Le Verbe contre la barbarie
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Le Verbe contre la barbarie

Apprendre Ă  nos enfants Ă  vivre ensemble

  1. 204 pages
  2. French
  3. ePUB (adapté aux mobiles)
  4. Disponible sur iOS et Android
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Le Verbe contre la barbarie

Apprendre Ă  nos enfants Ă  vivre ensemble

À propos de ce livre

« À nos enfants, nous devons apprendre que la langue n'est pas faite pour parler seulement Ă  ceux que l'on aime, mais qu'elle est faite surtout pour parler Ă  ceux que l'on n'aime pas. C'est en leur transmettant avec autant de bienveillance que d'exigence les vertus pacifiques du verbe que l'on peut espĂ©rer qu'ils en viennent aux mots plutĂŽt qu'aux mains. » A. B. Un livre militant qui nous exhorte, toutes et tous, Ă  jouer notre rĂŽle dans ce combat pour la transmission d'une langue commune. Un livre lucide et inspirĂ© qui nous parle de nous, de nos enfants, de demain. Professeur de linguistique Ă  l'universitĂ© Paris-Descartes, conseiller scientifique de l'Agence nationale de lutte contre l'illettrisme, Alain Bentolila est l'auteur de plusieurs ouvrages qui font autoritĂ©, parmi lesquels Tout sur l'Ă©cole. Il a reçu le prix Essai France TĂ©lĂ©visions pour cet ouvrage. 

