
- 204 pages
- French
- ePUB (adapté aux mobiles)
- Disponible sur iOS et Android
eBook - ePub
Ă propos de ce livre
« Ă nos enfants, nous devons apprendre que la langue n'est pas faite pour parler seulement Ă ceux que l'on aime, mais qu'elle est faite surtout pour parler Ă ceux que l'on n'aime pas. C'est en leur transmettant avec autant de bienveillance que d'exigence les vertus pacifiques du verbe que l'on peut espĂ©rer qu'ils en viennent aux mots plutĂŽt qu'aux mains. » A. B. Un livre militant qui nous exhorte, toutes et tous, Ă jouer notre rĂŽle dans ce combat pour la transmission d'une langue commune. Un livre lucide et inspirĂ© qui nous parle de nous, de nos enfants, de demain. Professeur de linguistique Ă l'universitĂ© Paris-Descartes, conseiller scientifique de l'Agence nationale de lutte contre l'illettrisme, Alain Bentolila est l'auteur de plusieurs ouvrages qui font autoritĂ©, parmi lesquels Tout sur l'Ă©cole. Il a reçu le prix Essai France TĂ©lĂ©visions pour cet ouvrage.Â
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Informations
Chapitre premier
Comment lâenfant en vient aux mots
Comprendre avant mĂȘme de parler
Ă 3 mois et demi, ma fille aĂźnĂ©e dĂ©cida quâelle ne voulait plus manger. Cela avait commencĂ© un matin par ce que je crus nâĂȘtre quâun caprice : elle repoussait de la main son biberon, refusant de laisser pĂ©nĂ©trer sa tĂ©tine dans sa bouche. Jâinsistai, rien nây fit. Elle avait commencĂ© sa bataille. Jour aprĂšs jour, elle refusa de sâalimenter, nâacceptant en forme de trĂȘve Ă©phĂ©mĂšre que quelques cuillerĂ©es dâeau sucrĂ©e. Et moi, je me laissais entraĂźner dans cette bataille Ă laquelle je ne comprenais pas grand-chose, tentant vainement de flĂ©chir sa volontĂ© toute neuve, de la plier Ă la mienne aveugle et tĂȘtue. Lâangoisse et la colĂšre mĂȘlĂ©es avaient scellĂ© ma bouche et tari mes mots ; lâidĂ©e mĂȘme de parler Ă ce bĂ©bĂ© de quelques mois qui me dĂ©fiait de ses grands yeux bleus, jour aprĂšs jour, me semblait incongrue. Son refus muet me paraissait dĂ©finitif, sans appel, hors de portĂ©e de mes mots. Cela dura une, puis deux semaines ; la situation devenait dangereuse. Ma fille maigrissait mais ne flĂ©chissait pas ; pas vĂ©ritablement abattue, mais simplement dĂ©cidĂ©e Ă ne rien avaler ou presque.
