L' Homnivore
eBook - ePub

L' Homnivore

Sur les fondamentaux de la biologie et de la philosophie

  1. 416 pages
  2. French
  3. ePUB (adapté aux mobiles)
  4. Disponible sur iOS et Android
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L' Homnivore

Sur les fondamentaux de la biologie et de la philosophie

À propos de ce livre

Claude Fischler interroge les racines de nos représentations, de nos goûts et de nos dégoûts alimentaires. Il décrit les mutations des modes de vie, l'invasion de la diététique, le souci croissant du corps et du poids, les révolutions de la haute cuisine et montre qu'à l'ùge de l'abondance nous sommes sans doute plus menacés par la cacophonie diététique ambiante que par ce que contiennent nos assiettes. Claude Fischler, sociologue, est chercheur au CNRS.

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Informations

Éditeur
Odile Jacob
Année
1990
Imprimer l'ISBN
9782738101013
ISBN de l'eBook
9782738175991
Sujet
Art

DeuxiĂšme partie

Le changement et le mangeur moderne



6

Les voies du changement


La science ne peut-elle apprĂ©hender l’évĂ©nement autrement qu’en le rĂ©duisant en Ă©lĂ©ment ?
Edgar Morin : « L’évĂ©nement », Communications, 18, 1972, p. 3.

