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Ă propos de ce livre
Le sens mĂȘme de la culture s'est transformĂ© en profondeur. Mode, publicitĂ©, tourisme, art-business, star-system, urbanisme : plus rien aujourd'hui n'Ă©chappe Ă l'ordre de la culture. Celle-ci est devenue une culture-monde, celle du technocapitalisme gĂ©nĂ©ralisĂ©, des industries culturelles, du consumĂ©risme global, des mĂ©dias et des rĂ©seaux numĂ©riques. Transcendant les frontiĂšres et brouillant les anciennes dichotomies entre « civilisation » des Ă©lites et « barbarie » de la populace, elle affiche une vocation planĂ©taire et s'infiltre dans tous les secteurs d'activitĂ©. Comment la penser Ă l'heure de l'hypercapitalisme culturel ? Quel monde dessine la culture-monde des marques internationales, du divertissement mĂ©diatique, des rĂ©seaux et des Ă©crans ?Gilles Lipovetsky et Jean Serroy, tout en analysant ce bouleversement, avancent des pistes d'action possibles visant Ă faire reculer l'empire croissant du consumĂ©risme et la dĂ©sorientation gĂ©nĂ©ralisĂ©e de l'Ă©poque. Et si les annĂ©es qui viennent Ă©taient, paradoxalement, celles d'une « revanche de la culture » ?Gilles Lipovetsky, philosophe-sociologue, a publiĂ© de nombreux essais sur les transformations de la sociĂ©tĂ© contemporaine. Jean Serroy, professeur d'universitĂ©, est l'auteur de divers ouvrages sur la littĂ©rature du XVIIe siĂšcle ainsi que sur le cinĂ©ma. La Culture-monde est leur second livre en collaboration, aprĂšs L'Ăcran global.
Foire aux questions
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Informations
Chapitre 1
La culture comme monde
et comme marché
et comme marché
Nul mieux que Nietzsche nâa rĂ©ussi Ă thĂ©oriser lâangoisse de lâhomme moderne face Ă la « mort de Dieu ». Plus rien nâest vrai, plus rien nâest bien : lorsque les valeurs supĂ©rieures ont perdu leur droit Ă rĂ©genter lâexistence, lâhomme reste seul avec la vie. Tandis que monte le sentiment de vide, se multiplient les procĂ©dĂ©s dâenivrement pour Ă©chapper Ă la nuit dâun monde sans valeur, Ă lâabĂźme du manque de but et de sens. Cela Ă©tant, par rapport Ă ce modĂšle soulignant le fondement ontologique de la crise du monde moderne, câest une Ă©tape nouvelle qui se trouve maintenant franchie. Car la dĂ©sorientation contemporaine ne rĂ©sulte plus seulement de la dĂ©prĂ©ciation des valeurs supĂ©rieures et de la ruine des fondements mĂ©taphysiques du savoir, de la loi et du pouvoir, mais de la dĂ©sintĂ©gration des repĂšres sociaux les plus ordinaires, les plus « basiques », provoquĂ©e par la nouvelle organisation du monde lui-mĂȘme. On met souvent en avant de nos jours la « mondialisation libĂ©rale » comme le facteur clĂ© de la dĂ©stabilisation des individus. Lâexplication est Ă coup sĂ»r recevable, mais elle est insuffisante. Dâautres Ă©lĂ©ments structurels sont Ă prendre en compte. Au vrai, le dĂ©sarroi hypermoderne monte parallĂšlement Ă lâexcroissance de lâunivers techno-mĂ©diatico-marchand ainsi quâĂ lâĂ©clatement des encadrements collectifs, lâindividualisation de lâexistence livrant les sujets Ă la libre disposition dâeux-mĂȘmes.