Un soir, je me trouvais dans mon bureau, lâesprit taraudĂ© par lâidĂ©e quâil faudrait bientĂŽt songer Ă lâhospitalisation. Soudain, Ă©mergeant de lâobscuritĂ© silencieuse, jâentendis une voix : quelquâun parlait dans la chambre de ma fille, de lâautre cĂŽtĂ© du couloir. Le dĂ©bit Ă©tait lent ; chaque mot soigneusement dĂ©tachĂ© ; le ton Ă©tait un mĂ©lange subtil de douceur et de conviction. Chaque fois que la voix de sa mĂšre faisait une pause, je percevais le gazouillis de sa fille. Je prĂȘtai lâoreille ; un sentiment Ă©trange entre anxiĂ©tĂ© et espoir faisait se serrer ma gorge :
« Tu sais, ta maman ne tâa pas abandonnĂ©e ; non, elle nâa pas voulu te laisser toute seule. Pas du tout. Mais maman devait aller travailler, tu sais ; parce que beaucoup de mamans travaillent. Toi aussi, plus tard, quand tu seras grande, il faudra que tu ailles travailler. Mais ta maman tâaime ; elle tâaime plus que tout au monde. Elle ne veut pas que tu sois malheureuse. Alors je vais te faire une promesse, une grande promesse⊠» LĂ , elle fit une pause, comme sâil lui en coĂ»tait de poursuivre. « ⊠Je vais mâarrĂȘter de travailler. Ă la fin du mois, je vais mâarrĂȘter pour rester tout le temps avec toi. Je vais le faire parce que je sais que câest ce que tu veux ; je sais que tu veux que je reste avec toi. Mais, alors, toi aussi tu dois me faire une promesse : tu vas recommencer Ă manger ; je veux que tu manges parce que je tâaime, parce que tout le monde tâaime, parce que tout le monde veut que tu vives avec nous. »
JâĂ©tais bouleversĂ© par la profonde sincĂ©ritĂ© de ces paroles ; mais, en mĂȘme temps, jâĂ©tais sidĂ©rĂ© par cette foi invraisemblable et totalement irrationnelle dans le pouvoir du verbe. Quoi ! Cette petite fille de quelques mois, Ă peine capable dâun informe gazouillis, se voyait adresser un discours qui nâavait lĂ©sinĂ© ni sur le lexique ni sur la grammaire. Quâavait-elle bien pu en comprendre ? Ma rĂ©ponse cynique et froide de jeune linguiste fut : « Sans doute pas grand-chose. »
Le lendemain matin, ce bruit si particulier de succion, dont jâavais perdu lâhabitude et lâespoir, me fit me tourner vers le fauteuil en osier qui se trouvait juste sous la fenĂȘtre. Dans la fragile lueur du jour qui se levait, je vis ma fille sur les genoux de sa mĂšre, qui buvait goulĂ»ment son biberon. Sa mĂšre sâen alla travailler et elle continua de manger ; un jour, puis deux, puis trois⊠à la fin du mois, comme elle lâavait promis, sa mĂšre renonça Ă son travail.
Nous nâavons, pendant de longues annĂ©es, jamais Ă©voquĂ© cet Ă©pisode de notre vie familiale. Dâabord, il faut avouer que je nâĂ©tais pas trĂšs fier dâavoir acceptĂ© avec autant de tranquillitĂ© satisfaite le sacrifice dâune mĂšre forcĂ©e de choisir entre sa vie professionnelle et la vie de son enfant. Passif et complice, jâavais Ă©tĂ© le spectateur dâun drame dont le dĂ©nouement heureux ne mâavait rien coĂ»tĂ©, mais que quelquâun dâautre avait payĂ© fort cher. Et puis la façon dont les choses sâĂ©taient dĂ©roulĂ©es posait un vrai problĂšme au linguiste. Je suis restĂ© longtemps persuadĂ© que ce qui avait « marchĂ© », câĂ©tait, sans nul doute, le ton de la voix maternelle, ce dĂ©bit si particulier, cette force de conviction qui portait le discours. Je me refusais obstinĂ©ment Ă envisager que ma fille eĂ»t pu comprendre quoi que ce soit au discours qui lui avait Ă©tĂ© adressĂ©. Ce nâest que bien des annĂ©es plus tard que je trouvai le courage dâaborder ce sujet : « Tu te souviens de ce que tu avais dit une nuit Ă Vanessa quand elle refusait de manger ? »
Elle me regarda avec cet air Ă la fois Ă©tonnĂ© et irritĂ© qui signifiait : « Tu as attendu si longtemps pour me poser cette question ? » Elle dĂ©testait par-dessus tout ce genre dâentrĂ©e en matiĂšre artificielle. Parler pour ne pas dire grand-chose lui Ă©tait insupportable.
« Bien sĂ»r que je mâen souviens ; comment aurais-je pu lâoublier ? Dâailleurs, moi je nâoublie rien de ce qui fait ma vie. Je me rappelle chacun des mots que jâai dit ce soir-lĂ .
