, comprime, Ă©monde les exubĂ©rances de la pensĂ©e et administre un rĂ©gime pĂ©nitentiaire et disciplinaire afin de modeler les tĂȘtes en des moules conventionnellement semblables et de ranger les qualitĂ©s individuelles sous un niveau qui les Ă©galise et les asservisse en les dĂ©primant, en les circonscrivant dans le cercle des penchants communs et vulgaires ». Appliquer un pouvoir pĂ©nitentiaire et disciplinaire, surveiller et punir, contraindre le hors norme dans la norme, vraiment Michel Foucault, dont on analysera plus loin le discours polĂ©mique, n’a rien inventĂ©. Pour autant, le paradoxe de la psychiatrie est encore une fois Ă©liminĂ©, au nom d’une critique radicale qui ne voit qu’un cĂŽtĂ© de la mĂ©daille ou plus exactement qui assimile toute prĂ©occupation soignante aux prĂ©occupations Ă©ducatives et d’ordre public qui lui sont inĂ©vitablement liĂ©es. On peut donc dire que, dĂšs les annĂ©es 1820-1830, l’essentiel est dĂ©jĂ  posĂ© de ce qui sera rĂ©pĂ©tĂ©, au long de deux siĂšcles, jusqu’à aujourd’hui, dans une atmosphĂšre de concurrence entre la psychiatrie d’une part, la mĂ©decine ordinaire, le droit, la philosophie puis la psychologie d’autre part.

