Le Secret
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Le Secret

  1. 240 pages
  2. French
  3. ePUB (adapté aux mobiles)
  4. Disponible sur iOS et Android
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Le Secret

À propos de ce livre

Qu'est-ce que le secret ? Quelle place faut-il lui donner ? Cacher ou ne rien laisser dans l'ombre ? Qu'en est-il du rĂŽle du secret intime ? Agit-il comme un poison ou bien est-il le rempart ultime d'une intimitĂ©, d'une forme de retenue et de discrĂ©tion ? À partir de rĂ©cits de patients oĂč le secret joue un rĂŽle, Laurent Schmitt montre comment des activitĂ©s psychiques secrĂštes protĂšgent notre vie, nous permettent de rester debout et de ne pas sombrer dans la dĂ©pression. Certains secrets jouent un rĂŽle exceptionnel dans un destin et une trajectoire de vie. Si l'exigence de transparence et le partage des informations s'associent Ă  la dĂ©mocratie, ce livre insiste malicieusement sur l'utilitĂ© du secret. Parfois il est indispensable Ă  notre vie. Laurent Schmitt est mĂ©decin psychiatre, professeur Ă  la facultĂ© de mĂ©decine de Rangueil de l'universitĂ© Paul-Sabatier Ă  Toulouse. Ancien professeur associĂ© Ă  l'UniversitĂ© de Sherbrooke au Canada, il coordonne la commission de la santĂ© et de l'autonomie pour la rĂ©gion Occitanie. Il a publiĂ© Du temps pour soi et Le Bal des ego. 

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Informations

Éditeur
Odile Jacob
Année
2017
Imprimer l'ISBN
9782738138156
ISBN de l'eBook
9782738138163

DeuxiĂšme partie

Les secrets de l’individu

Chapitre 5

Les secrets qui nous précÚdent

Les secrets sont pesants, ils s’inscrivent toujours dans une relation. Dans la relation Ă  soi, le secret touche des parties de nous-mĂȘme que nous mĂ©connaissons, des zones aveugles de notre psychisme. Dans la relation Ă  l’autre, le secret va de l’omission, de l’oubli, du refoulĂ© Ă  ce qui est dĂ©guisĂ© ou travesti, voire au mensonge pur et simple. Le secret agit-il comme un poison, celui du poids du non-dit ou bien est-il le dernier rempart d’une intimitĂ©, d’une forme de retenue et de discrĂ©tion ?
Il y a une fonction de libĂ©ration dans le partage du secret. La diffĂ©rence entre le spirituel, reprĂ©sentĂ© par la confession et l’absolution, et le mĂ©dical lors d’une psychothĂ©rapie rĂ©side dans l’approche des impacts du secret sur la vie psychique et les mĂ©canismes de dĂ©fense : dĂ©ni ou refoulement. Un psychiatre reçoit de nombreux secrets, ils lui sont confiĂ©s pour comprendre comment ils agissent sur le cours de notre vie et l’influencent. À partir de ces secrets, les processus Ă©motionnels ou de pensĂ©e qu’ils impliquent peuvent se reconstruire et permettre d’autres maniĂšres d’éprouver, d’agir qui donneront plus de comprĂ©hension et de luciditĂ© Ă  l’individu.