â Mais, dis-moi, quand tu lui parlais, tu pensais vraiment quâelle comprenait ce que tu lui disais ?
â Ăvidemment ! Autrement, pourquoi est-ce que je lui aurais parlĂ© ? Je sais quâelle comprenait ; je le voyais ; je nâai aucun doute lĂ -dessus. Si on prend vraiment soin dâexpliquer les choses Ă un bĂ©bĂ© ; si on le veut vraiment, alors il comprend ; et, lorsquâil a compris, il est tranquillisĂ©. Le monde lui paraĂźt plus vivable quâavant : câest ce qui sâĂ©tait passĂ© avec Vanessa. Câest tout simple ! »
Tout simple ! CâĂ©tait vite dit. Certes, il y avait eu Ă©change, mais pouvait-on parler de comprĂ©hension ? Comprendre suppose la reconnaissance des sons qui distinguent les mots entre eux, la connaissance des conventions grammaticales qui organisent les phrases et enfin la saisie des relations de cause sur lesquelles reposait ce discours qui avait tentĂ© dâexpliquer Ă Vanessa pourquoi sa vie valait dâĂȘtre vĂ©cue. Y aurait-il alors un niveau de comprĂ©hension prĂ©coce qui sâaccommoderait dâun dĂ©codage trĂšs approximatif des unitĂ©s linguistiques ? Sous-estimons-nous les capacitĂ©s de construction du sens du tout jeune enfant ? Je pense quâĂ ces deux questions il convient de rĂ©pondre, certes avec prudence, par lâaffirmative. De ce discours que sa mĂšre avait construit sans cĂ©der Ă la tentation du baby-talk, Vanessa avait sans nul doute compris ce quâil lui Ă©tait urgent de comprendre. Les conventions linguistiques utilisĂ©es nâavaient Ă©videmment pas toutes Ă©tĂ© dĂ©codĂ©es ; mais elles avaient suffi, malgrĂ© leur rĂ©duction, Ă guider le bĂ©bĂ© vers une petite lueur quâil cherchait dĂ©sespĂ©rĂ©ment.
Jâai la conviction que nous avons beaucoup trop tendance Ă minimiser lâappĂ©tit et le pouvoir de comprĂ©hension du jeune enfant. Nous sommes trop souvent tentĂ©s de juger son langage « sur piĂšce » et dâen faire coĂŻncider les dĂ©buts avec ses premiĂšres productions orales. Je suis persuadĂ© que nous avons tort. Nous devons accepter le fait que lâapprentissage du langage est en marche bien avant que ne soient Ă©mis les premiers mots. Bien avant dâoser faire le saut dans le monde bruyant de la parole, le petit enfant sâinterroge sur les enjeux du verbe, parie sur le sens de certains mots, subodore la valeur de certaines combinaisons. Câest le temps des hypothĂšses silencieuses que les premiĂšres audaces verbales viendront exposer Ă la mĂ©diation bienveillante et exigeante dâun adulte qui en confirmera ou en infirmera la validitĂ©. Il est dâailleurs remarquable que les enfants autistes qui accĂšdent avec retard Ă la parole produisent dâemblĂ©e des Ă©noncĂ©s relativement bien organisĂ©s. Tout se passe comme si, pendant leurs longues annĂ©es de silence, ils avaient patiemment Ă©laborĂ© un nombre dâhypothĂšses suffisamment fortes sur le fonctionnement du langage pour que leurs premiers essais soient convenablement construits.
De façon plus gĂ©nĂ©rale, il me paraĂźt Ă©vident que lâon accorde trop peu dâintĂ©rĂȘt Ă lâintelligence silencieuse des enfants. Alors quâils comprennent infiniment plus de choses quâils nâen disent, on prend souvent leur silence pour de lâincompĂ©tence ; on les soupçonne de nâavoir rien Ă dire ou de ne rien savoir dire alors que lâon devrait se demander pourquoi certains jugent que le monde ne vaut pas la peine dâĂȘtre mis en mots, pourquoi le verbe leur paraĂźt ĂȘtre une menace plutĂŽt quâune promesse. Ă ces silencieux, il ne suffit pas de donner des mots par listes entiĂšres, il ne suffit pas de faire ingurgiter des structures par batteries entiĂšres ; ce nâest pas de cette nourriture-lĂ quâils ont besoin. Il faut quâon les aide Ă dĂ©couvrir ce que parler veut dire ; il faut quâon leur montre combien lâautre est digne de leur parole comme eux-mĂȘmes sont dignes de la sienne.
