La Culture-monde
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La Culture-monde

Réponse à une société désorientée

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La Culture-monde

Réponse à une société désorientée

À propos de ce livre

Le sens mĂȘme de la culture s'est transformĂ© en profondeur. Mode, publicitĂ©, tourisme, art-business, star-system, urbanisme : plus rien aujourd'hui n'Ă©chappe Ă  l'ordre de la culture. Celle-ci est devenue une culture-monde, celle du technocapitalisme gĂ©nĂ©ralisĂ©, des industries culturelles, du consumĂ©risme global, des mĂ©dias et des rĂ©seaux numĂ©riques. Transcendant les frontiĂšres et brouillant les anciennes dichotomies entre « civilisation » des Ă©lites et « barbarie » de la populace, elle affiche une vocation planĂ©taire et s'infiltre dans tous les secteurs d'activitĂ©. Comment la penser Ă  l'heure de l'hypercapitalisme culturel ? Quel monde dessine la culture-monde des marques internationales, du divertissement mĂ©diatique, des rĂ©seaux et des Ă©crans ?Gilles Lipovetsky et Jean Serroy, tout en analysant ce bouleversement, avancent des pistes d'action possibles visant Ă  faire reculer l'empire croissant du consumĂ©risme et la dĂ©sorientation gĂ©nĂ©ralisĂ©e de l'Ă©poque. Et si les annĂ©es qui viennent Ă©taient, paradoxalement, celles d'une « revanche de la culture » ?Gilles Lipovetsky, philosophe-sociologue, a publiĂ© de nombreux essais sur les transformations de la sociĂ©tĂ© contemporaine. Jean Serroy, professeur d'universitĂ©, est l'auteur de divers ouvrages sur la littĂ©rature du XVIIe siĂšcle ainsi que sur le cinĂ©ma. La Culture-monde est leur second livre en collaboration, aprĂšs L'Écran global.

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Informations

Éditeur
Odile Jacob
Année
2008
Imprimer l'ISBN
9782738121622
Chapitre 1
La culture comme monde
et comme marché
Nul mieux que Nietzsche n’a rĂ©ussi Ă  thĂ©oriser l’angoisse de l’homme moderne face Ă  la « mort de Dieu ». Plus rien n’est vrai, plus rien n’est bien : lorsque les valeurs supĂ©rieures ont perdu leur droit Ă  rĂ©genter l’existence, l’homme reste seul avec la vie. Tandis que monte le sentiment de vide, se multiplient les procĂ©dĂ©s d’enivrement pour Ă©chapper Ă  la nuit d’un monde sans valeur, Ă  l’abĂźme du manque de but et de sens. Cela Ă©tant, par rapport Ă  ce modĂšle soulignant le fondement ontologique de la crise du monde moderne, c’est une Ă©tape nouvelle qui se trouve maintenant franchie. Car la dĂ©sorientation contemporaine ne rĂ©sulte plus seulement de la dĂ©prĂ©ciation des valeurs supĂ©rieures et de la ruine des fondements mĂ©taphysiques du savoir, de la loi et du pouvoir, mais de la dĂ©sintĂ©gration des repĂšres sociaux les plus ordinaires, les plus « basiques », provoquĂ©e par la nouvelle organisation du monde lui-mĂȘme. On met souvent en avant de nos jours la « mondialisation libĂ©rale » comme le facteur clĂ© de la dĂ©stabilisation des individus. L’explication est Ă  coup sĂ»r recevable, mais elle est insuffisante. D’autres Ă©lĂ©ments structurels sont Ă  prendre en compte. Au vrai, le dĂ©sarroi hypermoderne monte parallĂšlement Ă  l’excroissance de l’univers techno-mĂ©diatico-marchand ainsi qu’à l’éclatement des encadrements collectifs, l’individualisation de l’existence livrant les sujets Ă  la libre disposition d’eux-mĂȘmes.
