La Liberté par la connaissance
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La Liberté par la connaissance

Pierre Bourdieu (1930-2002)

  1. 352 pages
  2. French
  3. ePUB (adapté aux mobiles)
  4. Disponible sur iOS et Android
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La Liberté par la connaissance

Pierre Bourdieu (1930-2002)

À propos de ce livre

Pierre Bourdieu restera comme un homme qui a accédé par la connaissance à un degré de liberté beaucoup plus grand que d'autres et qui a cherché avant tout à aider les autres à se libérer aussi. Ceux qui ont découvert grâce à lui qu'ils n'étaient pas aussi libres qu'ils le pensaient et ont eu le sentiment de le devenir un peu plus, en sachant mieux ce qu'ils faisaient, n'oublieront pas ce qu'ils lui doivent. Les 26 et 27 juin 2003, un colloque international a réuni au Collège de France des sociologues, des ethnologues, des philosophes et des historiens pour lui rendre hommage. Leurs conférences ici rassemblées portent principalement sur quatre thèmes : former, enseigner, réformer ; la construction de l'objet sociologique ; habitus, capital et violence symbolique ; sciences et politique. Avec C. Baudelot, A. Bensa, A. Boschetti, R. Castel, O. Christin, A. V. Cicourel, I. Coutant, J. Goody, I. Hacking, E. Hobsbawm, H. Kato, F. Matonti, J.-C. Passeron, G. Sapiro, J. R. Searle, C. Seibel, P.-É. Will.

