L' Histoire continue
eBook - ePub

L' Histoire continue

  1. 224 pages
  2. French
  3. ePUB (adapté aux mobiles)
  4. Disponible sur iOS et Android
eBook - ePub

L' Histoire continue

À propos de ce livre

« J'entreprends maintenant de parler de mon métier, sobrement, familièrement. De notre métier plutôt, et du parcours que nous avons suivi, car nous avons tous marché du même pas, nous les historiens, en compagnie des spécialistes d'autres sciences de l'homme. Rares en effet sont les chercheurs, dans ces disciplines, qui s'aventurent seuls hors des sentiers battus. Sans toujours qu'ils s'en doutent, d'autres se risquent en même temps qu'eux. Par conséquent, cette histoire n'est pas seulement la mienne. C'est celle, étendue sur un demi-siècle, de l'école historique française. » Georges Duby est membre de l'Académie française et professeur honoraire au Collège de France.

Foire aux questions

Oui, vous pouvez résilier à tout moment à partir de l'onglet Abonnement dans les paramètres de votre compte sur le site Web de Perlego. Votre abonnement restera actif jusqu'à la fin de votre période de facturation actuelle. Découvrez comment résilier votre abonnement.
Pour le moment, tous nos livres en format ePub adaptés aux mobiles peuvent être téléchargés via l'application. La plupart de nos PDF sont également disponibles en téléchargement et les autres seront téléchargeables très prochainement. Découvrez-en plus ici.
Perlego propose deux forfaits: Essentiel et Intégral
  • Essentiel est idéal pour les apprenants et professionnels qui aiment explorer un large éventail de sujets. Accédez à la Bibliothèque Essentielle avec plus de 800 000 titres fiables et best-sellers en business, développement personnel et sciences humaines. Comprend un temps de lecture illimité et une voix standard pour la fonction Écouter.
  • Intégral: Parfait pour les apprenants avancés et les chercheurs qui ont besoin d’un accès complet et sans restriction. Débloquez plus de 1,4 million de livres dans des centaines de sujets, y compris des titres académiques et spécialisés. Le forfait Intégral inclut également des fonctionnalités avancées comme la fonctionnalité Écouter Premium et Research Assistant.
Les deux forfaits sont disponibles avec des cycles de facturation mensuelle, de 4 mois ou annuelle.
Nous sommes un service d'abonnement à des ouvrages universitaires en ligne, où vous pouvez accéder à toute une bibliothèque pour un prix inférieur à celui d'un seul livre par mois. Avec plus d'un million de livres sur plus de 1 000 sujets, nous avons ce qu'il vous faut ! Découvrez-en plus ici.
Recherchez le symbole Écouter sur votre prochain livre pour voir si vous pouvez l'écouter. L'outil Écouter lit le texte à haute voix pour vous, en surlignant le passage qui est en cours de lecture. Vous pouvez le mettre sur pause, l'accélérer ou le ralentir. Découvrez-en plus ici.
Oui ! Vous pouvez utiliser l’application Perlego sur appareils iOS et Android pour lire à tout moment, n’importe où — même hors ligne. Parfait pour les trajets ou quand vous êtes en déplacement.
Veuillez noter que nous ne pouvons pas prendre en charge les appareils fonctionnant sous iOS 13 ou Android 7 ou versions antérieures. En savoir plus sur l’utilisation de l’application.
Oui, vous pouvez accéder à L' Histoire continue par Georges Duby en format PDF et/ou ePUB ainsi qu'à d'autres livres populaires dans Technik & Maschinenbau et Biographien der Naturwissenschaften & Technik. Nous disposons de plus d'un million d'ouvrages à découvrir dans notre catalogue.