L’immuable et le changeant

En 1938, Ă  Tours, au cours d’un congrĂšs des historiens et des folkloristes français, Lucien Febvre mit en Ă©vidence l’existence d’un certain nombre d’élĂ©ments fondamentaux dans les systĂšmes culinaires. Ces Ă©lĂ©ments lui semblaient figurer parmi les traits les plus solides, les plus permanents d’une culture, au sens oĂč ils paraissaient pouvoir rĂ©sister aux conquĂȘtes, Ă  la colonisation, au changement social, aux rĂ©volutions techniques et mĂȘme, au moins pour un temps, aux effets de l’industrialisation et de l’urbanisation. Ils paraissaient en somme relever de cette dimension du temps social et historique que Braudel devait appeler la « longue durĂ©e ». Febvre et ses collaborateurs donnĂšrent Ă  ces Ă©lĂ©ments le nom de « fonds de cuisine » et se proposĂšrent d’entreprendre d’en dresser la carte de France. Parmi ces « fonds de cuisine » figuraient au premier rang les diffĂ©rents corps gras utilisĂ©s pour la cuisson des aliments. On s’attacha Ă  rĂ©pertorier leur localisation gĂ©ographique. On conclut Ă  leur grande stabilitĂ© et, en tout cas, Ă  leur rĂŽle central dans leur contexte culinaire et culturel (Febvre, 1938). La carte des « fonds de cuisine » dressĂ©e par les historiens montrait l’existence et la permanence imperturbable d’une France du beurre, d’une France du saindoux, d’une France de l’huile d’olive, d’une France de la graisse d’oie, etc. Ainsi, la notion de « fonds de cuisine » n’est pas sans rappeler celle de « flavor principle » de E. Rozin, telle que nous l’avons dĂ©jĂ  rencontrĂ©e dans un chapitre prĂ©cĂ©dent (cf. supra, chapitre 3). Dans les deux cas, un ou des Ă©lĂ©ments du systĂšme alimentaire sont perçus comme jouant un rĂŽle plus important que les autres dans la spĂ©cificitĂ©, la continuitĂ© et la stabilitĂ© du systĂšme.
Mais nous avons vu aussi que tout systĂšme culinaire, toute cuisine au sens large, se caractĂ©risent par bien autre chose que les Ă©lĂ©ments qui les composent, et notamment les relations entre ces Ă©lĂ©ments, mais aussi les rĂšgles qui gouvernent le choix, la prĂ©paration, la consommation des aliments. En tout Ă©tat de cause, tout se passe comme si, « fonds de cuisine » ou « flavor principles », certains Ă©lĂ©ments dans les systĂšmes culinaires avaient un rĂŽle plus dĂ©cisif que d’autres, comme s’ils avaient une importance particuliĂšre dans la stabilitĂ© de la structure, comme s’ils constituaient en fait des Ă©lĂ©ments « nodaux ».
ÉlĂ©ments ou structures : quelle que soit la prĂ©dominance, tout semble en place pour assurer la stabilitĂ©, la pĂ©rennitĂ©, peut-ĂȘtre l’immuabilitĂ©. Les sociĂ©tĂ©s humaines ne sont-elles pas, Ă  premiĂšre vue, des systĂšmes homĂ©ostatiques, fondĂ©s sur l’auto-perpĂ©tuation et la reproduction ? Les systĂšmes alimentaires, ancrĂ©s Ă  la fois au biologique et au symbolique, ajustĂ©s aux impĂ©ratifs de l’adaptation, ne semblent pouvoir se caractĂ©riser que par leur continuitĂ© ou leur lente Ă©volution.
Or, on va le voir, ils changent, et de maniĂšre parfois imprĂ©visible. L’improbable, l’alĂ©atoire sont Ă  la source de dĂ©veloppements nouveaux, de cours inattendus, de formes sans prĂ©cĂ©dents, bref : les systĂšmes alimentaires Ă©voluent.
La stabilitĂ© de certaines caractĂ©ristiques des pratiques alimentaires est bien attestĂ©e de tous cĂŽtĂ©s. Ainsi, les Ă©tudes ethnologiques sur les populations migrantes concourent Ă  montrer que, aprĂšs l’arrivĂ©e dans une nouvelle sociĂ©tĂ©, les immigrants conservent dans une large mesure leur style alimentaire et culinaire. La persistance des traits culinaires semble plus forte et plus durable que celle d’autres caractĂ©ristiques culturelles pourtant capitales, comme l’habillement, la pratique religieuse ou mĂȘme l’usage de la langue maternelle : les pratiques alimentaires seraient en fait les derniĂšres Ă  disparaĂźtre lors de l’assimilation totale (Calvo, 