
- 416 pages
- French
- ePUB (adapté aux mobiles)
- Disponible sur iOS et Android
eBook - ePub
Ă propos de ce livre
Claude Fischler interroge les racines de nos représentations, de nos goûts et de nos dégoûts alimentaires. Il décrit les mutations des modes de vie, l'invasion de la diététique, le souci croissant du corps et du poids, les révolutions de la haute cuisine et montre qu'à l'ùge de l'abondance nous sommes sans doute plus menacés par la cacophonie diététique ambiante que par ce que contiennent nos assiettes. Claude Fischler, sociologue, est chercheur au CNRS.
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Informations
DeuxiĂšme partie
Le changement et le mangeur moderne
6
Les voies du changement
La science ne peut-elle apprĂ©hender lâĂ©vĂ©nement autrement quâen le rĂ©duisant en Ă©lĂ©ment ?
Edgar Morin : « LâĂ©vĂ©nement », Communications, 18, 1972, p. 3.
Lâimmuable et le changeant
En 1938, Ă Tours, au cours dâun congrĂšs des historiens et des folkloristes français, Lucien Febvre mit en Ă©vidence lâexistence dâun certain nombre dâĂ©lĂ©ments fondamentaux dans les systĂšmes culinaires. Ces Ă©lĂ©ments lui semblaient figurer parmi les traits les plus solides, les plus permanents dâune culture, au sens oĂč ils paraissaient pouvoir rĂ©sister aux conquĂȘtes, Ă la colonisation, au changement social, aux rĂ©volutions techniques et mĂȘme, au moins pour un temps, aux effets de lâindustrialisation et de lâurbanisation. Ils paraissaient en somme relever de cette dimension du temps social et historique que Braudel devait appeler la « longue durĂ©e ». Febvre et ses collaborateurs donnĂšrent Ă ces Ă©lĂ©ments le nom de « fonds de cuisine » et se proposĂšrent dâentreprendre dâen dresser la carte de France. Parmi ces « fonds de cuisine » figuraient au premier rang les diffĂ©rents corps gras utilisĂ©s pour la cuisson des aliments. On sâattacha Ă rĂ©pertorier leur localisation gĂ©ographique. On conclut Ă leur grande stabilitĂ© et, en tout cas, Ă leur rĂŽle central dans leur contexte culinaire et culturel (Febvre, 1938). La carte des « fonds de cuisine » dressĂ©e par les historiens montrait lâexistence et la permanence imperturbable dâune France du beurre, dâune France du saindoux, dâune France de lâhuile dâolive, dâune France de la graisse dâoie, etc. Ainsi, la notion de « fonds de cuisine » nâest pas sans rappeler celle de « flavor principle » de E. Rozin, telle que nous lâavons dĂ©jĂ rencontrĂ©e dans un chapitre prĂ©cĂ©dent (cf. supra, chapitre 3). Dans les deux cas, un ou des Ă©lĂ©ments du systĂšme alimentaire sont perçus comme jouant un rĂŽle plus important que les autres dans la spĂ©cificitĂ©, la continuitĂ© et la stabilitĂ© du systĂšme.
Mais nous avons vu aussi que tout systĂšme culinaire, toute cuisine au sens large, se caractĂ©risent par bien autre chose que les Ă©lĂ©ments qui les composent, et notamment les relations entre ces Ă©lĂ©ments, mais aussi les rĂšgles qui gouvernent le choix, la prĂ©paration, la consommation des aliments. En tout Ă©tat de cause, tout se passe comme si, « fonds de cuisine » ou « flavor principles », certains Ă©lĂ©ments dans les systĂšmes culinaires avaient un rĂŽle plus dĂ©cisif que dâautres, comme sâils avaient une importance particuliĂšre dans la stabilitĂ© de la structure, comme sâils constituaient en fait des Ă©lĂ©ments « nodaux ».