VIII

La matière et l’esprit


Promu docteur, je me carrai presque aussitôt dans une chaire d’université, comme un seigneur, et d’autant plus confortablement que le fief se trouvait sur les confins, loin de Paris et de ses intrigues. J’aurais pu m’en tenir là, dans Aix-en-Provence, ville charmante où je rêvais depuis longtemps de m’établir, partager mon temps entre la chasse et les bains de mer, vivre en gentleman professeur : les exemples ne manquaient pas autour de moi. Ou bien remplir simplement ma fonction : enseigner. J’aime le faire. Une bonne bibliothèque, des étudiants agréables, quelques spécialistes éminents dans les disciplines voisines, tout proches et disposés au débat d’idées, un, puis deux, puis trois, puis dix assistants autour de moi, mes anciens élèves, enfin cet élan qui, en France, durant deux décennies glorieuses, soutint l’expansion des facultés des lettres avant que le déséquilibre interne et l’engorgement ne les fissent s’affaisser dans le marasme. Pourtant, je poursuivis l’enquête. Par penchant naturel, parce que je prends plaisir à écrire l’histoire. Parce que j’avais trente-trois ans et que la préparation de ma thèse, loin de m’avoir épuisé, avait échauffé mon ardeur. Mais aussi parce que je fus sollicité. Prend place ici nécessairement un éloge des éditeurs. Il en est de tout genre. Bien conseillés, certains m’ont stimulé, pressé de poursuivre, désigné des buts. Ils ont constamment secoué mon indolence.
Les commandes vinrent très vite, dès 1951, avant même l’achèvement de la thèse. La première peut-être, en tout cas la plus importante, me fut passée par Paul Lemerle, le grand historien de Byzance, qui, comme Perrin, savait allier à l’érudition la plus exigeante l’ouverture d’esprit la plus large, et dont l’amitié, inaugurée par l’offre qu’il me fit, m’encouragea tout au long de ma carrière. Il venait de prendre la direction d’une collection de manuels d’enseignement supérieur, comme il s’en crée périodiquement. Celle-ci offrait aux étudiants et à leurs maîtres de solides instruments de travail, utiles, et qui, dans cette intention, flanquaient d’un répertoire bibliographique et d’un choix de documents commentés un texte de synthèse présentant clairement, sans chamarrure excessive, l’état d’une grande question. Je fus invité à traiter sous cette forme de l’économie rurale dans l’Occident médiéval. Le projet m’excita. Il n’existait pas de précédent. Je n’avais pour appui que ma propre expérience, ce que j’avais appris en explorant un quartier très restreint de campagne et sur une courte durée. J’étais requis de sortir de cette étroitesse, de me déployer – et le brusque élargissement qui m’était imposé fut pour moi, en cette étape du cheminement, hautement bénéfique – d’embrasser du regard un champ immense, de considérer depuis le VIIIe et jusqu’au XVe siècle, et à travers l’Europe entière, le monde rural, c’est-à-dire en ce temps presque tout. Je dus lire, beaucoup lire. J’ai cité dans l’ouvrage six cent soixante-six publications dans les cinq langues qui m’étaient accessibles. Un critique, un professeur d’Oxford que j’avais sans doute irrité en célébrant trop haut les mérites des historiens économistes de Cambridge, affirma que je n’avais sûrement pas tout lu. Il se trompait. De fait, un travail de Romain. Entassant les fiches dans de nouvelles boîtes, je le poursuivis six années durant entre 1955 et 1961 sans effort, et même, je m’en souviens, dans une certaine allégresse. En effet, le livre que j’avais charge d’écrire était un livre de professeur, le produit direct d’un métier que j’exerçais joyeusement à la faculté d’Aix, et aussi à l’École normale de la rue d’Ulm où j’étais venu occuper, de moitié avec Jacques Le Goff, la place que Perrin laissait libre.
Cette fois, je ne partais pas seul à la découverte. Je n’avais pas comme pour la thèse, à extraire le matériau brut, à le façonner pour construire de toutes pièces un modèle. J’étais requis de rassembler les résultats du long travail mené en ordre dispersé par mes prédécesseurs et par mes compagnons de route, de comparer toutes ces contributions émiettées, de les ranger convenablement, traçant des perspectives, composant un panorama, et, bien sûr, d’y ajouter du mien, le fruit de mes propres réflexions, les hypothèses que me suggéraient mes lectures, enfin des informations complémentaires tirées directement des sources où je décidais d’aller moi-même puiser. Il me suffit en vérité pendant ces cinq années de conjoindre étroitement ce labeur à mon enseignement, comme je l’avais déjà fait lorsque je préparais mon « chef-d’œuvre » et comme je l’ai toujours fait depuis, de prendre l’objet même de cet ouvrage pour thème des deux exercices auxquels je me livrais chaque semaine devant mes étudiants : le cours magistral, la leçon, attaquant là une question par telle ou telle de ses faces et m’efforçant de lui donner une réponse simple et rigoureuse, et l’explication de textes, montrant ici comment s’interroger devant une charte, une photographie aérienne, une feuille de la carte d’état-major, une page d’un traité d’agronomie ou l’inventaire d’un domaine carolingien.