Le secret du destin des hommes

« Connaissez-vous cette nouvelle de Stefan Zweig dans laquelle un ministre chef d’armĂ©e d’un roi des Indes se retire de toutes fonctions, devient ermite puis commis Ă  la garde du chenil du roi ?
– Non, je ne crois pas.
– Dans la nouvelle, Virata s’astreint Ă  un dĂ©nuement absolu, mais moi l’alcool m’a sorti du monde et coupĂ© de tous mes repĂšres.
– Pensez-vous que je pourrai vous aider et comment ?
– Peut-ĂȘtre Ă  comprendre ce qui me pousse Ă  boire et m’a conduit Ă  des situations de vie pĂ©rilleuses. Je me demande si j’ai tout Ă  fait grandi ou si l’adulte que vous avez devant vous n’est pas animĂ© par un esprit d’adolescent ? »
Mince, plutĂŽt grand, le visage un peu ridĂ©, l’homme qui est venu consulter parle doucement, choisissant ses mots. Il y a encore un an, il Ă©tait un chirurgien digestif dans un hĂŽpital de l’Aveyron, il effectuait les interventions classiques : colectomies, gastrectomies, cure de hernie, chirurgie bariatrique en rĂ©duisant l’estomac ou en posant un anneau.
« Parlez-moi de votre besoin de boire.
– J’ai commencĂ© Ă  boire pour la premiĂšre fois il y a une quinzaine d’annĂ©es ; j’avais un compagnon, il avait le sida ; en quelques mois, je l’ai vu maigrir, se dĂ©charner et il est mort. Nous vivions ensemble depuis quatre ans. Je l’avais rencontrĂ© Ă  une soirĂ©e alors que j’étais dĂ©jĂ  interne en mĂ©decine, en cours de spĂ©cialisation en chirurgie digestive. Il Ă©tait brillant, drĂŽle, professeur de lettres, prenant la vie avec humour et presque tout au second degrĂ©. Quand Jacques est mort, ce fut une dĂ©chirure absolue, c’est peu de dire qu’un morceau de moi avait Ă©tĂ© amputĂ©. J’ai Ă©tĂ© sonnĂ©, K-O, anesthĂ©siĂ©. La douleur Ă©tait si forte que seule une bouteille de whisky par jour m’aidait Ă  ne plus penser.
– Mais comment en ĂȘtes-vous arrivĂ© lĂ  ?
– Un pĂšre universitaire, sociologue et philosophe ; il imposait sa rĂšgle et avait une petite cour d’admirateurs : des Ă©tudiants, des thĂ©sards
 Il exprimait son narcissisme dans le souhait d’avoir des enfants brillants, une mise au pinacle des intellectuels, il ne s’intĂ©ressait Ă  nous, mon frĂšre et moi, que si nous avions des rĂ©sultats scolaires exceptionnels. Il ne s’occupait jamais de nous sauf pour nous faire des sortes de cours, un peu pontifiants, Ă  la maison. Il confondait le rĂŽle d’un pĂšre et celui d’un enseignant.
– Et votre mùre ?
– Ma mĂšre symbolise la femme de devoir, croyante, poussant la charitĂ© Ă  l’extrĂȘme. Elle accueillait des enfants orphelins ou dĂ©shĂ©ritĂ©s des pays africains. Je crois que son seul bonheur Ă©tait de se dĂ©vouer Ă  notre pĂšre, Ă  ses enfants, aux dĂ©shĂ©ritĂ©s, elle croyait Ă  la rĂ©demption par la charitĂ©. J’ai donc effectuĂ© mes Ă©tudes de mĂ©decine Ă  Paris avec l’idĂ©e que, pour satisfaire mon pĂšre, je devais ĂȘtre quelqu’un de brillant. J’ai dĂ©cidĂ© de faire de la chirurgie et c’est Ă  Limoges que je me suis formĂ© en chirurgie digestive. Huit mois aprĂšs mon arrivĂ©e Ă  Limoges, lors d’une soirĂ©e chez des amis, je rencontrai Jacques. J’avais dĂ©jĂ  vĂ©cu de courtes aventures avec des garçons lors de mes Ă©tudes de mĂ©decine mais rien de sĂ©rieux, j’étais trop pris par mes Ă©tudes. Jacques Ă©tait grand, rond et fort. Il se dĂ©gageait de lui une bonhomie naturelle. Certains de ses amis l’appelaient Nounours du fait de sa