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Informations

Éditeur
Odile Jacob
Année
2016
Imprimer l'ISBN
9782738135049
ISBN de l'eBook
9782738158765
Chapitre premier
Comment l’enfant en vient aux mots
Comprendre avant mĂȘme de parler
À 3 mois et demi, ma fille aĂźnĂ©e dĂ©cida qu’elle ne voulait plus manger. Cela avait commencĂ© un matin par ce que je crus n’ĂȘtre qu’un caprice : elle repoussait de la main son biberon, refusant de laisser pĂ©nĂ©trer sa tĂ©tine dans sa bouche. J’insistai, rien n’y fit. Elle avait commencĂ© sa bataille. Jour aprĂšs jour, elle refusa de s’alimenter, n’acceptant en forme de trĂȘve Ă©phĂ©mĂšre que quelques cuillerĂ©es d’eau sucrĂ©e. Et moi, je me laissais entraĂźner dans cette bataille Ă  laquelle je ne comprenais pas grand-chose, tentant vainement de flĂ©chir sa volontĂ© toute neuve, de la plier Ă  la mienne aveugle et tĂȘtue. L’angoisse et la colĂšre mĂȘlĂ©es avaient scellĂ© ma bouche et tari mes mots ; l’idĂ©e mĂȘme de parler Ă  ce bĂ©bĂ© de quelques mois qui me dĂ©fiait de ses grands yeux bleus, jour aprĂšs jour, me semblait incongrue. Son refus muet me paraissait dĂ©finitif, sans appel, hors de portĂ©e de mes mots. Cela dura une, puis deux semaines ; la situation devenait dangereuse. Ma fille maigrissait mais ne flĂ©chissait pas ; pas vĂ©ritablement abattue, mais simplement dĂ©cidĂ©e Ă  ne rien avaler ou presque.
Un soir, je me trouvais dans mon bureau, l’esprit taraudĂ© par l’idĂ©e qu’il faudrait bientĂŽt songer Ă  l’hospitalisation. Soudain, Ă©mergeant de l’obscuritĂ© silencieuse, j’entendis une voix : quelqu’un parlait dans la chambre de ma fille, de l’autre cĂŽtĂ© du couloir. Le dĂ©bit Ă©tait lent ; chaque mot soigneusement dĂ©tachĂ© ; le ton Ă©tait un mĂ©lange subtil de douceur et de conviction. Chaque fois que la voix de sa mĂšre faisait une pause, je percevais le gazouillis de sa fille. Je prĂȘtai l’oreille ; un sentiment Ă©trange entre anxiĂ©tĂ© et espoir faisait se serrer ma gorge :
« Tu sais, ta maman ne t’a pas abandonnĂ©e ; non, elle n’a pas voulu te laisser toute seule. Pas du tout. Mais maman devait aller travailler, tu sais ; parce que beaucoup de mamans travaillent. Toi aussi, plus tard, quand tu seras grande, il faudra que tu ailles travailler. Mais ta maman t’aime ; elle t’aime plus que tout au monde. Elle ne veut pas que tu sois malheureuse. Alors je vais te faire une promesse, une grande promesse
 » LĂ , elle fit une pause, comme s’il lui en coĂ»tait de poursuivre. « 
 Je vais m’arrĂȘter de travailler. À la fin du mois, je vais m’arrĂȘter pour rester tout le temps avec toi. Je vais le faire parce que je sais que c’est ce que tu veux ; je sais que tu veux que je reste avec toi. Mais, alors, toi aussi tu dois me faire une promesse : tu vas recommencer Ă  manger ; je veux que tu manges parce que je t’aime, parce que tout le monde t’aime, parce que tout le monde veut que tu vives avec nous. »
J’étais bouleversĂ© par la profonde sincĂ©ritĂ© de ces paroles ; mais, en mĂȘme temps, j’étais sidĂ©rĂ© par cette foi invraisemblable et totalement irrationnelle dans le pouvoir du verbe. Quoi ! Cette petite fille de quelques mois, Ă  peine capable d’un informe gazouillis, se voyait adresser un discours qui n’avait lĂ©sinĂ© ni sur le lexique ni sur la grammaire. Qu’avait-elle bien pu en comprendre ? Ma rĂ©ponse cynique et froide de jeune linguiste fut : « Sans doute pas grand-chose. »
Le lendemain matin, ce bruit si particulier de succion, dont j’avais perdu l’habitude et l’espoir, me fit me tourner vers le fauteuil en osier qui se trouvait juste sous la fenĂȘtre. Dans la fragile lueur du jour qui se levait, je vis ma fille sur les genoux de sa mĂšre, qui buvait goulĂ»ment son biberon. Sa mĂšre s’en alla travailler et elle continua de manger ; un jour, puis deux, puis trois