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Informations

Le sociologue en politique et vice versa :
enquêtes sociologiques
et réformes pédagogiques
dans les années 1960
par Jean-Claude Passeron
« Une science empirique ne saurait enseigner à qui que ce soit ce qu’il doit faire, mais seulement ce qu’il peut et – le cas échéant – ce qu’il veut faire1. »
Je me souviens que Bourdieu et moi citions volontiers – pour épingler les prophétismes intellectuels – cette phrase de Max Weber, au début des années 1960, dans les enseignements universitaires que nous dispensions parallèlement et où nous nous évertuions à faire comprendre à des étudiants, rebelles à cette conception de la science qu’ils trouvaient « démotivante », l’impossibilité de déduire, à partir d’un constat sociologique, même le mieux établi, la validité d’un jugement de valeur qui viserait à prescrire à quelqu’un, au seul nom de la science, un engagement éthique ou politique. Nous nous référions aussi à ce principe2 dans les séances de discussion consacrées à la gestion de nos enquêtes sur l’École ou à la coécriture de leurs résultats, quand nous étions sollicités par des entourages proches ou lointains de préciser les conséquences pédagogiques ou politiques que pouvait entraîner cette sociologie.
Jugement de valeur et rapport aux valeurs
L’épistémologie wébérienne suppose, en effet, que le chercheur ait d’abord franchi le pont aux ânes de la distinction entre « jugements de fait » et « jugements de valeur » pour pouvoir ensuite se placer, sans y réintroduire aucun jugement moral, dans la disposition mentale propre au chercheur en sciences sociales, qui doit s’impliquer lui-même dans son questionnement des valeurs des autres, s’il veut formuler adéquatement l’« intérêt » scientifique d’une analyse des valeurs (Wertanalyse) pour l’explication sociologique. La longue durée historique des institutions et des légitimités, de leur reproduction et de leur ritualisation, mais aussi le constat de leur usure ou de leur renouvellement, rarement prévisibles parce que liés aux conséquences techniques des découvertes scientifiques ou au succès d’une prophétie, ne peuvent s’expliquer comme les révolutions du ciel astronomique ou l’histoire du cosmos, dans lesquelles les « lois » physico-chimiques qui fondent l’évidence de l’explication n’ont pas d’autre « signification » que celle de leur universalité même. Une sociologie qui veut être à la fois d’« explication » et de « compréhension » doit « supposer » dans toutes les actions, représentations et sentiments des acteurs un sens singulier logiquement compatible avec les variations que le sociologue observe, de fait, dans le déroulement des actions sociales. Son métier est d’abord de documenter, de tester et d’améliorer par l’observation historique une « interprétation » de l’histoire des valeurs, quitte à l’abandonner, la rectifier ou l’enrichir, en recourant à un large éventail de méthodes comparatives, qui peuvent même, « dans le meilleur des cas », précisait Weber, prêter à mesures et traitements quantitatifs des données.
Sociologue et épistémologue des sciences sociales, Weber a inlassablement analysé, et lui-même pratiqué, cette association, à première vue paradoxale et pourtant très réfléchie, entre, d’une part, la suspension de tout jugement de valeur sur les valeurs qui commandent les actes des individus, groupes ou civilisations – c’est la « neutralité axiologique » (Wertfreiheit) à laquelle s’oblige le sociologue – et, d’autre part, l’implication intellectuelle, mais aussi affective, parfois passionnelle, qu’il doit introduire dans l’analyse des valeurs quand il veut en « comprendre » le sens pour décrire et imputer à des causes leurs orientations et leurs effets historiques. C’est cette implication heuristique, et seulement heuristique, que Weber nommait le « rapport aux valeurs » (Wertbeziehung). Elle caractérise l’attitude du chercheur quand il prend comme objet d’étude le rôle actif que jouent, en tout processus historique, les valeurs d’une culture – leur « légitimité » aux yeux de ceux qui les reconnaissent comme telles. Entendons bien : non pas le rapport du chercheur à ses propres valeurs, dont il doit oublier, dans son métier de savant, la légitimité qu’il leur reconnaît personnellement, mais le rapport aux valeurs, propre à d’autres hommes ou d’autres civilisations, dont il ne pourrait comprendre le sens s’il ne s’appuyait sur son expérience de ce qu’est toute expérience des valeurs, indépendamment du contenu variable de celles-ci. Le sociologue comme l’historien ne peuvent en effet « expliquer » leurs faits, toujours solidaires des « configurations » socioculturelles où ils les observent, qu’en faisant « comprendre » à la fois le sens de leur cohérence interne et la force de leurs liens avec des corrélats externes.
Sociologie et applications sociales