1982). Certaines de ces pratiques ne font pas que persister : elles acquiĂšrent une place encore plus importante dans la sociĂ©tĂ© d’accueil. Elles se voient confĂ©rer par ceux qui les portent une signification considĂ©rable, qui dĂ©passe celle qu’elles pouvaient avoir dans la culture et le pays d’origine. Certains plats, par exemple, deviennent des « plats-totem » (Calvo, 1982) : on leur attribue dĂ©sormais un rĂŽle symbolique tout Ă  fait particulier, qui en fait en somme une clĂ© de l’identitĂ© et non plus seulement les « marqueurs » de certaines occasions, festives, rituelles ou religieuses, comme dans la sociĂ©tĂ© d’origine. Les « plats-totem », qui sont l’occasion de la remĂ©moration et de l’émotion, deviennent aussi des « marqueurs » de la spĂ©cificitĂ© et de la diffĂ©rence. Ils servent aussi Ă  la transmission d’un mĂȘme patrimoine d’appartenance qui servira plus tard Ă  son tour Ă  la remĂ©moration Ă©mue pour la gĂ©nĂ©ration suivante.
On attribue, me dit-on, Ă  Miguel de Unamuño une forte pensĂ©e qui, authentique ou apocryphe, traduit toute l’importance identitaire que peuvent revĂȘtir ces « fonds », ici les corps gras, dans la cuisine et la culture : « Le monde est divisĂ© en deux parties dont la frontiĂšre passe aux environs de la Loire. Au Sud vivent de petits hommes bruns qui mangent de l’huile d’olive ; ce sont des dieux. Au Nord de grands hommes blonds, qui mangent du beurre ; ce sont des Esquimaux. » Pour Alexandre le Grand, dit-on, le beurre Ă©tait une nourriture de gardiens de troupeaux barbares. Les oppositions rĂ©gionales ou nationales entre consommations-types ont frĂ©quemment Ă©tĂ© mises Ă  contribution, y compris par les sciences humaines : n’oppose-t-on pas constamment les pays de biĂšre et ceux de vin, les mangeurs de pain et les mangeurs de bouillie, le maĂŻs et le froment, le bƓuf et le porc ? Il n’y a donc rien d’étonnant, a priori, dans la stabilitĂ© de ces usages ou « fonds » culinaires : nous avons dĂ©jĂ  vu que la cuisine est liĂ©e Ă©troitement Ă  l’identitĂ©, individuelle et collective. En toute logique, un trait culturel liĂ© Ă  l’identitĂ© ne saurait ĂȘtre trop fluctuant, sous peine de laisser l’identitĂ© se dissoudre.
Le systĂšme alimentaire d’un peuple semble souvent rĂ©sister au changement, lui opposer de l’inertie ou du refus. De l’introduction parfois difficile de la pomme de terre aux tentatives infructueuses pour « rationaliser » les pratiques alimentaires de certaines populations, on pourrait occuper une bibliothĂšque entiĂšre Ă  la compilation des exemples divers dans lesquels les mƓurs alimentaires ont fait preuve d’une continuitĂ© ou d’une stabilitĂ© entĂȘtĂ©e, contre les innovations et les tentatives volontaristes : introductions de variĂ©tĂ©s et de technologies nouvelles, influences culturelles et sociales Ă  l’occasion de migrations ou de mutations politiques et historiques, programmes volontaristes de modification et d’éducation des mƓurs alimentaires, etc. À la fin du XIXe siĂšcle, par exemple, les rĂ©formateurs Ă©clairĂ©s de la New England Kitchen voulurent rationaliser les pratiques alimentaires de la classe ouvriĂšre amĂ©ricaine, qu’ils jugeaient, Ă  la lumiĂšre de la science nutritionnelle naissante, diĂ©tĂ©tiquement et Ă©conomiquement inadĂ©quates : ils se heurtĂšrent Ă  des rĂ©sistances inattendues de la part des groupes ethniques (Italiens, Irlandais, Allemands, etc.) qui la composaient, chacun opposant Ă  l’alimentation « scientifique » proposĂ©e ses grammaires et ses prĂ©fĂ©rences culinaires propres. Les Anglo-Saxons rejetaient avec mĂ©pris les ragoĂ»ts Ă©conomiques proposĂ©s par les zĂ©lateurs de l’alimentation rationnelle : ils prĂ©fĂ©raient les steaks Ă  ces plats, qu’ils qualifiaient de pigwash (« lavasse Ă  cochon »). Les Italiens regardaient avec dĂ©goĂ»t les baked beans bostoniens et autres prĂ©parations locales ethnocentriquement