 À la fin du mois, comme elle l’avait promis, sa mĂšre renonça Ă  son travail.
Nous n’avons, pendant de longues annĂ©es, jamais Ă©voquĂ© cet Ă©pisode de notre vie familiale. D’abord, il faut avouer que je n’étais pas trĂšs fier d’avoir acceptĂ© avec autant de tranquillitĂ© satisfaite le sacrifice d’une mĂšre forcĂ©e de choisir entre sa vie professionnelle et la vie de son enfant. Passif et complice, j’avais Ă©tĂ© le spectateur d’un drame dont le dĂ©nouement heureux ne m’avait rien coĂ»tĂ©, mais que quelqu’un d’autre avait payĂ© fort cher. Et puis la façon dont les choses s’étaient dĂ©roulĂ©es posait un vrai problĂšme au linguiste. Je suis restĂ© longtemps persuadĂ© que ce qui avait « marchĂ© », c’était, sans nul doute, le ton de la voix maternelle, ce dĂ©bit si particulier, cette force de conviction qui portait le discours. Je me refusais obstinĂ©ment Ă  envisager que ma fille eĂ»t pu comprendre quoi que ce soit au discours qui lui avait Ă©tĂ© adressĂ©. Ce n’est que bien des annĂ©es plus tard que je trouvai le courage d’aborder ce sujet : « Tu te souviens de ce que tu avais dit une nuit Ă  Vanessa quand elle refusait de manger ? »
Elle me regarda avec cet air Ă  la fois Ă©tonnĂ© et irritĂ© qui signifiait : « Tu as attendu si longtemps pour me poser cette question ? » Elle dĂ©testait par-dessus tout ce genre d’entrĂ©e en matiĂšre artificielle. Parler pour ne pas dire grand-chose lui Ă©tait insupportable.
« Bien sĂ»r que je m’en souviens ; comment aurais-je pu l’oublier ? D’ailleurs, moi je n’oublie rien de ce qui fait ma vie. Je me rappelle chacun des mots que j’ai dit ce soir-lĂ .
— Mais, dis-moi, quand tu lui parlais, tu pensais vraiment qu’elle comprenait ce que tu lui disais ?
— Évidemment ! Autrement, pourquoi est-ce que je lui aurais parlĂ© ? Je sais qu’elle comprenait ; je le voyais ; je n’ai aucun doute lĂ -dessus. Si on prend vraiment soin d’expliquer les choses Ă  un bĂ©bĂ© ; si on le veut vraiment, alors il comprend ; et, lorsqu’il a compris, il est tranquillisĂ©. Le monde lui paraĂźt plus vivable qu’avant : c’est ce qui s’était passĂ© avec Vanessa. C’est tout simple ! »
Tout simple ! C’était vite dit. Certes, il y avait eu Ă©change, mais pouvait-on parler de comprĂ©hension ? Comprendre suppose la reconnaissance des sons qui distinguent les mots entre eux, la connaissance des conventions grammaticales qui organisent les phrases et enfin la saisie des relations de cause sur lesquelles reposait ce discours qui avait tentĂ© d’expliquer Ă  Vanessa pourquoi sa vie valait d’ĂȘtre vĂ©cue. Y aurait-il alors un niveau de comprĂ©hension prĂ©coce qui s’accommoderait d’un dĂ©codage trĂšs approximatif des unitĂ©s linguistiques ? Sous-estimons-nous les capacitĂ©s de construction du sens du tout jeune enfant ? Je pense qu’à ces deux questions il convient de rĂ©pondre, certes avec prudence, par l’affirmative. De ce discours que sa mĂšre avait construit sans cĂ©der Ă  la tentation du baby-talk, Vanessa avait sans nul doute compris ce qu’il lui Ă©tait urgent de comprendre. Les conventions linguistiques utilisĂ©es n’avaient Ă©videmment pas toutes Ă©tĂ© dĂ©codĂ©es ; mais elles avaient suffi, malgrĂ© leur rĂ©duction, Ă  guider le bĂ©bĂ© vers une petite lueur qu’il cherchait dĂ©sespĂ©rĂ©ment.