J’exécutai convenablement la commande, mais en toute liberté. Je demandai d’abord et obtins d’indiquer dans le titre de l’ouvrage que je ne m’en tiendrai pas à l’économie, que je présenterai aussi ce qu’avait été la « vie des campagnes », déclarant ainsi mon dessein : partir de l’économie comme d’un soubassement nécessaire pour atteindre ce que l’économie détermine en partie, mais en partie seulement, les relations de société. J’entendais aussi ne pas donner de conclusion à l’ouvrage. Lemerle résistait. Je tins bon car je voyais dans ce refus de conclure comme un manifeste, le signe que l’enquête demeurait ouverte et que, je le disais dans la préface, proposant une synthèse imparfaite, lacunaire, donc provisoire, j’attendais que le livre fût peu à peu détruit par ceux qui, l’utilisant, poussant plus loin, réduiraient ses insuffisances et corrigeraient ses bévues. Ce qui d’ailleurs s’est produit, les points faibles ne manquant pas. Faute de connaissances suffisantes en agronomie, mes suppositions relatives à l’évolution des rendements, au rôle de l’outillage, à la fonction des jachères, se sont vite révélées mal fondées, et je ne me pardonne pas d’avoir suggéré l’idée qu’une « révolution agricole » avait eu lieu en Europe au XIIe siècle.
Cette tentative pionnière, j’ose le dire, eut du moins le mérite de répondre aux curiosités et d’en susciter de nouvelles. Lemerle avait vu juste, c’était le moment de prendre pour sujet d’étude la ruralité. Dans le prolongement des recherches depuis longtemps engagées sur l’économie au Moyen Âge, le problème se posait maintenant du rapport entre villes et campagnes. D’une manière plus générale, on voyait autour de 1960 s’accentuer petit à petit en France le goût pour les choses de la terre. Dans ces années-là, en effet, s’accélérait la démolition de ce qui demeurait encore de la civilisation traditionnelle, et la nostalgie s’avivait du monde que nous perdions, ainsi que le désir d’en sauver la mémoire avant qu’il ne fût trop tard. Tandis que s’aménageaient les premiers conservatoires des « arts et traditions populaires », commençait à prendre corps, modestement, une archéologie toute nouvelle, qui ne se souciait plus seulement du monumental, mais avant tout de la « culture matérielle », et nous allions en Pologne nous initier à ses méthodes. Elle ouvrait chez nous ses premiers chantiers en milieu rural, sur l’emplacement des villages désertés, dans l’espoir de découvrir les vestiges d’un système d’exploitation et d’un mode d’existence quotidienne parmi les décombres, les débris de poteries, les clés rouillées, les déchets de très anciennes cuisines. Or la grande vague de désertion datait du Moyen Âge. Cette archéologie conquérante était principalement médiévale. S’ajoutait encore pour fixer de ce côté l’attention des chercheurs en sciences humaines le souci de mieux comprendre les premières étapes, sur fond paysan, de la croissance économique européenne afin d’aider le tiers monde, et spécialement les pays d’Afrique noire, à sortir du sous-développement. Entraient enfin en jeu pour stimuler nos curiosités en ce domaine les remous suscités par la décolonisation, la part amère que nous prenions alors au drame de l’Algérie et qui nous portait, comme pour venger l’honneur souillé par les tortures et les mensonges, à recueillir les débris des cultures écrasées, à nous demander si, dans l’Europe médiévale, les cultures paysannes n’avaient pas été elles aussi rabotées par l’orgueil et la cruauté des riches, des savants et des puissants. Cet ample mouvement, beaucoup d’historiens français le suivirent. Il m’emportait avec les autres. Mon livre tombait à pic. L’avoir écrit, et même avant qu’il ne fût publié, le seul fait de l’avoir préparé, me valait et me valut longtemps d’être rangé parmi les bons connaisseurs des sociétés paysannes.