Le monde hypermoderne tel qu’il se prĂ©sente aujourd’hui s’agence autour de quatre pĂŽles structurants qui dessinent la physionomie des nouveaux temps. Ces axiomatiques sont : l’hypercapitalisme, puissance motrice de la mondialisation financiĂšre ; l’hypertechnicisation, degrĂ© superlatif de l’universalitĂ© technique moderne ; l’hyperindividualisme, concrĂ©tisant la spirale de l’atome individuel dĂ©sormais dĂ©gagĂ© des contraintes communautaires Ă  l’ancienne ; l’hyperconsommation, forme hypertrophiĂ©e et exponentielle de l’hĂ©donisme marchand. Ces logiques en constantes interactions composent un univers dominĂ© par la technicisation universaliste, la dĂ©territorialisation accĂ©lĂ©rĂ©e et une commercialisation excroissante planĂ©tarisĂ©e. C’est dans ces conditions que l’époque voit triompher une culture globalisĂ©e ou globaliste, une culture sans frontiĂšres dont l’objectif n’est autre qu’une sociĂ©tĂ© universelle de consommateurs.
MarchĂ©, technoscience, individu : livrĂ©s Ă  eux seuls, ces principes organisateurs dominants ont fait naĂźtre une culture-monde sans prĂ©cĂ©dent dans l’Histoire, gĂ©nĂ©ratrice d’un nouveau « malaise dans la civilisation », d’un nouveau rapport culturel au monde. Tout dans notre monde de rationalisation marchande et technicienne tend Ă  occulter la dimension culturelle du systĂšme, tant s’affirment, au premier rang de l’agir, les facteurs d’efficacitĂ© et de rentabilitĂ©. Pourtant, l’hypertechnique et l’hyperĂ©conomie ne produisent pas seulement un monde rationnel-matĂ©riel : elles crĂ©ent Ă  proprement parler une culture, un monde de symboles, de significations et d’imaginaire social qui a ceci de spĂ©cifique qu’il est devenu planĂ©taire1. Et s’il faut parler de culture-monde, ce n’est pas seulement en raison de l’intensification des Ă©changes marchands internationaux et de l’érosion des frontiĂšres gĂ©ographiques, mais aussi d’une dĂ©rĂ©gulation globale Ă  l’Ɠuvre dans tous les champs de la vie sociale et individuelle. Ce n’est pas seulement le « capitalisme dĂ©sorganisĂ© » des Ă©changes et des mĂ©dias qui dĂ©finit la culture-monde, mais un processus gĂ©nĂ©ralisĂ© de dĂ©sinstitutionnalisation et d’interconnexion, de circulation et de dĂ©territorialisation agençant les nouveaux cadres de la vie sociale, culturelle et individuelle.
Dans ce chapitre, c’est la culture-monde comme systĂšme organisateur du monde que nous analysons, avant de traiter, dans le chapitre suivant, la culture-monde comme contenus produits, vendus et consommĂ©s dans le monde. La combinaison de ces deux dimensions clĂ©s constitue la culture-monde hypermoderne.
L’hypercapitalisme ou la culture globale du marchĂ©
Depuis les annĂ©es 1980, le capitalisme est entrĂ© dans un nouveau cycle de fonctionnement, marquĂ© par le dĂ©mantĂšlement des anciens contrĂŽles rĂ©glementaires qui limitaient le marchĂ© concurrentiel. Les entraves protectionnistes et les encadrements administratifs ont sautĂ© les uns aprĂšs les autres. Afin d’obtenir des prĂȘts du FMI et de la Banque mondiale, les pays du Sud se sont engagĂ©s dans des politiques d’ajustement structurel destinĂ©es Ă  promouvoir le libre-Ă©change, la rĂ©duction des barriĂšres tarifaires et non tarifaires, le libre transfert des capitaux. De vastes zones de libre-Ă©change ont Ă©tĂ© instaurĂ©es en Europe et en AmĂ©rique du Nord entre le Canada, les États-Unis et le Mexique (Alena). Dans le cadre de ce libĂ©ralisme dĂ©sormais « libĂ©rĂ© », les privatisations se sont rĂ©pandues comme un raz de marĂ©e, le poids du commerce international a changĂ© d’échelle, le marchĂ© s’est planĂ©tarisĂ©. Avec la fin du systĂšme soviĂ©tique, le libĂ©ralisme s’est propagĂ© pratiquement partout dans le monde. L’Europe de l’Est et la Russie sont prises dans l’orbite du capitalisme. La Chine est devenue l’atelier du monde. Hier, les fameux « dragons » – CorĂ©e du Sud, TaĂŻwan –, aujourd’hui les « BRIC » – BrĂ©sil, Russie, Inde, Chine – dessinent le nouvel horizon capitaliste des dĂ©cennies Ă  venir. Partout, mis Ă  part quelques rares exceptions, rĂšgne le systĂšme intĂ©grĂ© du capitalisme globalisĂ© : l’hypercapitalisme.