ĂlĂ©ments ou structures : quelle que soit la prĂ©dominance, tout semble en place pour assurer la stabilitĂ©, la pĂ©rennitĂ©, peut-ĂȘtre lâimmuabilitĂ©. Les sociĂ©tĂ©s humaines ne sont-elles pas, Ă premiĂšre vue, des systĂšmes homĂ©ostatiques, fondĂ©s sur lâauto-perpĂ©tuation et la reproduction ? Les systĂšmes alimentaires, ancrĂ©s Ă la fois au biologique et au symbolique, ajustĂ©s aux impĂ©ratifs de lâadaptation, ne semblent pouvoir se caractĂ©riser que par leur continuitĂ© ou leur lente Ă©volution.
Or, on va le voir, ils changent, et de maniĂšre parfois imprĂ©visible. Lâimprobable, lâalĂ©atoire sont Ă la source de dĂ©veloppements nouveaux, de cours inattendus, de formes sans prĂ©cĂ©dents, bref : les systĂšmes alimentaires Ă©voluent.
La stabilitĂ© de certaines caractĂ©ristiques des pratiques alimentaires est bien attestĂ©e de tous cĂŽtĂ©s. Ainsi, les Ă©tudes ethnologiques sur les populations migrantes concourent Ă montrer que, aprĂšs lâarrivĂ©e dans une nouvelle sociĂ©tĂ©, les immigrants conservent dans une large mesure leur style alimentaire et culinaire. La persistance des traits culinaires semble plus forte et plus durable que celle dâautres caractĂ©ristiques culturelles pourtant capitales, comme lâhabillement, la pratique religieuse ou mĂȘme lâusage de la langue maternelle : les pratiques alimentaires seraient en fait les derniĂšres Ă disparaĂźtre lors de lâassimilation totale (Calvo, 1982). Certaines de ces pratiques ne font pas que persister : elles acquiĂšrent une place encore plus importante dans la sociĂ©tĂ© dâaccueil. Elles se voient confĂ©rer par ceux qui les portent une signification considĂ©rable, qui dĂ©passe celle quâelles pouvaient avoir dans la culture et le pays dâorigine. Certains plats, par exemple, deviennent des « plats-totem » (Calvo, 1982) : on leur attribue dĂ©sormais un rĂŽle symbolique tout Ă fait particulier, qui en fait en somme une clĂ© de lâidentitĂ© et non plus seulement les « marqueurs » de certaines occasions, festives, rituelles ou religieuses, comme dans la sociĂ©tĂ© dâorigine. Les « plats-totem », qui sont lâoccasion de la remĂ©moration et de lâĂ©motion, deviennent aussi des « marqueurs » de la spĂ©cificitĂ© et de la diffĂ©rence. Ils servent aussi Ă la transmission dâun mĂȘme patrimoine dâappartenance qui servira plus tard Ă son tour Ă la remĂ©moration Ă©mue pour la gĂ©nĂ©ration suivante.
On attribue, me dit-on, Ă Miguel de Unamuño une forte pensĂ©e qui, authentique ou apocryphe, traduit toute lâimportance identitaire que peuvent revĂȘtir ces « fonds », ici les corps gras, dans la cuisine et la culture : « Le monde est divisĂ© en deux parties dont la frontiĂšre passe aux environs de la Loire. Au Sud vivent de petits hommes bruns qui mangent de lâhuile dâolive ; ce sont des dieux. Au Nord de grands hommes blonds, qui mangent du beurre ; ce sont des Esquimaux. » Pour Alexandre le Grand, dit-on, le beurre Ă©tait une nourriture de gardiens de troupeaux barbares. Les oppositions rĂ©gionales ou nationales entre consommations-types ont frĂ©quemment Ă©tĂ© mises Ă contribution, y compris par les sciences humaines : nâoppose-t-on pas constamment les pays de biĂšre et ceux de vin, les mangeurs de pain et les mangeurs de bouillie, le maĂŻs et le froment, le bĆuf et le porc ? Il nây a donc rien dâĂ©tonnant, a priori, dans la stabilitĂ© de ces usages ou « fonds » culinaires : nous avons dĂ©jĂ vu que la cuisine est liĂ©e Ă©troitement Ă lâidentitĂ©, individuelle et collective. En toute logique, un trait culturel liĂ© Ă lâidentitĂ© ne saurait ĂȘtre trop fluctuant, sous peine de laisser lâidentitĂ© se dissoudre.