Avoir du goĂ»t pour lâautre
DĂšs ses premiers jours, le petit enfant manifeste de façons diverses le goĂ»t quâil a de lâautre et lâintĂ©rĂȘt quâil lui porte. Ă sa mĂšre bien sĂ»r, mais aussi, peu Ă peu, aux ĂȘtres humains qui lâentourent, il destine regards, gestes, mimiques qui, peu Ă peu, se ritualisent et deviennent les signaux indiquant Ă lâautre son intention dâĂ©tablir avec lui une relation particuliĂšre.
Dâabord, le regard. Regard qui fixe lâautre comme pour lui dire « Câest toi que jâai Ă©lu » et puis regard qui se porte sur un objet du monde pour esquisser une invitation, pour marquer un intĂ©rĂȘt. La rĂ©gularitĂ© de ces « coups dâĆil » tisse dans lâespace le rĂ©seau des premiĂšres reconnaissances et des premiers appels. TrĂšs vite, ce balayage du regard est ponctuĂ© de gestes qui indiquent ce quâil ressent, mais aussi qui dĂ©signent lâĂȘtre choisi ou qui montrent un objet distinguĂ©. Gestes et mimiques manifestent surtout au dĂ©but les changements de lâĂ©tat intĂ©rieur du bĂ©bĂ© ; ils sont ensuite la rĂ©ponse Ă des sollicitations extĂ©rieures et deviennent enfin les signes dâune vĂ©ritable intention de communication. Il dira ainsi sa satisfaction et son excitation en frappant dans ses mains, dâabord maladroitement, puis en observant un rythme qui invite lâautre Ă mesurer le degrĂ© de son contentement. Il exprimera son plaisir en respirant plus ou moins profondĂ©ment. Il appellera sa mĂšre Ă lâaide en la fixant dâun regard plus ou moins appuyĂ©. Ritualisant ses comportements, il tendra les bras pour « dire » quâil veut ĂȘtre portĂ©, il tapera sur une bouteille pour quâon lâouvre, il lĂąchera un objet pour quâon le lui ramasse, hochera la tĂȘte pour marquer son refus et fera de sa main un geste pour dire au revoir. TrĂšs tĂŽt, lâenfant, rĂ©pondant Ă lâintĂ©rĂȘt quâon lui porte, manifeste le goĂ»t quâil a des autres et ses intentions de leur envoyer des informations.
Lorsque sa mĂšre jouera Ă lui prĂ©senter un objet, puis Ă le dissimuler, Ă se montrer elle-mĂȘme, puis Ă se cacher, elle va lâinviter ainsi Ă sĂ©lectionner certains Ă©lĂ©ments de la rĂ©alitĂ©. Il faut bien comprendre quâun bĂ©bĂ© ne porte pas les yeux sur un monde prĂ©dĂ©coupĂ©. GuidĂ© par sa mĂšre, il dĂ©couvre ce qui mĂ©rite dâĂȘtre choisi. En lui cachant des objets et des ĂȘtres qui rĂ©apparaissent Ă sa demande, la mĂšre va indiquer Ă son enfant non pas seulement ce qui est digne dâĂȘtre regardĂ©, touchĂ© ou possĂ©dĂ©, mais ce qui doit ĂȘtre distinguĂ© parce que appelĂ© Ă ĂȘtre mis en mots. Câest ainsi que le geste et le regard qui pointent sur un objet du monde deviennent une invitation du bĂ©bĂ© Ă prĂȘter une attention commune Ă un petit morceau du monde digne dâintĂ©rĂȘt. AccompagnĂ© par sa mĂšre, il effectue une sorte de dĂ©tourage, comme le fait un retoucheur de photos qui dĂ©gage un objet de son contexte. De la mĂȘme façon, le petit enfant dĂ©tache un Ă©lĂ©ment de la globalitĂ© du monde perçu et en fait le thĂšme de la relation quâil Ă©tablit avec sa mĂšre.