OĂč que l’on regarde, celui-ci s’accompagne du gonflement du secteur financier et boursier. DĂ©sormais la grande entreprise se doit d’orienter toute son activitĂ© en vue de la crĂ©ation de valeur pour l’actionnaire. L’objectif est d’atteindre un certain niveau de bĂ©nĂ©fices par action correspondant aux attentes des fonds de pension, fonds mutuels et autres investisseurs institutionnels : l’hypercapitalisme est celui oĂč s’affirme le pouvoir de la finance et des grands investisseurs2. À prĂ©sent, les transferts de capitaux s’opĂšrent en temps rĂ©el, constituant un marchĂ© propre oĂč la spĂ©culation, pratiquĂ©e sur l’écran de l’ordinateur en rĂ©seau avec tous les ordinateurs du monde, perd quasiment contact avec la rĂ©alitĂ© des entreprises elles-mĂȘmes et devient une sorte de jeu virtuel, porteur de tous les risques et de toutes les dĂ©rives. La libĂ©ralisation des marchĂ©s, la vitesse des mouvements de capitaux spĂ©culatifs et la multiplication des produits Ă  risque ont rendu le systĂšme financier mondial extrĂȘmement instable, aussi opaque qu’incontrĂŽlable. La dĂ©rĂ©glementation des marchĂ©s financiers a engendrĂ© un systĂšme qui de fait Ă©chappe Ă  tout contrĂŽle, Ă  celui des banquiers, des institutions internationales comme des gouvernements. La nouvelle Ăšre globale de la finance a ouvert une Ă©poque de dĂ©sĂ©quilibres, d’imprĂ©visibilitĂ©, de chaos croissants3.
Bien sĂ»r, les excĂšs de la finance ne datent pas d’au-jourd’hui, mais l’instabilitĂ© est de plus en plus mondiale. AprĂšs la cascade de crises financiĂšres en Asie orientale et en AmĂ©rique latine, c’est Wall Street qui est emportĂ© dans la tourmente, rĂ©vĂ©lant la fragilitĂ© et le caractĂšre chaotique de l’hypercapitalisme : un secteur relativement marginal du systĂšme – la crise des prĂȘts immobiliers Ă  risque aux États-Unis – a enclenchĂ© une crise financiĂšre dont les rĂ©percussions sont planĂ©taires. Une Ă©tincelle a plongĂ© la finance mondiale dans une crise de trĂšs forte amplitude. Krachs boursiers et mouvements erratiques des marchĂ©s financiers suscitent une dĂ©sorientation d’autant plus grande qu’elle se double d’un manque d’alternative et du sentiment d’impuissance des citoyens face Ă  la globalisation.