Le monde hypermoderne tel quâil se prĂ©sente aujourdâhui sâagence autour de quatre pĂŽles structurants qui dessinent la physionomie des nouveaux temps. Ces axiomatiques sont : lâhypercapitalisme, puissance motrice de la mondialisation financiĂšre ; lâhypertechnicisation, degrĂ© superlatif de lâuniversalitĂ© technique moderne ; lâhyperindividualisme, concrĂ©tisant la spirale de lâatome individuel dĂ©sormais dĂ©gagĂ© des contraintes communautaires Ă lâancienne ; lâhyperconsommation, forme hypertrophiĂ©e et exponentielle de lâhĂ©donisme marchand. Ces logiques en constantes interactions composent un univers dominĂ© par la technicisation universaliste, la dĂ©territorialisation accĂ©lĂ©rĂ©e et une commercialisation excroissante planĂ©tarisĂ©e. Câest dans ces conditions que lâĂ©poque voit triompher une culture globalisĂ©e ou globaliste, une culture sans frontiĂšres dont lâobjectif nâest autre quâune sociĂ©tĂ© universelle de consommateurs.
MarchĂ©, technoscience, individu : livrĂ©s Ă eux seuls, ces principes organisateurs dominants ont fait naĂźtre une culture-monde sans prĂ©cĂ©dent dans lâHistoire, gĂ©nĂ©ratrice dâun nouveau « malaise dans la civilisation », dâun nouveau rapport culturel au monde. Tout dans notre monde de rationalisation marchande et technicienne tend Ă occulter la dimension culturelle du systĂšme, tant sâaffirment, au premier rang de lâagir, les facteurs dâefficacitĂ© et de rentabilitĂ©. Pourtant, lâhypertechnique et lâhyperĂ©conomie ne produisent pas seulement un monde rationnel-matĂ©riel : elles crĂ©ent Ă proprement parler une culture, un monde de symboles, de significations et dâimaginaire social qui a ceci de spĂ©cifique quâil est devenu planĂ©taire1. Et sâil faut parler de culture-monde, ce nâest pas seulement en raison de lâintensification des Ă©changes marchands internationaux et de lâĂ©rosion des frontiĂšres gĂ©ographiques, mais aussi dâune dĂ©rĂ©gulation globale Ă lâĆuvre dans tous les champs de la vie sociale et individuelle. Ce nâest pas seulement le « capitalisme dĂ©sorganisĂ© » des Ă©changes et des mĂ©dias qui dĂ©finit la culture-monde, mais un processus gĂ©nĂ©ralisĂ© de dĂ©sinstitutionnalisation et dâinterconnexion, de circulation et de dĂ©territorialisation agençant les nouveaux cadres de la vie sociale, culturelle et individuelle.
Dans ce chapitre, câest la culture-monde comme systĂšme organisateur du monde que nous analysons, avant de traiter, dans le chapitre suivant, la culture-monde comme contenus produits, vendus et consommĂ©s dans le monde. La combinaison de ces deux dimensions clĂ©s constitue la culture-monde hypermoderne.
Lâhypercapitalisme ou la culture globale du marchĂ©
Depuis les annĂ©es 1980, le capitalisme est entrĂ© dans un nouveau cycle de fonctionnement, marquĂ© par le dĂ©mantĂšlement des anciens contrĂŽles rĂ©glementaires qui limitaient le marchĂ© concurrentiel. Les entraves protectionnistes et les encadrements administratifs ont sautĂ© les uns aprĂšs les autres. Afin dâobtenir des prĂȘts du FMI et de la Banque mondiale, les pays du Sud se sont engagĂ©s dans des politiques dâajustement structurel destinĂ©es Ă promouvoir le libre-Ă©change, la rĂ©duction des barriĂšres tarifaires et non tarifaires, le libre transfert des capitaux. De vastes zones de libre-Ă©change ont Ă©tĂ© instaurĂ©es en Europe et en AmĂ©rique du Nord entre le Canada, les Ătats-Unis et le Mexique (Alena). Dans le cadre de ce libĂ©ralisme dĂ©sormais « libĂ©rĂ© », les privatisations se sont rĂ©pandues comme un raz de marĂ©e, le poids du commerce international a changĂ© dâĂ©chelle, le marchĂ© sâest planĂ©tarisĂ©. Avec la fin du systĂšme soviĂ©tique, le libĂ©ralisme sâest propagĂ© pratiquement partout dans le monde. LâEurope de lâEst et la Russie sont prises dans lâorbite du capitalisme. La Chine est devenue lâatelier du monde. Hier, les fameux « dragons » â CorĂ©e du Sud, TaĂŻwan â, aujourdâhui les « BRIC » â BrĂ©sil, Russie, Inde, Chine â dessinent le nouvel horizon capitaliste des dĂ©cennies Ă venir. Partout, mis Ă part quelques rares exceptions, rĂšgne le systĂšme intĂ©grĂ© du capitalisme globalisĂ© : lâhypercapitalisme.