J’ai remarqué à cette époque que la plupart de mes étudiants, qui pensaient d’abord aux applications des sciences de la matière ou de la vie – comme bien des sociologues avec eux et comme nombre d’intellectuels, marxistes, libéraux, utilitaristes ou technocrates de cette seconde moitié d’un XXe siècle tourmenté par la question des responsabilités politiques de l’intellectuel, que ce soit face au désir de révolution, au souci de planifier rationnellement des réformes ou au projet de subvertir les valeurs établies –, supportaient aussi mal la première exigence, imposée par Weber à une science sociologique qui refuse de se confondre avec une pure et simple praxéologie – à savoir le principe de « neutralité axiologique » qu’ils accusaient d’engendrer par sa minutie « historiciste » un indifférentisme moral et politique –, que la seconde, dont ils réduisaient le souci de documenter les comparaisons entre cultures ou sociétés, et d’en argumenter les preuves par des descriptions détaillées, à un « relativisme » d’érudits indifférents aux crises de l’actualité, qui ne pouvaient, au dire des militants mais aussi de quelques docteurs et « belles âmes », que retarder ou dissoudre toute raison d’intervenir dans les affaires de la cité, en se confinant dans une retraite de bénédictin ou d’alchimiste, comme l’artiste dans sa tour d’ivoire.
La distinction que posait Weber entre la « vocation » fondamentalement apolitique du savant et la vocation du politique à décider, dans l’urgence, des utilités et des désutilités d’un collectif a presque toujours été mal reçue – quelles que soient les intelligentsia qui s’en soient réclamées – par ceux qui, en position de gouverner ou d’y aspirer, exigeaient pour y parvenir l’obéissance ou au moins le silence qui vaut acquiescement : rois ou princes, parlementaires, Églises ou technocraties, plus tard dirigeants staliniens ou gauchistes, dictateurs fascistes ou militaires ont la même crainte de voir s’autonomiser un pouvoir spirituel qui risque toujours d’empiéter sur leur pouvoir temporel. Face à des autorités établies, le refus de soumettre à la souveraineté absolue de Créon les droits de la piété personnelle ne relève pas seulement du commandement religieux que lui oppose Antigone : le refus de plier face à la monarchie papale est tout aussi catégorique chez Galilée, au nom d’une liberté qui ne se réclame que du droit du chercheur à penser librement. La Libido sciendi n’a nul besoin d’une table éthique des « lois non écrites » pour se vouloir irréductible, parfois jusqu’à l’orgueil et aux risques d’un contre-pouvoir spirituel. Aux yeux des autorités sociales déjà assises sur leurs vieilles légitimités politiques ou religieuses, toute revendication d’une indépendance des raisons d’opiner et d’argumenter est porteuse d’un danger de division : hérésie, dissidence ou rébellion.
La distinction wébérienne n’est d’ailleurs guère mieux acceptée aujourd’hui, dans les sciences sociales, par la plupart des chercheurs qui lorgnent avec envie ou dépit sur les technologies issues des découvertes des sciences exactes, aspirant au prestige et au pouvoir qu’elles leur valent. La plupart des sociologues par exemple se sentent comme « obligés » d’en promettre l’équivalent aux administrations ou aux médias – quelque chose comme une ingénierie sociologique, où ils se voient sinon en ingénieurs des âmes, du moins en médecins des maladies sociales. Chez ces sociologues, l’argumentaire des réponses aux « appels d’offres » révèle autant le souci de diffuser et conforter la légitimité scientifique de leur discipline que celui de grappiller, en recourant à une rhétorique utilitariste, les moyens et crédits qu’ils voient l’État ou les firmes privées débloquer généreusement au profit de disciplines socialement considérées comme plus rentables ou plus prestigieuses. Mais l’« intérêt » professionnel des savants est multiple, sujet à varier avec les conjonctures et les positions de chacun dans une même conjoncture. Ainsi, aujourd’hui, avec la diffusion d’un libéralisme économique de plus en plus sauvage et l’extension accélérée des exigences du marché à tous les biens symboliques, la distinction wébérienne, qui paraît recommander au savant de garder une distance prudente à l’égard du politique, a trouvé de plus en plus d’échos favorables dans les remue-ménage éthiques du XXe siècle. Au risque d’être confondue avec les idéologies « traditionnelles » du savoir (monacales, cléricales ou aristocratiques), qui ne reconnaissaient de valeur qu’à la recherche « désintéressée » de la vérité, la maxime wébérienne a facilement rencontré chez les chercheurs en sciences de l’homme les attentes les plus classiques des auditoires « humanistes », puisqu’elle semblait conforter leur certitude que toute remise en question, pour des raisons d’utilité sociale, de leurs méthodes d’enseignement, de recherche ou d’écriture contribuait au déclin des valeurs lettrées. Dans de nombreuses disciplines, les