stature et de ses rondeurs. Mais, surtout, en opposition avec son apparence – il suscitait une impression de douceur –, il avait un esprit terriblement moqueur, parfois caustique, une capacitĂ© Ă  faire rire hors du commun. Avait-il pressenti ce sentiment d’imperfection, cette forme insidieuse de tristesse qui me parcourait ? Peut-ĂȘtre. En tout cas, dĂšs notre premiĂšre rencontre, il me fit Ă©clater de rire Ă  plusieurs reprises, soit en se moquant de quelques personnages cĂ©lĂšbres, soit en m’interpellant avec humour. Quelques semaines aprĂšs, nous emmĂ©nagions ensemble. Jacques se savait sĂ©ropositif, peut-ĂȘtre cet humour dĂ©vastateur, son autodĂ©rision faisaient aussi partie de ses mĂ©canismes de dĂ©fense. Il n’hĂ©sitait pas Ă  plaisanter sur les couples homosexuels oĂč au bout de quelque temps, les deux partenaires par un effet de mimĂ©tisme tendent Ă  se ressembler : coupe de cheveux, barbe, vĂȘtements. “Nous au moins on ne ressemblera pas aux Dupont et Dupond ; on serait plutĂŽt dans le style Laurel et Hardy”, disait-il, faisant allusion Ă  nos diffĂ©rences de stature, lui rond et fort, moi mince et un peu fluet. Je me sentais protĂ©gĂ© mais surtout valorisĂ© et respectĂ©. Lorsque je rentrais de garde, un petit dĂ©jeuner m’attendait, je n’avais qu’à prendre ma douche, me mettre au lit.
– Comment votre relation a-t-elle Ă©voluĂ© ?
– Nous aimions recevoir, sortir. Nous commentions les livres qu’il me faisait lire. Je n’avais pas beaucoup lu durant mes Ă©tudes et je lui dois au moins deux dĂ©couvertes d’écrivains. Bien sĂ»r un peu orientĂ©s ! Pourquoi ai-je tant aimĂ© Hector Bianciotti ? J’ai commencĂ© par lire de lui Ce que la nuit raconte au jour ; j’étais fascinĂ© par sa transformation d’un Ă©crivain de langue espagnole en un Ă©crivain français. Il aimait bien rappeler une expression de Bianciotti indiquant que l’on peut ĂȘtre dĂ©sespĂ©rĂ© dans une langue et Ă  peine triste dans une autre. Je pensais Ă  ces moments si tristes de la vie oĂč, de façon simultanĂ©e, un petit dĂ©tail cocasse ou un incident, un dĂ©tail peuvent ajouter une note humoristique dans un moment tragique. L’autre Ă©crivain qu’il me fit dĂ©couvrir est Armistead Maupin. Ce choix, plus orientĂ© par les Chroniques de San Francisco, Ă©tait un plaidoyer pour l’homosexualitĂ©. Je dois bien dire que j’ai relu plusieurs dizaines de fois certains passages comme celui-lĂ  : “Quand on est veuf, docteur, la chose qui fait le plus souffrir, c’est d’avoir perdu l’ami qui pouvait contempler une montagne avec vous et savoir ce que vous pensiez
 l’ami qui partageait vos silences
” Jacques Ă©tait cet ami. Quand il dĂ©veloppa le sida, je l’accompagnais, nous n’avions pas encore les trithĂ©rapies pour soigner cette abominable maladie. Il perdit du poids, des forces, sa bonhomie et il mourut. J’étais alors chef de clinique en chirurgie digestive dans un service spĂ©cialisĂ© dans les cancers du cĂŽlon, du rectum ou du foie. C’est l’époque oĂč je commençai Ă  boire, sans m’en rendre vraiment compte, en rentrant le soir ou en sortant chez des amis. J’étais si triste, si dĂ©sespĂ©rĂ©, que la seule maniĂšre d’apaiser cette douleur Ă©tait de boire, boire encore. Un matin, mon chef de service me convoqua ; depuis quelques semaines, me dit-il, je sentais l’alcool, il ne voulait plus que j’opĂšre et me demanda soit de me faire soigner, soit de quitter le service. J’eus l’impression d’une trahison, elle venait s’ajouter Ă  la peine du dĂ©cĂšs, Ă  un sentiment d’incomprĂ©hension profonde. Comment ce patron, qui aurait dĂ» reconnaĂźtre ma dĂ©tresse, comprendre ce qui m’amenait Ă  boire, pouvait-il ĂȘtre aussi primaire en me demandant de me soigner ou de renoncer ? Deux mois aprĂšs, dans un mouvement de fuite, plus que par un dĂ©part planifiĂ©, je partis pour un voyage de trois mois Ă  Bali.