OĂč que lâon regarde, celui-ci sâaccompagne du gonflement du secteur financier et boursier. DĂ©sormais la grande entreprise se doit dâorienter toute son activitĂ© en vue de la crĂ©ation de valeur pour lâactionnaire. Lâobjectif est dâatteindre un certain niveau de bĂ©nĂ©fices par action correspondant aux attentes des fonds de pension, fonds mutuels et autres investisseurs institutionnels : lâhypercapitalisme est celui oĂč sâaffirme le pouvoir de la finance et des grands investisseurs2. Ă prĂ©sent, les transferts de capitaux sâopĂšrent en temps rĂ©el, constituant un marchĂ© propre oĂč la spĂ©culation, pratiquĂ©e sur lâĂ©cran de lâordinateur en rĂ©seau avec tous les ordinateurs du monde, perd quasiment contact avec la rĂ©alitĂ© des entreprises elles-mĂȘmes et devient une sorte de jeu virtuel, porteur de tous les risques et de toutes les dĂ©rives. La libĂ©ralisation des marchĂ©s, la vitesse des mouvements de capitaux spĂ©culatifs et la multiplication des produits Ă risque ont rendu le systĂšme financier mondial extrĂȘmement instable, aussi opaque quâincontrĂŽlable. La dĂ©rĂ©glementation des marchĂ©s financiers a engendrĂ© un systĂšme qui de fait Ă©chappe Ă tout contrĂŽle, Ă celui des banquiers, des institutions internationales comme des gouvernements. La nouvelle Ăšre globale de la finance a ouvert une Ă©poque de dĂ©sĂ©quilibres, dâimprĂ©visibilitĂ©, de chaos croissants3.
Bien sĂ»r, les excĂšs de la finance ne datent pas dâau-jourdâhui, mais lâinstabilitĂ© est de plus en plus mondiale. AprĂšs la cascade de crises financiĂšres en Asie orientale et en AmĂ©rique latine, câest Wall Street qui est emportĂ© dans la tourmente, rĂ©vĂ©lant la fragilitĂ© et le caractĂšre chaotique de lâhypercapitalisme : un secteur relativement marginal du systĂšme â la crise des prĂȘts immobiliers Ă risque aux Ătats-Unis â a enclenchĂ© une crise financiĂšre dont les rĂ©percussions sont planĂ©taires. Une Ă©tincelle a plongĂ© la finance mondiale dans une crise de trĂšs forte amplitude. Krachs boursiers et mouvements erratiques des marchĂ©s financiers suscitent une dĂ©sorientation dâautant plus grande quâelle se double dâun manque dâalternative et du sentiment dâimpuissance des citoyens face Ă la globalisation.
La victoire du libre-Ă©change planĂ©taire devait apporter la croissance, la stabilitĂ©, la rĂ©duction de la pauvretĂ©. Le rĂ©sultat a Ă©tĂ© dans trop de cas dans le monde lâaggravation de la misĂšre, la prĂ©caritĂ©, lâincertitude des lendemains, voire le risque, quâon croyait disparu, des grandes famines. En ce qui concerne lâEurope, celle-ci connaĂźt un chĂŽmage de masse persistant, la crise de lâĂtat providence, la fragilisation du niveau de vie, la dĂ©gradation de la condition salariale, lâaccentuation des inĂ©galitĂ©s. Partout, la richesse du monde progresse en mĂȘme temps que les disparitĂ©s sâaccentuent, tant au niveau des pays quâĂ celui des couches sociales ; les plus riches sont de plus en plus riches, les plus pauvres de plus en plus pauvres ; sur le ring planĂ©taire, les winners laissent les loosers au tapis. Sur le globe, la moitiĂ© de la population vit avec moins de deux euros par jour. La moyenne des revenus des pays riches est 37 fois supĂ©rieure Ă celle des vingt pays les plus pauvres de la planĂšte. Trois cents millions dâactionnaires, dont 90 % sont en AmĂ©rique du Nord, en Europe et au Japon, contrĂŽlent la presque totalitĂ© de la capitalisation boursiĂšre du monde.