En 1960, Fernand Braudel décidait de créer une nouvelle revue, Études rurales. Il l’implantait dans le laboratoire d’anthropologie sociale dirigé au Collège de France par Claude Lévi-Strauss et chargeait Isaac Chiva d’en coordonner la rédaction. Il me demanda d’en prendre la direction avec Daniel Faucher. Faucher était l’un des derniers représentants de la grande école de géographie française dont la fertilité procédait de la compénétration intime entre géographie humaine et géographie physique. Cette alliance, à ce moment même, se dénouait. Nous étions là pour tenter de sauver ce qui pouvait l’être, et nous voulions, dans les pages de cette revue, unir les géographes aux historiens, mais aussi aux anthropologues, aux économistes, aux sociologues, aux agronomes, convaincus que nous devions mettre en application, pour l’étude de ce champ immense, les campagnes et les paysanneries du monde, cette part du programme des Annales, de loin la plus féconde, appelant toutes les sciences de l’homme à coopérer. Nous les appelions à nous rejoindre et à travailler, de concert, comme elles le faisaient déjà pour l’étude d’une petite région française, l’Aubrac, au sein de l’enquête exemplaire que conduisait Georges-Henri Rivière.
Je reçus d’autres commandes, des États-Unis cette fois et d’Angleterre. On m’invitait à traiter des paysans du Moyen Âge dans des collections d’histoire économique générale. Je le fis sous forme brève dans la série que dirigeait Carlo Cipolla et amplement pour la World Economic History, vaste entreprise dont Charles Wilson assumait la responsabilité. J’avais alors pris de l’aisance. La synthèse que je venais d’écrire à l’instigation de Lemerle me servit de tremplin. Je me lançai. Je décrivis plus librement et avec plus de force, m’appuyant toujours, tout au fond, sur ce que j’avais acquis en préparant ma thèse de doctorat, le puissant élan de croissance qui fit se peupler l’Europe et s’édifier ses paysages. Ici, je décidai de prendre pleinement en compte l’économie d’échanges. L’étude de son développement fut le fil conducteur de l’ouvrage. Ce qui m’obligea à partir de plus haut, du VIIe siècle, du moment où se perçoivent les premiers frémissements d’une reprise, et à m’arrêter résolument à la fin du XIIe, en ce point chronologique où, comme je l’avais aperçu déjà en Mâconnais, se situe l’inflexion majeure, le vrai départ. Je m’appliquai à cerner la place de la monnaie, du commerce, des villes au sein de l’économie rurale, une place longtemps subalterne, étriquée, mais dont je pouvais apercevoir qu’elle s’élargissait passé l’an mil par l’effet d’un courant de vitalité exubérante dont le travail de paysans de plus en plus nombreux et de mieux en mieux équipés était la source. Je voyais le flux de richesses mobilisées, et que la fiscalité seigneuriale canalisait vers les demeures des riches, s’enfler, attiser chez les puissants le goût du faste et de la dépense, et préparer ainsi le démarrage, ce grand retournement par quoi s’inaugura dans toute l’Europe, au moment où en France on décidait de rebâtir les cathédrales et où se renforçait l’état monarchique, le temps des hommes d’affaires tandis que s’affirmait la domination de l’argent et que l’esprit de largesse reculait devant l’esprit de profit. La version française de cet essai fut publiée en 1973 avant l’édition anglaise sous le titre Guerriers et paysans. Un peu plus tard, je changeai de camp ; d’exécutant devenant maître de l’ouvrage, je passai à mon tour des commandes ; quand Edgar Faure, alors ministre de l’Agriculture, souhaita que vît le jour une Histoire de la France rurale, j’aidai un de ses collaborateurs, Armand Wallon, à en préparer la confection. Et comme l’intérêt pour les choses de la campagne demeurait vif, les volumes que nous confiâmes à des historiens, à des géographes et à des sociologues connurent un certain succès dans le public.
*
* *
Durant cette seconde étape de mon itinéraire scientifique, je m’occupai principalement d’histoire économique et ce fut alors que l’influence de la pensée marxiste agit le plus fortement sur ma façon de réfléchir sur le passé. En fait, j’étais disposé à l’accueillir.
Il suffit de parcourir n’importe lequel des ouvrages que j’ai publiés pour reconnaître de quel côté penche, comme dit l’autre, ma sensibilité. N’ayant jamais été stalinien, je n’éprouve pas le besoin de me racheter en vitupérant les communistes. Et ce ne sont pas seulement des affinités de caractère qui me lient à Rodney Hilton et aux historiens de Past and Present. Lorsque je commençai mes études universitaires, l’histoire ne s’était en rien démise de la fonction messianique qu’elle avait commencé d’assumer en Europe, très tôt, dès le XIIe siècle, alors qu’elle était encore au service d’une théologie, quand, frappés par le recul continu des friches, l’extension des agglomérations urbaines, l’enrichissement rapide des négociants et l’audace des bâtisseurs d’églises, les savants qui méditaient sur le cours des événements dans les enclos monastiques s’étaient peu à peu persuadés que le monde créé n’est pas si mauvais, que par