Le systĂšme alimentaire dâun peuple semble souvent rĂ©sister au changement, lui opposer de lâinertie ou du refus. De lâintroduction parfois difficile de la pomme de terre aux tentatives infructueuses pour « rationaliser » les pratiques alimentaires de certaines populations, on pourrait occuper une bibliothĂšque entiĂšre Ă la compilation des exemples divers dans lesquels les mĆurs alimentaires ont fait preuve dâune continuitĂ© ou dâune stabilitĂ© entĂȘtĂ©e, contre les innovations et les tentatives volontaristes : introductions de variĂ©tĂ©s et de technologies nouvelles, influences culturelles et sociales Ă lâoccasion de migrations ou de mutations politiques et historiques, programmes volontaristes de modification et dâĂ©ducation des mĆurs alimentaires, etc. Ă la fin du XIXe siĂšcle, par exemple, les rĂ©formateurs Ă©clairĂ©s de la New England Kitchen voulurent rationaliser les pratiques alimentaires de la classe ouvriĂšre amĂ©ricaine, quâils jugeaient, Ă la lumiĂšre de la science nutritionnelle naissante, diĂ©tĂ©tiquement et Ă©conomiquement inadĂ©quates : ils se heurtĂšrent Ă des rĂ©sistances inattendues de la part des groupes ethniques (Italiens, Irlandais, Allemands, etc.) qui la composaient, chacun opposant Ă lâalimentation « scientifique » proposĂ©e ses grammaires et ses prĂ©fĂ©rences culinaires propres. Les Anglo-Saxons rejetaient avec mĂ©pris les ragoĂ»ts Ă©conomiques proposĂ©s par les zĂ©lateurs de lâalimentation rationnelle : ils prĂ©fĂ©raient les steaks Ă ces plats, quâils qualifiaient de pigwash (« lavasse Ă cochon »). Les Italiens regardaient avec dĂ©goĂ»t les baked beans bostoniens et autres prĂ©parations locales ethnocentriquement prĂŽnĂ©es par les rĂ©formateurs. En fin de compte, les pratiques alimentaires de « la » classe ouvriĂšre amĂ©ricaine restĂšrent totalement inchangĂ©es. En revanche, lâentreprise eut des consĂ©quences fondamentales Ă long terme sur lâalimentation des classes moyennes aux Ătats-Unis : les rĂ©formateurs de la New England Kitchen essaimĂšrent en effet dans les universitĂ©s amĂ©ricaines oĂč ils furent Ă lâorigine de la crĂ©ation de dĂ©partements de Home Economics, dont lâinfluence reste considĂ©rable aujourdâhui encore, puisquâils forment notamment les professionnels de la diĂ©tĂ©tique (Levenstein, 1980 ; Levenstein, 1988).
Dans le Tiers-Monde, dâinnombrables programmes de rĂ©forme nutritionnelle (certains dâailleurs menĂ©s par des Home Economists), destinĂ©s Ă amĂ©liorer la situation alimentaire de populations menacĂ©es, ont Ă©chouĂ© totalement ou en partie parce quâils se heurtaient aux prescriptions/prohibitions religieuses ou quâils posaient des problĂšmes de compatibilitĂ© avec les catĂ©gories culinaires locales. Longtemps, les Ă©checs de ces programmes ont Ă©tĂ© attribuĂ©s aux « superstitions », aux « prĂ©jugĂ©s », à « lâignorance » des populations locales : il sâagissait en fait davantage dâune ignorance des intervenants qui, mĂ©connaissant le poids de la culture sur lâalimentation, privilĂ©giaient de maniĂšre exclusive les aspects biochimiques et nutritionnels et pensaient naĂŻvement pouvoir imposer de maniĂšre volontariste, comme par dĂ©cret, une nouvelle façon de se nourrir.