Sur le plan plus micro, il en va de mĂȘme : en France, la rĂ©munĂ©ration annuelle moyenne des prĂ©sidents des sociĂ©tĂ©s du CAC 40 (plus de six millions dâeuros) Ă©tait, en 2003, Ă©gale Ă plus de 200 fois le salaire moyen et 400 fois le smic4. Câest dans ces conditions que lâhypercapitalisme est porteur de ces « dĂ©sillusions du progrĂšs » analysĂ©es naguĂšre par Raymond Aron. Un peu partout monte le sentiment que notre monde tourne le dos Ă lâidĂ©al dĂ©mocratique de justice sociale. Tandis que nous nâavons plus de modĂšle alternatif substituable au marchĂ©, celui-ci sâaccompagne dâinjustices, dâĂ©carts extrĂȘmes, dâexcĂšs provocants plongeant les citoyens dans la dĂ©sorientation et la peur du « toujours moins ».
Les stratĂ©gies entrepreneuriales qui sous-tendent lâhypercapitalisme ont Ă©tĂ© maintes fois dĂ©crites et analysĂ©es. Les grandes firmes sâinternationalisent, dĂ©localisant la production dans les contrĂ©es oĂč le travail est rĂ©munĂ©rĂ© Ă moindre coĂ»t. De plus en plus, afin de rĂ©duire les coĂ»ts et de dĂ©gager la rentabilitĂ© maximale de leurs fonds propres, elles procĂšdent Ă de vastes opĂ©rations de fusions et dâacquisitions, Ă la rĂ©duction massive des effectifs, au reengeneering de lâentreprise, Ă la flexibilisation des emplois, Ă la rĂ©duction des salaires. Autant de transformations qui ont provoquĂ© des effets dĂ©moralisants, une baisse de confiance, une forte Ă©rosion du sentiment dâappartenance Ă lâentreprise, mĂȘme chez les cadres.
Pour rĂ©pondre Ă un marchĂ© plus diversifiĂ© et exigeant la qualitĂ©, lâentreprise postfordienne a dĂ©veloppĂ© de nouvelles formes dâorganisation qui, remettant en cause les hiĂ©rarchies et cloisonnements bureaucratiques de lâĂąge taylorien, sont centrĂ©es sur lâautonomie et la responsabilitĂ© individuelles, lâimplication subjective, la polyvalence, la rĂ©activitĂ© et lâinitiative. Ces transformations managĂ©riales mobilisant toujours plus la subjectivitĂ© individuelle provoquent une forte anxiĂ©tĂ© non seulement de ceux qui ne disposent pas des capacitĂ©s dâauto-organisation et dâadaptation permanente, mais aussi des salariĂ©s en gĂ©nĂ©ral, dont chacun est rendu responsable de sa situation professionnelle et de son avenir. En renforçant lâidĂ©e que la rĂ©ussite ou lâĂ©chec en matiĂšre de compĂ©tence dĂ©pend complĂštement de lâindividu lui-mĂȘme, lâentreprise post-taylorienne suscite angoisse, mĂ©sestime de soi, autodĂ©valorisation. Parce que les collectifs de travail ont Ă©clatĂ©, lâindividu porte de plus en plus seul le poids de sa propre situation sociale et professionnelle5. Dans un contexte oĂč les pressions du court terme augmentent, les individus vivent avec la peur de lâĂ©valuation permanente et celle de ne pas ĂȘtre Ă la hauteur des exigences de lâentreprise.