l’effort des hommes il devient chaque jour plus radieux, et que le genre humain n’est pas entraîné comme à reculons, dans les sueurs et les angoisses, vers les gloires et les tourments de la surnature, mais qu’il va de l’avant, d’un pas assuré, sur les chemins de la terre. Se trouvait là le germe d’une croyance en un progrès matériel qu’il importe d’orienter afin qu’il conduise au bonheur. Ce germe, déposé durant la première phase de la croissance économique de l’Europe, mûrit et, quand débuta la seconde phase, au temps des Lumières, cette croyance s’épanouit, s’imposa. Elle demeurait vive dans les années trente. Nous la partagions et nous étions nombreux à chercher dans l’histoire les raisons d’annoncer, de préparer, de hâter, après les turbulences d’une mutation violente aux apparences de jugement dernier, l’avènement d’une société où n’existeraient plus ni classe, ni discorde, dont les membres vivraient désormais – bientôt – heureux et prospères, dans l’égalité parfaite que promettaient depuis des siècles aux déshérités d’antiques utopies paradisiaques.
On ne peut dire, certes, que les propositions de Karl Marx aient à cette époque beaucoup pesé sur les méthodes des historiens universitaires. Néanmoins, tous les programmes de la recherche historique se bâtissaient sur la notion de progrès. Sans doute, les hommes de ma génération, profondément marqués par ce qu’on leur avait raconté de la Grande Guerre, écœurés par cette nouvelle guerre aussi absurde, dont ils prévoyaient l’éclatement, et qui effectivement éclatait, les écrasait, n’étaient-ils plus aussi fermement convaincus que l’histoire a un sens. La « crise du progrès » était depuis longtemps déjà ouverte et nous en avions pris peu à peu conscience. J’avais lu Friedmann, j’avais lu Spengler sur le conseil d’Henri-Irénée Marrou. Cependant, les victoires de l’Armée Rouge, l’écho qui nous parvenait des combats de la Résistance et les espérances qui se levèrent dans les lendemains de la Libération avaient ranimé la flamme qui s’était allumée dans nos cœurs adolescents du temps du Front populaire et de la guerre d’Espagne. Les courants qui se réclamaient du marxisme s’amplifiaient. Tant qu’ils ne surent rien du Goulag, les plus généreux parmi les professeurs et les étudiants d’histoire furent attirés presque tous vers les extrémités de la gauche. Combien sont-ils en France, comptons-les, les historiens de qualité plus jeunes que moi de cinq ou dix ans, et pour cela épargnés par les désenchantements de l’entre-deux-guerres, qui n’ont pas ces années-là adhéré au parti communiste ?
Pour ma part, je n’allai pas jusqu’à prendre le marxisme pour une science, comme beaucoup de mes amis, comme Althusser. Mais, dans le cours des années soixante, je lus assidûment Althusser. Je fus saisi par la justesse de ses analyses, par leur force décapante. Elles dégageaient enfin la pensée marxienne de la gangue où la pratique politicienne l’avait enfermée. Je restai réticent devant l’abus du déterminisme et je n’acceptai pas de voir les flux de l’histoire enfermés dans un carcan nouveau, guindés dans la rigidité des « structures ». Mais Althusser me passionnait lorsqu’il désignait l’idéologie comme une illusion inéluctable au sein de toute formation sociale.
Je me méfie des théories. J’engage fortement mes confrères à s’en méfier. En Italie, dans ce pays où les historiens doivent à tout prix se ranger à droite ou à gauche, on me l’a durement reproché lorsque parurent les Dialogues avec Guy Lardreau, sous un titre il est vrai provoquant : Il sogno della storia. En fait, je professe que, pour ne pas biaiser le contenu des documents qu’il interroge, l’historien devrait les aborder affranchi de toute idée préconçue. Une telle liberté, je l’ai dit, est inaccessible. Et je sais bien que mes recherches, dès l’instant où je les entrepris, furent menées dans un cadre conceptuel. Ce cadre était construit sur mes premières expériences de géographe et sur la lecture des Annales, c’est-à-dire sur l’idée que la société est un système, dont tous les éléments, solidaires, s’articulent. Ce que m’apportait le marxisme n’en dérangeait pas sensiblement l’armature. Elle en fut au contraire très heureusement affinée. L...

Table des matières

  1. Couverture
  2. Titre
  3. Du même auteur
  4. Copyright
  5. I - Le choix
  6. II - Le patron
  7. III - Le matériau
  8. IV - Le traitement
  9. V - Lecture
  10. VI - Construction
  11. VII - La thèse
  12. VIII - La matière et l’esprit
  13. IX - Mentalités
  14. X - De l’art
  15. XI - Le Collège
  16. XII - Voyages
  17. XIII - Honneurs
  18. XIV - De la télévision
  19. XV - Le Maréchal
  20. XVI - Parentés
  21. XVII - Projets
  22. Table