Bien avant que ne soient prononcĂ©s les premiers mots, lâenfant ajuste ainsi son regard Ă celui de sa mĂšre qui, elle, voit le monde Ă travers les « lunettes » de la langue. Il tente de dĂ©couvrir pas Ă pas le « monde Ă dire » avant de savoir le dire. Cette quĂȘte tĂątonnante, ponctuĂ©e dâessais et dâapproximations, câest lâavancĂ©e dâune jeune intelligence qui a besoin quâon la mĂšne Ă la dĂ©couverte dâun monde auquel les mots vont progressivement donner structure et cohĂ©rence. Le goĂ»t que le bĂ©bĂ© manifeste pour lâautre nâest pas de lâordre de lâinstinct, câest le goĂ»t quâil montre pour celui qui accompagne et guide ses efforts de conquĂȘte, pour celui qui reconnaĂźt, encourage et oriente les premiĂšres hypothĂšses quâil pose sur les enjeux et les mĂ©canismes dâun verbe dont il sait confusĂ©ment dĂ©jĂ quâil devra sâemparer.
Découvrir le bruit des mots
Ma fille rĂ©pĂ©tait avec une satisfaction gourmande le mot « fable » quâelle venait de dĂ©couvrir.
« Je crois, me dit-elle, que ça sâappelle âfableâ parce que câest comme du âsableâ ; ça coule quand on le dit comme le sable coule entre mes doigts.
â Mais pourquoi donc as-tu pensĂ© Ă âsableâ ?
â Eh bien ! tu entends bien ; câest presque pareil, dit-elle en rĂ©pĂ©tant soigneusement âfableâ et âsableâ⊠Alors, sâils se ressemblent tellement, il faut bien quâils disent un peu la mĂȘme chose.
â Mais, dis-moi, pourquoi nâas-tu pas pensĂ© Ă âtableâ ? Celui-lĂ aussi, il leur ressemble.
â Pas du tout !, rĂ©torqua-t-elle dâun ton dĂ©finitif, âtableâ câest plus dur, ça fait toc-toc, ça ne peut pas couler. »
Pourquoi ai-je eu lâimpression ce jour-lĂ que ma fille se moquait gentiment de moi ? Pourquoi ce sentiment quâelle me menait en bateau ? (Oui, oui, en bateau, pas en gĂąteau, ni en chĂąteau, ni en radeauâŠ) Je ne sais pas ; mais je crus distinguer cette petite lueur entre connivence et provocation qui vacillait au fond de ses yeux lorsquâelle cachait quelque chose ou quâelle me racontait des histoires.
Elle jouait avec la deuxiĂšme articulation1 du langage comme un chat joue avec une souris. Elle avait bien compris que « fable » et « sable » nâĂ©taient sĂ©parĂ©s que par lâespace dâun seul son, mais elle pensait â ou faisait semblant de croire â que cette proximitĂ© phonique renvoyait Ă une proximitĂ© de sens. Bien Ă©videmment, il nâen est rien ! Le principe de lâarbitraire ...
Table des matiĂšres
- Couverture
- Page de titre
- Copyright
- Table
- Avant-propos
- Chapitre premier. Comment l'enfant en vient aux mots
- Chapitre II. Quand l'école prend le relais
- Chapitre III. Quand les mots viennent Ă manquer
- Chapitre IV. Imposer son intelligence au monde
- Chapitre V. Le verbe et le sacré
- Du mĂȘme auteur
- QuatriĂšme de couverture