– Pourquoi Bali ?
– Avec Jacques nous avions un projet de voyage lĂ -bas, on ne l’a jamais rĂ©alisĂ© ensemble. J’ai pris l’avion et atterri Ă  Denpasar, de lĂ  j’allai passer quelques mois Ă  Padangbai. Il s’agit d’une petite ville tranquille oĂč accostent les ferries qui vont et viennent Ă  Lombok. De bon matin, mĂȘme si la population est largement hindouiste, les cornes des ferries se mĂȘlent Ă  l’appel Ă  la priĂšre lancĂ© par la mosquĂ©e. Je me suis sevrĂ© lĂ -bas en vivant chez l’habitant, changeant de rythme. Au bout d’un mois, j’étais triste mais j’avais perdu le goĂ»t et le besoin de l’alcool. Cette petite ville ne comporte que quelques rues, un petit marchĂ©, un port oĂč accostent les ferries, plusieurs barques de pĂȘcheurs. Au bout du second mois, j’allais au dispensaire, je donnais un coup de main pour tous les actes de petite chirurgie, les petites plaies, les fractures, je me rendais utile et je sentais bien que la prĂ©sence d’un chirurgien donnait une certaine tranquillitĂ© face Ă  des cas mĂ©dicaux qui auraient imposĂ© un transfert rapide dans une clinique trĂšs onĂ©reuse. Dans ce petit village, je devais ĂȘtre perçu comme un routard un peu inhabituel. Routard je l’étais par l’apparence : pantalon de toile, tee-shirt et rythme nonchalant. Et, en mĂȘme temps, on savait oĂč me trouver si une plaie profonde, une douleur tenace au ventre ou un accident dans une riziĂšre ou sur la route imposaient un avis plus spĂ©cialisĂ©. Je dormais dans une petite chambre, un lit de camp, une table, une chaise ; je prenais ma douche Ă  l’extĂ©rieur. L’eau courante est rare. Au bout du quatriĂšme mois, j’envoyai des courriers de proposition Ă  MĂ©decins sans frontiĂšres, qui me rĂ©pondirent, et durant les cinq annĂ©es qui suivirent, je fis partie de cette organisation non gouvernementale. Dans ces missions, j’exerçais en tant que chirurgien digestif le plus souvent. Certaines de ces missions duraient un ou deux mois, d’autres duraient prĂšs d’une annĂ©e. Parfois, j’exerçais plusieurs fonctions ; mon dernier poste, ma derniĂšre mission, comportait la direction d’un hĂŽpital situĂ© dans la bande de Gaza en Palestine. J’y ai passĂ© presqu’un an, j’organisais les soins, le recrutement des mĂ©decins et des chirurgiens volontaires, l’approvisionnement de l’hĂŽpital ; j’ai souvent rĂ©alisĂ© la chirurgie gĂ©nĂ©rale quand nous recevions les victimes d’explosions, de balles, avec des hĂ©morragies internes mais aussi des fractures.
– Comment vous sentiez-vous dans cette pĂ©riode ?
– Je crois que je n’ai jamais fait le deuil de Jacques. J’étais triste Ă  l’intĂ©rieur, actif et professionnel Ă  l’extĂ©rieur.
– Vous avez eu d’autres histoires sentimentales ?
– J’ai eu une liaison avec un psychologue hollandais lorsque je me trouvais en Irak. Cela a durĂ© deux mois, c’était sans doute plus sexuel qu’affectif. Je crois aussi que ses sentiments envers moi Ă©taient plus forts que les miens envers lui. Lorsque la mission de Jan s’est achevĂ©e, il repartit Ă  Utrecht ; nous nous sommes envoyĂ© quelques courriels puis plus rien.