J’ai la conviction que nous avons beaucoup trop tendance Ă  minimiser l’appĂ©tit et le pouvoir de comprĂ©hension du jeune enfant. Nous sommes trop souvent tentĂ©s de juger son langage « sur piĂšce » et d’en faire coĂŻncider les dĂ©buts avec ses premiĂšres productions orales. Je suis persuadĂ© que nous avons tort. Nous devons accepter le fait que l’apprentissage du langage est en marche bien avant que ne soient Ă©mis les premiers mots. Bien avant d’oser faire le saut dans le monde bruyant de la parole, le petit enfant s’interroge sur les enjeux du verbe, parie sur le sens de certains mots, subodore la valeur de certaines combinaisons. C’est le temps des hypothĂšses silencieuses que les premiĂšres audaces verbales viendront exposer Ă  la mĂ©diation bienveillante et exigeante d’un adulte qui en confirmera ou en infirmera la validitĂ©. Il est d’ailleurs remarquable que les enfants autistes qui accĂšdent avec retard Ă  la parole produisent d’emblĂ©e des Ă©noncĂ©s relativement bien organisĂ©s. Tout se passe comme si, pendant leurs longues annĂ©es de silence, ils avaient patiemment Ă©laborĂ© un nombre d’hypothĂšses suffisamment fortes sur le fonctionnement du langage pour que leurs premiers essais soient convenablement construits.
De façon plus gĂ©nĂ©rale, il me paraĂźt Ă©vident que l’on accorde trop peu d’intĂ©rĂȘt Ă  l’intelligence silencieuse des enfants. Alors qu’ils comprennent infiniment plus de choses qu’ils n’en disent, on prend souvent leur silence pour de l’incompĂ©tence ; on les soupçonne de n’avoir rien Ă  dire ou de ne rien savoir dire alors que l’on devrait se demander pourquoi certains jugent que le monde ne vaut pas la peine d’ĂȘtre mis en mots, pourquoi le verbe leur paraĂźt ĂȘtre une menace plutĂŽt qu’une promesse. À ces silencieux, il ne suffit pas de donner des mots par listes entiĂšres, il ne suffit pas de faire ingurgiter des structures par batteries entiĂšres ; ce n’est pas de cette nourriture-lĂ  qu’ils ont besoin. Il faut qu’on les aide Ă  dĂ©couvrir ce que parler veut dire ; il faut qu’on leur montre combien l’autre est digne de leur parole comme eux-mĂȘmes sont dignes de la sienne.
Avoir du goĂ»t pour l’autre
DĂšs ses premiers jours, le petit enfant manifeste de façons diverses le goĂ»t qu’il a de l’autre et l’intĂ©rĂȘt qu’il lui porte. À sa mĂšre bien sĂ»r, mais aussi, peu Ă  peu, aux ĂȘtres humains qui l’entourent, il destine regards, gestes, mimiques qui, peu Ă  peu, se ritualisent et deviennent les signaux indiquant Ă  l’autre son intention d’établir avec lui une relation particuliĂšre.
D’abord, le regard. Regard qui fixe l’autre comme pour lui dire « C’est toi que j’ai Ă©lu » et puis regard qui se porte sur un objet du monde pour esquisser une invitation, pour marquer un intĂ©rĂȘt. La rĂ©gularitĂ© de ces « coups d’Ɠil » tisse dans l’espace le rĂ©seau des premiĂšres reconnaissances et des premiers appels. TrĂšs vite, ce balayage du regard est ponctuĂ© de gestes qui indiquent ce qu’il ressent, mais aussi qui dĂ©signent l’ĂȘtre choisi ou qui montrent un objet distinguĂ©. Gestes et mimiques manifestent surtout au dĂ©but les changements de l’état intĂ©rieur du bĂ©bĂ© ; ils sont ensuite la rĂ©ponse Ă  des sollicitations extĂ©rieures et deviennent enfin les signes d’une vĂ©ritable intention de communication. Il dira ainsi sa satisfaction et son excitation en frappant dans ses mains, d’abord maladroitement, puis en observant un rythme qui invite l’autre Ă  mesurer le degrĂ© de son contentement. Il exprimera son plaisir en respirant plus ou moins profondĂ©ment. Il appellera sa mĂšre Ă  l’aide en la fixant d’un regard plus ou moins appuyĂ©. Ritualisant ses comportements, il tendra les bras pour « dire » qu’il veut ĂȘtre portĂ©, il tapera sur une bouteille pour qu’on l’ouvre, il lĂąchera un objet pour qu’on le lui ramasse, hochera la tĂȘte pour marquer son refus et fera de sa main un geste pour dire au revoir. TrĂšs tĂŽt, l’enfant, rĂ©pondant Ă  l’intĂ©rĂȘt qu’on lui porte, manifeste le goĂ»t qu’il a des autres et ses intentions de leur envoyer des informations.