InsĂ©curitĂ© identitaire encore renforcĂ©e en raison du chĂŽmage, des emplois atypiques, de lâhĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ© des statuts, de la prĂ©carisation des emplois. Face Ă cela, les salariĂ©s en situation dâĂ©chec Ă©prouvent un sentiment dâhumiliation et de culpabilitĂ© personnelle lĂ oĂč autrefois ces situations Ă©taient vĂ©cues comme un destin de classe. Plus largement, chacun vit dans la peur dâĂȘtre dĂ©classĂ©, de perdre son travail, de « rester sur la touche » passĂ© un certain Ăąge. Ă cet Ă©gard Robert Reich parle justement dâune nouvelle « classe anxieuse6 », prĂ©cisant que « la sĂ©curitĂ© du travail est chose du passĂ© ». Dans un univers dĂ©livrĂ© de repĂšres collectifs fixes, lâhypercapitalisme fait monter une insĂ©curitĂ© croissante tant sociale quâindividuelle : il nâentraĂźne pas seulement une instabilitĂ© macrofinanciĂšre, il dĂ©stabilise les personnalitĂ©s et les identitĂ©s, il dĂ©sĂ©quilibre la vie mentale et morale des sujets insĂ©curisĂ©s nâayant plus le soutien des anciens cadres de la vie collective. Dans le systĂšme Ă©conomique du court terme oĂč les travailleurs sont « jetables », les individus en grand nombre, y compris dans les classes moyennes, vivent une Ă©preuve cruelle dâĂ©chec personnel dans lâisolement et la honte de soi, qui fait naĂźtre lâamertume, le dĂ©couragement, la dĂ©pression. Câest ainsi que diminue le sentiment de compter en tant que personne et dâĂȘtre nĂ©cessaire aux autres et Ă la sociĂ©tĂ©7.
Les contre-modĂšles introuvables
Lâhypercapitalisme sâimpose en faisant reculer la force structurante des idĂ©ologies, des forces sociales, des institutions qui, longtemps, ont fonctionnĂ© comme des crans dâarrĂȘt Ă la domination du marchĂ©. LâĂglise, le socialisme, lâĂtat rĂ©publicain, la nation, lâĂ©cole, les cultures de classe, plus rien de tout cela ne constitue de rĂ©els contrepoids au rĂšgne sans partage du marchĂ©. Ces systĂšmes perdurent, mais ils sont de plus en plus redĂ©finis, restructurĂ©s, pĂ©nĂ©trĂ©s par les logiques de concurrence, de compĂ©tition et de performance qui sâimposent comme la matrice, la clĂ© de voĂ»te de lâorganisation de notre univers social et culturel. Lâhypercapitalisme dĂ©signe la nouvelle omniprĂ©sence et omnipotence de lâhomo Ćconomicus, lâextension du modĂšle du marchĂ© aux sphĂšres autrefois hors domaine marchand. Câest par cette universalisation que lâhypercapitalisme apparaĂźt, parallĂšlement Ă sa planĂ©tarisation, comme une culture-monde.