Ainsi, le « conservatisme » ou la nĂ©ophobie semble bien, de prime abord, constituer un trait fondamental des systĂšmes alimentaires, qui tendent apparemment Ă se reproduire et Ă se perpĂ©tuer en tenant Ă lâĂ©cart lâinnovation ou lâĂ©trangetĂ©. Et pourtant, simultanĂ©ment et symĂ©triquement, il faut bien constater que les pratiques alimentaires, les systĂšmes culinaires et les Ă©lĂ©ments quâils contiennent, en particulier les aliments consommĂ©s, changent, dans des proportions considĂ©rables et parfois trĂšs vite.
Nous avons tendance Ă surestimer la pĂ©rennitĂ© de nos pratiques alimentaires. Il nous semble aujourdâhui que certains aliments ont toujours Ă©tĂ© au centre de notre rĂ©gime. Mais une fraction importante de ceux que nous consommons couramment Ă©taient parfaitement inconnus dans notre culture il y a cent ou deux cents ans. Il est par exemple difficile dâimaginer la cuisine du Bassin mĂ©diterranĂ©en sans la tomate. Et pourtant, il sâagit dâune plante amĂ©ricaine, ramenĂ©e Ă la fin du XVIe siĂšcle par les dĂ©couvreurs du Nouveau Monde, et qui ne sâest guĂšre imposĂ©e en Europe mĂ©ridionale que vers la seconde moitiĂ© du XVIIIe siĂšcle. Le haricot, pourtant apparemment prĂ©sent dans les menus europĂ©ens de toute Ă©ternitĂ©, est lui aussi une plante amĂ©ricaine : il a remplacĂ© dans les assiettes europĂ©ennes la dolique-mongette, Vigna unguiculata, vieille plante africaine (Barrau, 1983). Avant lui, les cassoulets « authentiques » ne pouvaient donc ĂȘtre que de fĂšves ou de mongettes. Le lĂ©gume le plus utilisĂ© dans la cuisine provençale au Moyen Ăge semble avoir Ă©té⊠le chou (Stouff, 1970). Quant Ă la pomme de terre, elle a certes mis trois cents ans Ă sâimposer, mais au XIXe siĂšcle elle a fini par triompher (Salaman, 1985 [1949]).
En fait, rien dans lâalimentation humaine ne peut Ă©chapper en fin de compte Ă la logique du changement et de la vicariance : lâadoption des cĂ©rĂ©ales est liĂ©e Ă la rĂ©volution nĂ©olithique il y a une dizaine de milliers dâannĂ©es et Ă lâarrivĂ©e de variĂ©tĂ©s en provenance du Moyen-Orient. La poule est lointainement originaire dâInde. Le maĂŻs, la tomate, le poivron, la plupart des cucurbitacĂ©es, la dinde proviennent dâAmĂ©rique. La pomme de terre, originaire dâAmĂ©rique du Sud, a dâabord Ă©tĂ© acclimatĂ©e en Europe, avant dâĂȘtre rĂ©introduite en AmĂ©rique du NordâŠ
Historiquement, le temps social du changement sâest accĂ©lĂ©rĂ© au XIXe siĂšcle, dâabord parce que, aprĂšs 1850, la plupart des peuples dâEurope occidentale, grĂące aux progrĂšs de lâagriculture, se hissĂšrent au-dessus du seuil de famine1 (Aymard, non datĂ©), mais aussi parce que des changements qualitatifs sont intervenus, liĂ©s Ă lâurbanisation, Ă la technologie et au commerce, avec notamment la large diffusion de produits comme le sucre, le cafĂ©, le chocolat.