La victoire du libre-Ă©change planĂ©taire devait apporter la croissance, la stabilitĂ©, la rĂ©duction de la pauvretĂ©. Le rĂ©sultat a Ă©tĂ© dans trop de cas dans le monde l’aggravation de la misĂšre, la prĂ©caritĂ©, l’incertitude des lendemains, voire le risque, qu’on croyait disparu, des grandes famines. En ce qui concerne l’Europe, celle-ci connaĂźt un chĂŽmage de masse persistant, la crise de l’État providence, la fragilisation du niveau de vie, la dĂ©gradation de la condition salariale, l’accentuation des inĂ©galitĂ©s. Partout, la richesse du monde progresse en mĂȘme temps que les disparitĂ©s s’accentuent, tant au niveau des pays qu’à celui des couches sociales ; les plus riches sont de plus en plus riches, les plus pauvres de plus en plus pauvres ; sur le ring planĂ©taire, les winners laissent les loosers au tapis. Sur le globe, la moitiĂ© de la population vit avec moins de deux euros par jour. La moyenne des revenus des pays riches est 37 fois supĂ©rieure Ă  celle des vingt pays les plus pauvres de la planĂšte. Trois cents millions d’actionnaires, dont 90 % sont en AmĂ©rique du Nord, en Europe et au Japon, contrĂŽlent la presque totalitĂ© de la capitalisation boursiĂšre du monde.
Sur le plan plus micro, il en va de mĂȘme : en France, la rĂ©munĂ©ration annuelle moyenne des prĂ©sidents des sociĂ©tĂ©s du CAC 40 (plus de six millions d’euros) Ă©tait, en 2003, Ă©gale Ă  plus de 200 fois le salaire moyen et 400 fois le smic4. C’est dans ces conditions que l’hypercapitalisme est porteur de ces « dĂ©sillusions du progrĂšs » analysĂ©es naguĂšre par Raymond Aron. Un peu partout monte le sentiment que notre monde tourne le dos Ă  l’idĂ©al dĂ©mocratique de justice sociale. Tandis que nous n’avons plus de modĂšle alternatif substituable au marchĂ©, celui-ci s’accompagne d’injustices, d’écarts extrĂȘmes, d’excĂšs provocants plongeant les citoyens dans la dĂ©sorientation et la peur du « toujours moins ».
Les stratĂ©gies entrepreneuriales qui sous-tendent l’hypercapitalisme ont Ă©tĂ© maintes fois dĂ©crites et analysĂ©es. Les grandes firmes s’internationalisent, dĂ©localisant la production dans les contrĂ©es oĂč le travail est rĂ©munĂ©rĂ© Ă  moindre coĂ»t. De plus en plus, afin de rĂ©duire les coĂ»ts et de dĂ©gager la rentabilitĂ© maximale de leurs fonds propres, elles procĂšdent Ă  de vastes opĂ©rations de fusions et d’acquisitions, Ă  la rĂ©duction massive des effectifs, au reengeneering de l’entreprise, Ă  la flexibilisation des emplois, Ă  la rĂ©duction des salaires. Autant de transformations qui ont provoquĂ© des effets dĂ©moralisants, une baisse de confiance, une forte Ă©rosion du sentiment d’appartenance Ă  l’entreprise, mĂȘme chez les cadres.
Pour rĂ©pondre Ă  un marchĂ© plus diversifiĂ© et exigeant la qualitĂ©, l’entreprise postfordienne a dĂ©veloppĂ© de nouvelles formes d’organisation qui, remettant en cause les hiĂ©rarchies et cloisonnements bureaucratiques de l’ñge taylorien, sont centrĂ©es sur l’autonomie et la responsabilitĂ© individuelles, l’implication subjective, la polyvalence, la rĂ©activitĂ© et l’initiative. Ces transformations managĂ©riales mobilisant toujours plus la subjectivitĂ© individuelle provoquent une forte anxiĂ©tĂ© non seulement de ceux qui ne disposent pas des capacitĂ©s d’auto-organisation et d’adaptation permanente, mais aussi des salariĂ©s en gĂ©nĂ©ral, dont chacun est rendu responsable de sa situation professionnelle et de son avenir. En renforçant l’idĂ©e que la rĂ©ussite ou l’échec en matiĂšre de compĂ©tence dĂ©pend complĂštement de l’individu lui-mĂȘme, l’entreprise post-taylorienne suscite angoisse, mĂ©sestime de soi, autodĂ©valorisation. Parce que les collectifs de travail ont Ă©clatĂ©, l’individu porte de plus en plus seul le poids de sa propre situation sociale et professionnelle5. Dans un contexte oĂč les pressions du court terme augmentent, les individus vivent avec la peur de l’évaluation permanente et celle de ne pas ĂȘtre Ă  la hauteur des exigences de l’entreprise.