Le triomphe de lâhypercapitalisme nâest pas seulement Ă©conomique, il est culturel, devenant le schĂšme organisateur de toutes les activitĂ©s, le modĂšle gĂ©nĂ©ral de lâagir et de la vie en sociĂ©tĂ©. Il a gagnĂ© lâimaginaire collectif et individuel, les modes de pensĂ©e, les buts de lâexistence, le rapport Ă la culture, Ă la politique et Ă lâĂ©ducation. OĂč la bourgeoisie envoie-t-elle aujourdâhui ses enfants ? Dans les Ă©coles de commerce plus quâĂ lâĂcole normale supĂ©rieure, dans le business et la finance plus volontiers que vers les lettres, lâhistoire, ou mĂȘme les sciences dures. La culture des affaires a gagnĂ© ses titres de noblesse : elle nâest plus boudĂ©e par les « hĂ©ritiers ». RĂ©ussir, câest gagner dans le monde de la compĂ©tition et gagner de lâargent : le modĂšle du marchĂ© a bel et bien Ă©tĂ© intĂ©riorisĂ©, brisant lâancien tabou de lâargent. Tout dorĂ©navant se pense en termes de rentabilitĂ© et de performance, de maximisation des intĂ©rĂȘts, de calcul individualiste des coĂ»ts et des bĂ©nĂ©fices. MĂȘme les artistes, dont on assimile volontiers, selon une vision romantique, la fonction et le talent Ă une opposition Ă tout systĂšme en place, nâont plus guĂšre, depuis Warhol, de rĂ©ticence Ă inscrire leur dĂ©marche dans les structures Ă©conomiques en place, Ă travailler pour les entreprises, Ă crĂ©er pour la publicitĂ©. Ă prĂ©sent, les fortunes et les signes extĂ©rieurs de richesse sâĂ©talent sans complexe ; le luxe est Ă la mode ; les mĂ©dias classent les plus fortunĂ©s, font la publicitĂ© des cachets faramineux des stars, signalent comment payer moins dâimpĂŽts.
Aucun penseur nâa remplacĂ© Marx, et il nâexiste plus de grand systĂšme de pensĂ©e ayant Ă son programme la destruction du marchĂ©. Quelle idĂ©ologie autre que relevant de la pure utopie prĂŽne encore la sortie du monde de lâinitiative privĂ©e et de la concurrence ? Les critiques qui existent et qui de fait se multiplient ne font que se situer dans le cadre dâune Ă©conomie de marchĂ© Ă rĂ©guler. Lâhypercapitalisme est le systĂšme qui, pour la premiĂšre fois dans la modernitĂ©, se dĂ©veloppe sans vrai concurrent, sans alternative crĂ©dible. Jamais lâĂ©conomisme, la concurrence, lâesprit dâefficacitĂ© ne se sont imposĂ©s aussi largement. Le fait est lĂ : lâesprit du temps sâest converti Ă lâesprit du capitalisme fonctionnant comme une culture sans frontiĂšres, une culture-monde.
LâĂtat dĂ©mocratique lui-mĂȘme est de moins en moins capable de fonctionner comme contre-feu Ă la surpuissance du marchĂ©. Du fait de la montĂ©e des corporatismes, du lobbying, des mĂ©dias, la sphĂšre publique tend elle-mĂȘme Ă ressembler Ă un marchĂ© politique oĂč sâexerce la concurrence dĂ©bridĂ©e des intĂ©rĂȘts particuliers. Les dĂ©cisions politiques rĂ©sultent plus du battage mĂ©diatique, des pressions en tout genre, de la force des intĂ©rĂȘts et des mobilisations catĂ©goriels que dâun pilotage pleinement maĂźtrisĂ© sâexerçant au nom dâun intĂ©rĂȘt supĂ©rieur. Aux Ătats-Unis et dans de nombreux pays, la compĂ©tition acharnĂ©e de lâhypercapitalisme sâest propagĂ©e Ă la sphĂšre politique via lâescalade du lobbying, avec ses armĂ©es dâexperts, dâavocats et de spĂ©cialistes en relations publiques travaillant au service des entreprises afin dâobtenir des dĂ©cisions susceptibles de leur fournir des avantages concurrentiels8. Câest tantĂŽt un Ătat sâadaptant aux mouvements de lâopinion, tantĂŽt un Ătat cacophonique, tantĂŽt un Ătat paralysĂ© qui sâimpose, la politique se ramenant Ă la gestion de la confrontation et de la fragmentation des intĂ©rĂȘts particuliers. Dâautant plus que ce qui relĂšve de lâĂ©conomie Ă©chappe trĂšs largement au contrĂŽle des Ătats nationaux. DĂ©localisations, crises financiĂšres...
Table des matiĂšres
- Couverture
- Titre
- Copyright
- Introduction
- Chapitre 1 - La culture comme monde et comme marché
- Chapitre 2 - Le monde comme image et comme communication
- Chapitre 3 - La culture-monde comme mythes et comme défis
- Chapitre 4 - La culture-monde comme civilisation
- Conclusion