Une lĂ©gitimation par l’organe

Contre ces attaques, les psychiatres aliĂ©nistes Ă©taient partis immĂ©diatement au combat. Leurs rĂ©actions de dĂ©fense avaient toutes les mĂȘmes buts : affermir l’insertion de la psychiatrie dans la mĂ©decine et la prĂ©tendre dĂ©tentrice d’un savoir particulier, pour confirmer leur droit Ă  diriger, de maniĂšre indiscutable, l’existence quotidienne des internĂ©s et Ă  les expertiser devant les tribunaux. Leur appartenance Ă  la mĂ©decine devait reposer sur ce qui devenait l’apanage des autres mĂ©decins et commençait Ă  fonder la mĂ©decine comme science positive : une lĂ©sion. Cette dĂ©couverte, espĂ©raient-ils, leur permettrait, en mĂȘme temps, de valider le savoir spĂ©cifique qu’ils disaient possĂ©der sur la folie et qui les autorisait Ă  prendre leurs dĂ©cisions. Pinel et Esquirol observaient dĂ©jĂ  la forme des crĂąnes et allaient jusqu’à les ouvrir pour Ă©tudier le cerveau. Cette activitĂ© autopsique n’était cependant pour eux que secondaire. MenacĂ©s dans les fondements de leur savoir et de leur pouvoir, leurs successeurs en firent leur activitĂ© principale et, dĂ©sertant leur position paradoxale, basculĂšrent rĂ©solument du cĂŽtĂ© du modĂšle anatomoclinique. Ils allaient ainsi contribuer au dĂ©veloppement de l’anatomie du systĂšme nerveux central dont des structures cĂ©rĂ©brales ou des syndromes liĂ©s Ă  des atteintes localisĂ©es de l’encĂ©phale portent encore le nom de psychiatres de l’époque : Reil, Luys, Foville, Nissl, Bourneville
 MalgrĂ© la multiplication de publications, qui n’est pas sans rappeler l’avalanche actuelle de travaux neurobiologiques et gĂ©nĂ©tiques consacrĂ©s aux troubles mentaux, leurs efforts pour attribuer une pathologie mentale Ă  une lĂ©sion cĂ©rĂ©brale restĂšrent stĂ©riles
 en dehors d’un cas unique.
Antoine Laurent Bayle Ă©tait un jeune aliĂ©niste qui travaillait Ă  Charenton. Il rassembla, en 1822, un certain nombre de symptĂŽmes frĂ©quemment associĂ©s : un dĂ©lire de grandeur, des troubles de la mĂ©moire, une humeur expansive, des troubles de l’élocution, des tremblements, une Ă©volution vers un Ă©tat dĂ©mentiel associĂ© Ă  des troubles de la marche. On y ajouta, quarante ans plus tard, un signe pathognomique (c’est-Ă -dire caractĂ©ristique et permettant de tenir le diagnostic pour certain) : une anomalie du rĂ©flexe pupillaire Ă  la lumiĂšre avec irrĂ©gularitĂ© de la pupille, le signe d’Argyll Robertson. Ce regroupement symptomatique avait la soliditĂ© de celui d’une maladie somatique. Bayle le nomma « paralysie gĂ©nĂ©rale » et dĂ©couvrit qu’il Ă©tait associĂ© Ă©lectivement Ă  une inflammation Ă©paississant les mĂ©ninges (l’arachnitis) et Ă  des lĂ©sions diffuses de l’encĂ©phale. Ce n’est qu’à la fin du siĂšcle qu’on devait, non sans de nombreuses discussions, commencer Ă  rattacher Ă  la syphilis cette mĂ©ningo-encĂ©phalite chronique, avant que le bactĂ©riologiste japonais Noguchi tranche en 1913 la question en dĂ©couvrant, dans le cerveau des paralytiques gĂ©nĂ©raux dĂ©cĂ©dĂ©s, le trĂ©ponĂšme pĂąle, agent de l’infection syphilitique. Pendant plus d’un siĂšcle, la paralysie gĂ©nĂ©rale, aujourd’hui pratiquement disparue grĂące au dĂ©pistage et au traitement prĂ©coce des maladies sexuellement transmissibles, a reprĂ©sentĂ© le modĂšle de ce qu’ambitionnaient alors d’établir les psychiatres pour l’ensemble des troubles mentaux : des lĂ©sions anatomiques prĂ©cises, des symptĂŽmes rĂ©guliers, une Ă©volution habituelle et mĂȘme un agent spĂ©cifique.
Elle a renforcĂ© l’espoir de doter un jour la psychiatrie d’un savoir anatomoclinique, qui lui permettrait de prĂ©tendre traiter d’authentiques maladies, d’entrer dans les prĂ©toires et de se produire devant l’opinion avec des arguments incontestables. Enfin, les psychiatres pourraient justifier leurs internements ou leurs autorisations de sortie par des images de lĂ©sions, plus convaincantes que leurs propos alambiquĂ©s sur la responsabilitĂ© ou l’irresponsabilitĂ© de leurs clients, ou encore sur leur tendance Ă  la simulation ou Ă  la dissimulation de leur dĂ©lire ou de leurs hallucinations.
En 1827, fort de cette dĂ©couverte, mĂȘme s’il en contestait certains dĂ©tails, un Ă©lĂšve d’Esquirol, Étienne Georget, crut enfin venue l’heure de clouer le bec aux antipsychiatres de son temps. RĂ©pondant Ă  Urbain Coste, qu’il traitait de « sophiste pas trĂšs pĂ©nĂ©trĂ© de l’importance de son art », il appelait Ă  une bataille « pour dissiper les tĂ©nĂšbres de l’ignorance » ...

Table des matiĂšres

  1. Couverture
  2. Titre
  3. Copyright
  4. Introduction
  5. Chapitre 1 - PremiĂšres escarmouches
  6. Chapitre 2 - Donner la parole aux malades
  7. Chapitre 3 - Les romanciers de l’aliĂ©nisme
  8. Chapitre 4 - Querelles de mĂ©decins : pour ou contre l’asile
  9. Chapitre 5 - L’anti-aliĂ©nisme des AnnĂ©es folles
  10. Chapitre 6 - Le désaliénisme
  11. Chapitre 7 - Le mythe de la maladie mentale
  12. Chapitre 8 - L’antipsychiatrie britannique
  13. Chapitre 9 - La diffusion de l’antipsychiatrie
  14. Chapitre 10 - L’anti-antipsychiatrie
  15. Conclusion
  16. Notes
  17. Du mĂȘme auteur
  18. Table