– Et l’alcool dans tout ça ?
– AprĂšs le passage en IndonĂ©sie, pendant prĂšs de cinq ans, j’ai bu de façon Ă©pisodique lors de fĂȘtes, de soirĂ©es, de pots de dĂ©part, mais jamais de façon continue. Je peux dire que mĂȘme si durant une semaine je buvais beaucoup plus qu’il ne fallait, j’arrivais Ă  m’arrĂȘter tout simplement du fait de notre activitĂ©, de la charge de travail et de la disponibilitĂ© permanente dans laquelle nous devions nous trouver durant ces missions. J’ai clairement renoncĂ© aux alcools forts ; je buvais du vin, de la biĂšre. Beaucoup de nos missions se dĂ©roulaient dans des pays musulmans oĂč, mĂȘme si on peut trouver de l’alcool, ce n’est pas la premiĂšre boisson proposĂ©e.
– Et ensuite ?
– Vers 2011, j’en ai eu assez de cette vie itinĂ©rante ; j’ai dĂ©cidĂ© de faire une pause et de tenter de m’installer en France. J’ai travaillĂ© trois mois dans une clinique chirurgicale prĂšs d’Orthez. Je ne m’y trouvais pas vraiment Ă  ma place. Je sentais bien une pression pour rĂ©aliser des interventions chirurgicales, des actes et mĂȘme si cela n’était pas dit, il existait une incitation Ă  pratiquer des actes rentables pour la clinique. Je venais de l’humanitaire, j’avais soignĂ© des patients trĂšs sĂ©vĂšrement touchĂ©s et lĂ  une bonne partie de ma chirurgie me semblait mineure : hernie, appendicectomie, ablation de la vĂ©sicule. Puis je ne me sentais pas trop Ă  ma place dans cette toute petite ville oĂč les notables s’invitent entre eux, font partie du Rotary, frĂ©quentent le mĂȘme club de tennis, le mĂȘme golf. J’ai commencĂ© Ă  me sentir isolĂ©, triste Ă  nouveau et j’ai recommencĂ© progressivement Ă  boire. À m’isoler dans mon appartement pour lire, mais aussi en buvant. Vers le mois de dĂ©cembre, je donnais mon prĂ©avis au directeur de la clinique, il ne me retint pas vraiment. J’envoyai un don d’argent assez important Ă  MĂ©decins sans frontiĂšres, ce don entraĂźna au dĂ©but de l’annĂ©e suivante des difficultĂ©s financiĂšres. LĂ , je me suis retrouvĂ© Ă  Bordeaux sans logement et presque sans ressources.
– Que s’est-il passĂ© ?
– Certains appelleraient ça une descente aux enfers. Je dirai plus simplement une carapace d’inactivitĂ© induite par l’alcool qui vous amĂšne Ă  un dĂ©sintĂ©rĂȘt complet. J’ai passĂ© plusieurs nuits Ă  la gare de Bordeaux ; j’ai Ă©tĂ© ramassĂ© pour aller dans des foyers d’urgence. Le peu d’argent qui me restait, je le consacrais Ă  acheter des bouteilles et Ă  boire. J’ai dĂ» passer presque un mois Ă  dormir sur des bancs, dans des cours d’immeubles et mĂȘme quelques jours dans un squat.
– Vous n’aviez pas la possibilitĂ© de louer une chambre ?
– Je n’en avais surtout pas l’envie, j’ai l’impression que j’étais dans un monde liquide avec deux phases. Une partie de mon esprit semblait adaptĂ©e Ă  la rĂ©alitĂ©, il me faisait aller d’un point Ă  un autre, je pouvais me rendre dans une Ă©picerie et acheter de l’alcool. Je marchais Ă  peu prĂšs droit et je pouvais rĂ©pondre aux questions sans difficultĂ©s. L’autre phase, un peu comme l’huile et le vinaigre, me rendait insensible Ă  tout. Je dĂ©ambulais sans but, les jours succĂ©daient aux nuits. Tout se mĂȘlait indistinctement tant mon niveau d’imprĂ©gnation Ă©tait important. En fait, je n’ai strictement aucun souvenir de cette pĂ©riode. Si je reprends le titre de Bianciotti dont je vous ai parlĂ©, Ce que les nuits racontent aux jours, ni les jours ni les nuits ne racontaient quoi que ce soit. On peut dire que j’étais une sorte d’objet flottant, imprĂ©gnĂ© d’alcool, dĂ©ambulant dans Bordeaux, sans but ou objectif.