prĂŽnĂ©es par les rĂ©formateurs. En fin de compte, les pratiques alimentaires de « la » classe ouvriĂšre amĂ©ricaine restĂšrent totalement inchangĂ©es. En revanche, l’entreprise eut des consĂ©quences fondamentales Ă  long terme sur l’alimentation des classes moyennes aux États-Unis : les rĂ©formateurs de la New England Kitchen essaimĂšrent en effet dans les universitĂ©s amĂ©ricaines oĂč ils furent Ă  l’origine de la crĂ©ation de dĂ©partements de Home Economics, dont l’influence reste considĂ©rable aujourd’hui encore, puisqu’ils forment notamment les professionnels de la diĂ©tĂ©tique (Levenstein, 1980 ; Levenstein, 1988).
Dans le Tiers-Monde, d’innombrables programmes de rĂ©forme nutritionnelle (certains d’ailleurs menĂ©s par des Home Economists), destinĂ©s Ă  amĂ©liorer la situation alimentaire de populations menacĂ©es, ont Ă©chouĂ© totalement ou en partie parce qu’ils se heurtaient aux prescriptions/prohibitions religieuses ou qu’ils posaient des problĂšmes de compatibilitĂ© avec les catĂ©gories culinaires locales. Longtemps, les Ă©checs de ces programmes ont Ă©tĂ© attribuĂ©s aux « superstitions », aux « prĂ©jugĂ©s », Ă  « l’ignorance » des populations locales : il s’agissait en fait davantage d’une ignorance des intervenants qui, mĂ©connaissant le poids de la culture sur l’alimentation, privilĂ©giaient de maniĂšre exclusive les aspects biochimiques et nutritionnels et pensaient naĂŻvement pouvoir imposer de maniĂšre volontariste, comme par dĂ©cret, une nouvelle façon de se nourrir.
Ainsi, le « conservatisme » ou la nĂ©ophobie semble bien, de prime abord, constituer un trait fondamental des systĂšmes alimentaires, qui tendent apparemment Ă  se reproduire et Ă  se perpĂ©tuer en tenant Ă  l’écart l’innovation ou l’étrangetĂ©. Et pourtant, simultanĂ©ment et symĂ©triquement, il faut bien constater que les pratiques alimentaires, les systĂšmes culinaires et les Ă©lĂ©ments qu’ils contiennent, en particulier les aliments consommĂ©s, changent, dans des proportions considĂ©rables et parfois trĂšs vite.
Nous avons tendance Ă  surestimer la pĂ©rennitĂ© de nos pratiques alimentaires. Il nous semble aujourd’hui que certains aliments ont toujours Ă©tĂ© au centre de notre rĂ©gime. Mais une fraction importante de ceux que nous consommons couramment Ă©taient parfaitement inconnus dans notre culture il y a cent ou deux cents ans. Il est par exemple difficile d’imaginer la cuisine du Bassin mĂ©diterranĂ©en sans la tomate. Et pourtant, il s’agit d’une plante amĂ©ricaine, ramenĂ©e Ă  la fin du XVIe siĂšcle par les dĂ©couvreurs du Nouveau Monde, et qui ne s’est guĂšre imposĂ©e en Europe mĂ©ridionale que vers la seconde moitiĂ© du XVIIIe siĂšcle. Le haricot, pourtant apparemment prĂ©sent dans les menus europĂ©ens de toute Ă©ternitĂ©, est lui aussi une plante amĂ©ricaine : il a remplacĂ© dans les assiettes europĂ©ennes la dolique-mongette, Vigna unguiculata, vieille plante africaine (Barrau, 1983). Avant lui, les cassoulets « authentiques » ne pouvaient donc ĂȘtre que de fĂšves ou de mongettes. Le lĂ©gume le plus utilisĂ© dans la cuisine provençale au Moyen Âge semble avoir Ă©té  le chou (Stouff, 1970). Quant Ă  la pomme de terre, elle a certes mis trois cents ans Ă  s’imposer, mais au XIXe siĂšcle elle a fini par triompher (Salaman, 1985 [1949]).
En fait, rien dans l’alimentation humaine ne peut Ă©chapper en fin de compte Ă  la logique du changement et de la vicariance : l’adoption des cĂ©rĂ©ales est liĂ©e Ă  la rĂ©volution nĂ©olithique il y a une dizaine de milliers d’annĂ©es et Ă  l’arrivĂ©e de variĂ©tĂ©s en provenance du Moyen-Orient. La poule est lointainement originaire d’Inde. Le maĂŻs, la tomate, le poivron, la plupart des cucurbitacĂ©es, la dinde proviennent d’AmĂ©rique. La pomme de terre, originaire d’AmĂ©rique du Sud, a d’abord Ă©tĂ© acclimatĂ©e en Europe, avant d’ĂȘtre rĂ©introduite en AmĂ©rique du Nord