InsĂ©curitĂ© identitaire encore renforcĂ©e en raison du chĂŽmage, des emplois atypiques, de l’hĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ© des statuts, de la prĂ©carisation des emplois. Face Ă  cela, les salariĂ©s en situation d’échec Ă©prouvent un sentiment d’humiliation et de culpabilitĂ© personnelle lĂ  oĂč autrefois ces situations Ă©taient vĂ©cues comme un destin de classe. Plus largement, chacun vit dans la peur d’ĂȘtre dĂ©classĂ©, de perdre son travail, de « rester sur la touche » passĂ© un certain Ăąge. À cet Ă©gard Robert Reich parle justement d’une nouvelle « classe anxieuse6 », prĂ©cisant que « la sĂ©curitĂ© du travail est chose du passĂ© ». Dans un univers dĂ©livrĂ© de repĂšres collectifs fixes, l’hypercapitalisme fait monter une insĂ©curitĂ© croissante tant sociale qu’individuelle : il n’entraĂźne pas seulement une instabilitĂ© macrofinanciĂšre, il dĂ©stabilise les personnalitĂ©s et les identitĂ©s, il dĂ©sĂ©quilibre la vie mentale et morale des sujets insĂ©curisĂ©s n’ayant plus le soutien des anciens cadres de la vie collective. Dans le systĂšme Ă©conomique du court terme oĂč les travailleurs sont « jetables », les individus en grand nombre, y compris dans les classes moyennes, vivent une Ă©preuve cruelle d’échec personnel dans l’isolement et la honte de soi, qui fait naĂźtre l’amertume, le dĂ©couragement, la dĂ©pression. C’est ainsi que diminue le sentiment de compter en tant que personne et d’ĂȘtre nĂ©cessaire aux autres et Ă  la sociĂ©tĂ©7.
Les contre-modĂšles introuvables
L’hypercapitalisme s’impose en faisant reculer la force structurante des idĂ©ologies, des forces sociales, des institutions qui, longtemps, ont fonctionnĂ© comme des crans d’arrĂȘt Ă  la domination du marchĂ©. L’Église, le socialisme, l’État rĂ©publicain, la nation, l’école, les cultures de classe, plus rien de tout cela ne constitue de rĂ©els contrepoids au rĂšgne sans partage du marchĂ©. Ces systĂšmes perdurent, mais ils sont de plus en plus redĂ©finis, restructurĂ©s, pĂ©nĂ©trĂ©s par les logiques de concurrence, de compĂ©tition et de performance qui s’imposent comme la matrice, la clĂ© de voĂ»te de l’organisation de notre univers social et culturel. L’hypercapitalisme dĂ©signe la nouvelle omniprĂ©sence et omnipotence de l’homo Ɠconomicus, l’extension du modĂšle du marchĂ© aux sphĂšres autrefois hors domaine marchand. C’est par cette universalisation que l’hypercapitalisme apparaĂźt, parallĂšlement Ă  sa planĂ©tarisation, comme une culture-monde.