maîtres universitaires restent marqués par une idéologie qui ne veut guère entendre sous le concept d’« autonomie de la recherche » que la seule autonomie corporative de leur « profession ». Une fois arrivés au sommet de la pyramide des honneurs, même les professeurs qui avaient abjuré solennellement les pompes et les œuvres du mandarinat retrouvent vite la conception traditionnelle des franchises universitaires comme privilèges de caste, de grade ou d’institution, plus réticents à l’innovation, quand il s’agit d’évaluer ou de réévaluer les politiques de recherche, que les enseignants ou les chercheurs entrés après eux dans la carrière. C’est parmi les plus jeunes – aujourd’hui plus rares que dans les périodes d’effervescence politique à se dire « amis du peuple » – que se recrutent les extrémistes d’une « révolution libérale », désireux d’étendre les critères de l’évaluation marchande à toutes les activités productives ou créatrices. Ceux-là ne se soucient guère d’une autre autonomie que de celle qui les affranchirait définitivement des règlements et des contraintes universitaires : à les en croire, tous les freins à la liberté d’entreprendre des programmes audacieux résideraient dans les privilèges ancestraux de l’Alma Mater qu’ils voudraient abolir définitivement au profit d’un academic market enfin ouvert à toutes les concurrences et complaisant à toutes les surenchères entre chercheurs, chacun s’évertuant à apparaître comme le « moins-disant » lorsqu’il répond aux demandes externes de rentabilité économique ou politique de la recherche.
Sociologie, pédagogie, politique
Bourdieu et moi avons, dans les années 1960, étroitement collaboré dans nos enquêtes sur l’enseignement supérieur en Europe, ainsi que dans la formulation d’une « ligne » de réforme pédagogique qui se réclamait de leurs résultats. Il peut donc être utile d’examiner si nos travaux successifs ou notre réflexion ultérieure nous ont amené à permuter nos orientations premières – le radicalisme de rupture au profit du réformisme ou vice versa – ou si chacun des deux n’a jamais fait qu’accentuer, dans ce domaine comme en d’autres, sa position de départ sur la possibilité et les conditions d’une application de la sociologie à des choix politiques. Je ne suis même pas sûr qu’en ces années 1960 où nous travaillions l’un et l’autre à une même sociologie de l’éducation Bourdieu et moi transposions de la même manière aux divers « terrains » des sciences sociales la triple prescription que Weber formulait en sa généralité comme un principe qui vaut pour « toute » science, puisqu’elle constitue la seule garantie logique de son « objectivité » descriptive et de ses « pertinences » explicatives ? Nous le supposions à cette époque, puisque je me souviens assez bien de la certitude que nous tirions en commun de nos enquêtes sur les étudiants et les universités lorsque nous définissions le contenu et l’orientation de ce que pourrait être une « pédagogie du contre-handicap » comme seul moyen d’agir sur les inégalités sociales pendant et après la socialisation scolaire. Mais notre divergence ultérieure (années 1970 et 1980) sur le passage d’une connaissance sociologique à une politique scolaire et, plus généralement, à un jugement ou une prise de parti en politique oblige à examiner de plus près les démarches par lesquelles, dans les différentes sciences, le savant et le politique opèrent, plus ou moins directement, plus ou moins plausiblement, le passage d’une structure de connaissance à la planification d’une action.
Dans les sciences sociales en tout cas, chercheurs et décideurs ne s’entendent guère qu’à demi-mot sur le sens de leurs échanges, requis par les règlements et les institutions, chacun s’ingéniant à tirer à soi, dans la langue diplomatique des négociations sur les programmes, la définition des services que peuvent se rendre mutuellement la recherche fondamentale et la recherche appliquée, clé de la répartition des moyens et crédits. Lorsque la défiance réciproque va jusqu’au refus de collaborer, elle produit de plus graves distorsions encore dans les raisonnements qui portent sur les liens entre la forme d’une vérité scientifique et la détermination de son utilité sociale. Quand sociologues et politiques ne s’entendent plus, ni sur les fins ni sur les moyens d’aucune action, le discours du sociologue tend à se spécialiser dans la description des dégâts sociaux qu’engendre l’incompétence sociologique du politique, tandis que le politique se complaît à dénoncer comme autant d’infractions à la neutralité scientifique les intentions supposées politiquement perfides du sociologue, qu’il soupçonne de servir, sans vouloir l’avouer, une affiliation partisane : l’un et l’autre ne convergent alors que pour stigmatiser la trahison par l’autre de la Cause du Savoir.
Sociologie de l’éducation et politique pédagogique