Historiquement, le temps social du changement s’est accĂ©lĂ©rĂ© au XIXe siĂšcle, d’abord parce que, aprĂšs 1850, la plupart des peuples d’Europe occidentale, grĂące aux progrĂšs de l’agriculture, se hissĂšrent au-dessus du seuil de famine1 (Aymard, non datĂ©), mais aussi parce que des changements qualitatifs sont intervenus, liĂ©s Ă  l’urbanisation, Ă  la technologie et au commerce, avec notamment la large diffusion de produits comme le sucre, le cafĂ©, le chocolat.
Mais tout ceci n’est rien Ă  cĂŽtĂ© de la vitesse Ă  laquelle les consommations et les comportements alimentaires changent dans la pĂ©riode contemporaine la plus rĂ©cente. C’est en dĂ©cennies, en annĂ©es, bientĂŽt peut-ĂȘtre en mois, qu’il faut mesurer la durĂ©e des phĂ©nomĂšnes en jeu. Des produits comme le maĂŻs en grains ou l’avocat Ă©taient littĂ©ralement inconnus en France il y a trois dĂ©cennies, alors qu’ils sont aujourd’hui banals sur les linĂ©aires des grandes surfaces. Le yoghourt, vendu en pharmacie avant-guerre, est devenu un produit de base avec l’avĂšnement des grandes surfaces dans les annĂ©es soixante (cf. infra, chapitre 7). Le kiwi, en quelques annĂ©es seulement, s’est imposĂ© au consommateur français, au point qu’il est aujourd’hui cultivĂ© dans l’hexagone mĂȘme. La consommation des cĂ©rĂ©ales de petit dĂ©jeuner, mets typiquement anglo-saxon, Ă©tait minuscule en France jusqu’aux annĂ©es quatre-vingt. Les Ă©tudes de marketing montrent qu’une grande partie des consommateurs de ce produit (la marque Kellogg est pourtant en vente en France depuis 1935) en ignorent en fait le mode d’emploi : 40 % s’obstinent Ă  le servir avec du lait chaud, ce qui paraĂźt une aberration intolĂ©rable aux yeux des Anglo-Saxons2. Pourtant, dans les annĂ©es quatre-vingt, la consommation de cĂ©rĂ©ales de petit dĂ©jeuner s’est mise soudain Ă  croĂźtre en France de 25 % par an. Le Coca-Cola dans les annĂ©es cinquante, le ketchup beaucoup plus tard (en 1989, une publicitĂ© pour une marque française cherchait Ă  le prĂ©senter comme indispensable sur toute table au mĂȘme titre que le sel, le poivre et la moutarde) s’étaient auparavant imposĂ©s en France malgrĂ© la rigiditĂ© et la complexitĂ© de la culture culinaire locale.
Il y a plus : on connaĂźt nombre de cas dans lesquels des sociĂ©tĂ©s dites traditionnelles, mises au contact de la culture occidentale, adoptent trĂšs rapidement certains produits et certaines habitudes de consommation propres Ă  cette culture. Les Eskimos d’Alaska ont modifiĂ© trĂšs rapidement leurs pratiques alimentaires. Les mƓurs alimentaires japonaises changent beaucoup depuis quelques dĂ©cennies (augmentation de la consommation de viande et de matiĂšres grasses, de cafĂ©, des cĂ©rĂ©ales autres que le riz, etc.), au point d’entraĂźner des effets divers sur la santĂ© publique (Cobbi, 1989).
Qu’en est-il alors des « fonds de cuisine » ? Des travaux rĂ©cents conduisent Ă  relativiser la notion, ou en tout cas Ă  « l’historiciser » davantage. ConsidĂ©rons les corps gras, puisque c’était en 1938 le cheval de bataille de Lucien Febvre. Ainsi, une Ă©tude sur l’alimentation en Provence aux XIVe et XVe siĂšcles remet sĂ©rieusement en question l’idĂ©e d’une pĂ©rennitĂ© absolue des choix alimentaires rĂ©gionaux en ce domaine, puisque le lard semble beaucoup plus frĂ©quent que l’huile d’olive (Stouff, 1970 ; Flandrin, 1983 ; Flandrin, 1986). On p...

Table des matiĂšres

  1. Couverture
  2. Titre
  3. Du mĂȘme auteur aux Ă©ditions Odile Jacob
  4. Copyright
  5. Dédicace
  6. Sommaire
  7. Remerciements
  8. Mangeur éternel et mangeur moderne
  9. PremiÚre partie - Le mangeur éternel
  10. DeuxiĂšme partie - Le changement et le mangeur moderne
  11. TroisiĂšme partie - Le corps du mangeur
  12. Saveur et savoir
  13. Bibliographie
  14. Index