Mais tout ceci nâest rien Ă cĂŽtĂ© de la vitesse Ă laquelle les consommations et les comportements alimentaires changent dans la pĂ©riode contemporaine la plus rĂ©cente. Câest en dĂ©cennies, en annĂ©es, bientĂŽt peut-ĂȘtre en mois, quâil faut mesurer la durĂ©e des phĂ©nomĂšnes en jeu. Des produits comme le maĂŻs en grains ou lâavocat Ă©taient littĂ©ralement inconnus en France il y a trois dĂ©cennies, alors quâils sont aujourdâhui banals sur les linĂ©aires des grandes surfaces. Le yoghourt, vendu en pharmacie avant-guerre, est devenu un produit de base avec lâavĂšnement des grandes surfaces dans les annĂ©es soixante (cf. infra, chapitre 7). Le kiwi, en quelques annĂ©es seulement, sâest imposĂ© au consommateur français, au point quâil est aujourdâhui cultivĂ© dans lâhexagone mĂȘme. La consommation des cĂ©rĂ©ales de petit dĂ©jeuner, mets typiquement anglo-saxon, Ă©tait minuscule en France jusquâaux annĂ©es quatre-vingt. Les Ă©tudes de marketing montrent quâune grande partie des consommateurs de ce produit (la marque Kellogg est pourtant en vente en France depuis 1935) en ignorent en fait le mode dâemploi : 40 % sâobstinent Ă le servir avec du lait chaud, ce qui paraĂźt une aberration intolĂ©rable aux yeux des Anglo-Saxons2. Pourtant, dans les annĂ©es quatre-vingt, la consommation de cĂ©rĂ©ales de petit dĂ©jeuner sâest mise soudain Ă croĂźtre en France de 25 % par an. Le Coca-Cola dans les annĂ©es cinquante, le ketchup beaucoup plus tard (en 1989, une publicitĂ© pour une marque française cherchait Ă le prĂ©senter comme indispensable sur toute table au mĂȘme titre que le sel, le poivre et la moutarde) sâĂ©taient auparavant imposĂ©s en France malgrĂ© la rigiditĂ© et la complexitĂ© de la culture culinaire locale.
Il y a plus : on connaĂźt nombre de cas dans lesquels des sociĂ©tĂ©s dites traditionnelles, mises au contact de la culture occidentale, adoptent trĂšs rapidement certains produits et certaines habitudes de consommation propres Ă cette culture. Les Eskimos dâAlaska ont modifiĂ© trĂšs rapidement leurs pratiques alimentaires. Les mĆurs alimentaires japonaises changent beaucoup depuis quelques dĂ©cennies (augmentation de la consommation de viande et de matiĂšres grasses, de cafĂ©, des cĂ©rĂ©ales autres que le riz, etc.), au point dâentraĂźner des effets divers sur la santĂ© publique (Cobbi, 1989).
Quâen est-il alors des « fonds de cuisine » ? Des travaux rĂ©cents conduisent Ă relativiser la notion, ou en tout cas à « lâhistoriciser » davantage. ConsidĂ©rons les corps gras, puisque câĂ©tait en 1938 le cheval de bataille de Lucien Febvre. Ainsi, une Ă©tude sur lâalimentation en Provence aux XIVe et XVe siĂšcles remet sĂ©rieusement en question lâidĂ©e dâune pĂ©rennitĂ© absolue des choix alimentaires rĂ©gionaux en ce domaine, puisque le lard semble beaucoup plus frĂ©quent que lâhuile dâolive (Stouff, 1970 ; Flandrin, 1983 ; Flandrin, 1986). On p...
Table des matiĂšres
- Couverture
- Titre
- Du mĂȘme auteur aux Ă©ditions Odile Jacob
- Copyright
- Dédicace
- Sommaire
- Remerciements
- Mangeur éternel et mangeur moderne
- PremiÚre partie - Le mangeur éternel
- DeuxiĂšme partie - Le changement et le mangeur moderne
- TroisiĂšme partie - Le corps du mangeur
- Saveur et savoir
- Bibliographie
- Index