– Personne ne pouvait vous aider ?
– Pour m’aider, il aurait fallu que je me manifeste d’une quelconque façon. Je n’avais plus de domicile, mon courrier devait arriver Ă  Orthez car je n’avais donnĂ© aucune adresse au-delĂ . Un jour, j’étais trĂšs alcoolisĂ©, je crois que je me suis effondrĂ© dans la rue, j’ai Ă©tĂ© victime d’une crise d’épilepsie. Cet Ă©tat d’inconscience a fait qu’une ambulance m’a amenĂ© aux urgences de l’hĂŽpital et j’ai Ă©tĂ© transfĂ©rĂ© avec une hospitalisation contre mon grĂ© Ă  l’hĂŽpital Charles-Perrens.
– Pourquoi contre votre grĂ© ?
– Les psychiatres ont dĂ» trouver insolite ma position : refuser de me soigner, minimiser l’alcoolisme alors que les analyses biologiques Ă©taient terrifiantes, indiquer que j’étais chirurgien. Tout cela a dĂ» leur sembler incohĂ©rent et surtout je m’opposais Ă  toute hospitalisation. Le sĂ©jour Ă  Charles-Perrens a Ă©tĂ© terrible : non pas Ă  cause de l’atmosphĂšre de l’hĂŽpital psychiatrique, j’avais vu bien pire dans mes missions humanitaires, mais le sevrage et le besoin permanent d’alcool m’ont fait souffrir durant un bon mois. Heureusement que j’étais hospitalisĂ© dans un secteur fermĂ© car je n’avais qu’une idĂ©e en tĂȘte : boire, me procurer de l’alcool, utiliser un autre malade pour m’en apporter. Je crois qu’une ou deux fois j’ai dĂ» boire de l’eau de Cologne simplement pour retrouver quelques sensations qui me semblaient faciliter une forme de bien-ĂȘtre artificiel. Heureusement que, lors de l’hospitalisation, j’ai rencontrĂ© une assistante sociale extraordinaire : Odette. Elle s’est occupĂ©e de rĂ©cupĂ©rer mon courrier, a fait des dĂ©marches auprĂšs de ma mutuelle, a prĂ©venu mon frĂšre et mes parents et m’a rencontrĂ© au moins une dizaine de fois pour tenter, rendez-vous aprĂšs rendez-vous, de rĂ©tablir ma situation. Je suis restĂ© quatre mois dans cet Ă©tablissement, j’y ai Ă©tĂ© trĂšs bien soignĂ©. J’ai effectuĂ© un sevrage et progressivement le jour et la nuit sont devenus des entitĂ©s distinctes, matin et aprĂšs-midi ont commencĂ© Ă  se diffĂ©rencier. Les personnes qui me parlaient, psychiatres, internes, ont acquis une vraie consistance. Au cours des entretiens, la premiĂšre phase m’a fait comprendre ce qu’était un deuil pathologique. J’ai compris que je n’avais jamais pu me sĂ©parer de Jacques, mon interne a mis le doigt lĂ -dessus aprĂšs un rĂȘve. Le rĂȘve se dĂ©roulait Ă  Gaza, une bombe explosait, je soignais un enfant blessĂ©, Jacques me tendait dans le rĂȘve les compresses et les instruments...

Table des matiĂšres

  1. Couverture
  2. Du mĂȘme auteur chez Odile Jacob
  3. Page de titre
  4. Copyright
  5. Introduction
  6. Premiùre partie - Du besoin de secret à l’exigence de transparence
  7. Deuxiùme partie - Les secrets de l’individu
  8. TroisiĂšme partie - De l’utilitĂ© du secret
  9. QuatriÚme partie - Les secrets indispensables à notre survie
  10. Pour conclure
  11. Bibliographie
  12. Remerciements
  13. Table
  14. QuatriĂšme de couverture