Le triomphe de l’hypercapitalisme n’est pas seulement Ă©conomique, il est culturel, devenant le schĂšme organisateur de toutes les activitĂ©s, le modĂšle gĂ©nĂ©ral de l’agir et de la vie en sociĂ©tĂ©. Il a gagnĂ© l’imaginaire collectif et individuel, les modes de pensĂ©e, les buts de l’existence, le rapport Ă  la culture, Ă  la politique et Ă  l’éducation. OĂč la bourgeoisie envoie-t-elle aujourd’hui ses enfants ? Dans les Ă©coles de commerce plus qu’à l’École normale supĂ©rieure, dans le business et la finance plus volontiers que vers les lettres, l’histoire, ou mĂȘme les sciences dures. La culture des affaires a gagnĂ© ses titres de noblesse : elle n’est plus boudĂ©e par les « hĂ©ritiers ». RĂ©ussir, c’est gagner dans le monde de la compĂ©tition et gagner de l’argent : le modĂšle du marchĂ© a bel et bien Ă©tĂ© intĂ©riorisĂ©, brisant l’ancien tabou de l’argent. Tout dorĂ©navant se pense en termes de rentabilitĂ© et de performance, de maximisation des intĂ©rĂȘts, de calcul individualiste des coĂ»ts et des bĂ©nĂ©fices. MĂȘme les artistes, dont on assimile volontiers, selon une vision romantique, la fonction et le talent Ă  une opposition Ă  tout systĂšme en place, n’ont plus guĂšre, depuis Warhol, de rĂ©ticence Ă  inscrire leur dĂ©marche dans les structures Ă©conomiques en place, Ă  travailler pour les entreprises, Ă  crĂ©er pour la publicitĂ©. À prĂ©sent, les fortunes et les signes extĂ©rieurs de richesse s’étalent sans complexe ; le luxe est Ă  la mode ; les mĂ©dias classent les plus fortunĂ©s, font la publicitĂ© des cachets faramineux des stars, signalent comment payer moins d’impĂŽts.
Aucun penseur n’a remplacĂ© Marx, et il n’existe plus de grand systĂšme de pensĂ©e ayant Ă  son programme la destruction du marchĂ©. Quelle idĂ©ologie autre que relevant de la pure utopie prĂŽne encore la sortie du monde de l’initiative privĂ©e et de la concurrence ? Les critiques qui existent et qui de fait se multiplient ne font que se situer dans le cadre d’une Ă©conomie de marchĂ© Ă  rĂ©guler. L’hypercapitalisme est le systĂšme qui, pour la premiĂšre fois dans la modernitĂ©, se dĂ©veloppe sans vrai concurrent, sans alternative crĂ©dible. Jamais l’économisme, la concurrence, l’esprit d’efficacitĂ© ne se sont imposĂ©s aussi largement. Le fait est lĂ  : l’esprit du temps s’est converti Ă  l’esprit du capitalisme fonctionnant comme une culture sans frontiĂšres, une culture-monde.
L’État dĂ©mocratique lui-mĂȘme est de moins en moins capable de fonctionner comme contre-feu Ă  la surpuissance du marchĂ©. Du fait de la montĂ©e des corporatismes, du lobbying, des mĂ©dias, la sphĂšre publique tend elle-mĂȘme Ă  ressembler Ă  un marchĂ© politique oĂč s’exerce la concurrence dĂ©bridĂ©e des intĂ©rĂȘts particuliers. Les dĂ©cisions politiques rĂ©sultent plus du battage mĂ©diatique, des pressions en tout genre, de la force des intĂ©rĂȘts et des mobilisations catĂ©goriels que d’un pilotage pleinement maĂźtrisĂ© s’exerçant au nom d’un intĂ©rĂȘt supĂ©rieur. Aux États-Unis et dans de nombreux pays, la compĂ©tition acharnĂ©e de l’hypercapitalisme s’est propagĂ©e Ă  la sphĂšre politique via l’escalade du lobbying, avec ses armĂ©es d’experts, d’avocats et de spĂ©cialistes en relations publiques travaillant au service des entreprises afin d’obtenir des dĂ©cisions susceptibles de leur fournir des avantages concurrentiels8. C’est tantĂŽt un État s’adaptant aux mouvements de l’opinion, tantĂŽt un État cacophonique, tantĂŽt un État paralysĂ© qui s’impose, la politique se ramenant Ă  la gestion de la confrontation et de la fragmentation des intĂ©rĂȘts particuliers. D’autant plus que ce qui relĂšve de l’économie Ă©chappe trĂšs largement au contrĂŽle des États nationaux. DĂ©localisations, crises financiĂšres...

Table des matiĂšres

  1. Couverture
  2. Titre
  3. Copyright
  4. Introduction
  5. Chapitre 1 - La culture comme monde et comme marché
  6. Chapitre 2 - Le monde comme image et comme communication
  7. Chapitre 3 - La culture-monde comme mythes et comme défis
  8. Chapitre 4 - La culture-monde comme civilisation
  9. Conclusion