Lorsque sa mĂšre jouera Ă  lui prĂ©senter un objet, puis Ă  le dissimuler, Ă  se montrer elle-mĂȘme, puis Ă  se cacher, elle va l’inviter ainsi Ă  sĂ©lectionner certains Ă©lĂ©ments de la rĂ©alitĂ©. Il faut bien comprendre qu’un bĂ©bĂ© ne porte pas les yeux sur un monde prĂ©dĂ©coupĂ©. GuidĂ© par sa mĂšre, il dĂ©couvre ce qui mĂ©rite d’ĂȘtre choisi. En lui cachant des objets et des ĂȘtres qui rĂ©apparaissent Ă  sa demande, la mĂšre va indiquer Ă  son enfant non pas seulement ce qui est digne d’ĂȘtre regardĂ©, touchĂ© ou possĂ©dĂ©, mais ce qui doit ĂȘtre distinguĂ© parce que appelĂ© Ă  ĂȘtre mis en mots. C’est ainsi que le geste et le regard qui pointent sur un objet du monde deviennent une invitation du bĂ©bĂ© Ă  prĂȘter une attention commune Ă  un petit morceau du monde digne d’intĂ©rĂȘt. AccompagnĂ© par sa mĂšre, il effectue une sorte de dĂ©tourage, comme le fait un retoucheur de photos qui dĂ©gage un objet de son contexte. De la mĂȘme façon, le petit enfant dĂ©tache un Ă©lĂ©ment de la globalitĂ© du monde perçu et en fait le thĂšme de la relation qu’il Ă©tablit avec sa mĂšre.
Bien avant que ne soient prononcĂ©s les premiers mots, l’enfant ajuste ainsi son regard Ă  celui de sa mĂšre qui, elle, voit le monde Ă  travers les « lunettes » de la langue. Il tente de dĂ©couvrir pas Ă  pas le « monde Ă  dire » avant de savoir le dire. Cette quĂȘte tĂątonnante, ponctuĂ©e d’essais et d’approximations, c’est l’avancĂ©e d’une jeune intelligence qui a besoin qu’on la mĂšne Ă  la dĂ©couverte d’un monde auquel les mots vont progressivement donner structure et cohĂ©rence. Le goĂ»t que le bĂ©bĂ© manifeste pour l’autre n’est pas de l’ordre de l’instinct, c’est le goĂ»t qu’il montre pour celui qui accompagne et guide ses efforts de conquĂȘte, pour celui qui reconnaĂźt, encourage et oriente les premiĂšres hypothĂšses qu’il pose sur les enjeux et les mĂ©canismes d’un verbe dont il sait confusĂ©ment dĂ©jĂ  qu’il devra s’emparer.
Découvrir le bruit des mots
Ma fille rĂ©pĂ©tait avec une satisfaction gourmande le mot « fable » qu’elle venait de dĂ©couvrir.
« Je crois, me dit-elle, que ça s’appelle “fable” parce que c’est comme du “sable” ; ça coule quand on le dit comme le sable coule entre mes doigts.
— Mais pourquoi donc as-tu pensĂ© Ă  “sable” ?
— Eh bien ! tu entends bien ; c’est presque pareil, dit-elle en rĂ©pĂ©tant soigneusement “fable” et “sable”
 Alors, s’ils se ressemblent tellement, il faut bien qu’ils disent un peu la mĂȘme chose.
— Mais, dis-moi, pourquoi n’as-tu pas pensĂ© Ă  “table” ? Celui-lĂ  aussi, il leur ressemble.
— Pas du tout !, rĂ©torqua-t-elle d’un ton dĂ©finitif, “table” c’est plus dur, ça fait toc-toc, ça ne peut pas couler. »
Pourquoi ai-je eu l’impression ce jour-là que ma fille se moquait gentiment de moi ? Pourquoi ce sentiment qu’elle me menait en bateau ? (Oui, oui, en bateau, pas en gñteau, ni en chñteau, ni en radeau
) Je ne sais pas ; mais je crus distinguer cette petite lueur entre connivence et provocation qui vacillait au fond de ses yeux lorsqu’elle cachait quelque chose ou qu’elle me racontait des histoires.
Elle jouait avec la deuxiĂšme articulation1 du langage comme un chat joue avec une souris. Elle avait bien compris que « fable » et « sable » n’étaient sĂ©parĂ©s que par l’espace d’un seul son, mais elle pensait – ou faisait semblant de croire – que cette proximitĂ© phonique renvoyait Ă  une proximitĂ© de sens. Bien Ă©videmment, il n’en est rien ! Le principe de l’arbitraire ...

Table des matiĂšres

  1. Couverture
  2. Page de titre
  3. Copyright
  4. Table
  5. Avant-propos
  6. Chapitre premier. Comment l'enfant en vient aux mots
  7. Chapitre II. Quand l'école prend le relais
  8. Chapitre III. Quand les mots viennent Ă  manquer
  9. Chapitre IV. Imposer son intelligence au monde
  10. Chapitre V. Le verbe et le sacré
  11. Du mĂȘme auteur
  12. QuatriĂšme de couverture