Qu’apportaient à la réflexion et à l’action pédagogique les enquêtes menées de 1960 à 1972 au Centre de sociologie européenne à propos des institutions et des populations scolaires ? D’abord – chacun l’a vu alors et les révolutionnaires l’ont, parfois, dénoncé comme tel – un principe explicitement réformiste, qui figure sous l’appellation de « pédagogie rationnelle » dans la conclusion des Héritiers. Une fois la volonté de démocratiser l’École choisie comme fin, comme elle l’était alors dans presque tous les discours politiques, le principe découlait logiquement de notre analyse des corrélations qui reliaient les chiffres d’accès et de réussite à l’Université aux caractéristiques sociales des étudiants et de l’action scolaire. Pour comprendre les valeurs culturelles mises en jeu dans la relation pédagogique, notre analyse sociologique s’appuyait d’ailleurs tout autant sur l’observation du déroulement et des contenus traditionnels des enseignements de la seconde moitié du XXe siècle3, même quand ceux-ci se voulaient modernistes et démocratiques, en se réclamant des réformes intervenues après la Seconde Guerre mondiale dans les cursus et les programmes. Mais on pourrait dire aussi que notre principe de réforme préexistait à nos enquêtes, puisqu’il s’était progressivement dégagé d’une expérience de mobilité sociale tout entière liée à la scolarité antérieure des auteurs. Au total, c’était bien l’association d’un désir de recherche scientifique et d’une volonté de dégonfler l’illusion pédagogique dominant en France les représentations de l’École qui avait suscité chez nous l’organisation d’un programme d’enquêtes sur l’inégalité des chances scolaires et sur les facteurs sociaux et culturels de sa perpétuation. Les raisons de la « cécité » manifestée par l’École qui se disait volontiers « libératrice », aux effets de reproduction des inégalités socioculturelles, auxquelles elle contribuait par ses abstentions, avaient marqué assez profondément nos expériences scolaires pour que, devenus sociologues, nous ne les interrogions pas avec des instruments mieux réglés que les armes d’autodéfense qui avaient été les nôtres comme élèves, étudiants ou jeunes enseignants.
Nous nous sommes ainsi trouvés, en ces années 1960, travailler à une sociologie appliquée lorsque nous formulions, dans la conclusion des Héritiers, le modeste projet réformiste d’une « pédagogie rationnelle » d’inspiration sociologique qui, à terme, a d’ailleurs exercé une petite influence sur la réflexion et les mœurs pédagogiques : la création des ZEP par exemple, dans les années 1980. Mais je me souviens que déjà l’humeur de Bourdieu en revenait vite à la certitude qu’en matière de redressement des torts sociaux « trop peu, c’est comme rien ». Au plus profond de ses sentiments politiques, dont nous conversions fréquemment alors, au fil de notre travail sociologique, Bourdieu avait pris pour objet principal de sa détestation le « modérantisme » ou – comme tout militant radical le dénonce aujourd’hui sous le label infamant de la « social-démocratie » – la mollesse de la volonté politique, incriminée moins pour sa modération que pour son hypocrisie. Dès lors, la détestation équivalente qu’éprouvait Bourdieu pour le maximalisme bolchevik, qui avait instauré l’autorité tyrannique d’un État ou d’un parti sur la liberté de pensée du savant, le mettait, en tant que sociologue de la nécessité historique – et il s’y mettait volontiers –, dans une posture de splendide isolement politique. Rien de plus opposé, au fond, à sa conception de l’efficacité du savoir sociologique que la résignation lucide et amère de Michel Rocard qui chiffrait autour de 10 % la marge de manœuvre du décideur politique bien informé, face aux « opinions » majoritaires, lorsqu’il veut lutter contre les pesanteurs de la gouvernance démocratique, qui empêchent un pouvoir de mener vraiment la politique qu’il voudrait conduire.
J’ai, plus tard, vainement tenté de persuader Bour...

Table des matières

  1. Couverture
  2. Titre
  3. Copyright
  4. Avant-propos
  5. Le sociologue en politique et vice versa : enquêtes sociologiques et réformes pédagogiques dans les années 1960
  6. Les liens entre Pierre Bourdieu et les statisticiens, à partir de son expérience algérienne
  7. L’éducation : une exception japonaise ?
  8. La science de la science chez Pierre Bourdieu
  9. L’habitus et le pouvoir symbolique comme processus sociocognitifs : quelques suggestions empiriques
  10. Réalité institutionnelle et représentation linguistique
  11. La distinction chez les mandarins
  12. Sciences sociales et littérature : enjeux et acquis des travaux de Pierre Bourdieu sur le champ littéraire
  13. Pierre Bourdieu et l’anthropologie
  14. Sociologie critique et histoire sociale
  15. L’anthropologue et les deux Bourdieu
  16. Entre la contrainte sociale et le volontarisme politique
  17. Qu’est-ce qu’il nous a appris ?
  18. Présentations des auteurs
  19. Dans la même collection