Mémoires
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Mémoires

  1. 288 pages
  2. French
  3. ePUB (adapté aux mobiles)
  4. Disponible sur iOS et Android
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Mémoires

À propos de ce livre

« Les derniers mois de sa vie, Roger passa toutes ses matinées à écrire sans désemparer. Il est mort heureux. Et moi, qui faillis partager cette mort, je contemple son livre, avec l'idée que s'en dégage un destin. » Claire QuilliotPetit-fils de mineurs et de paysans du Pas-de-Calais, fils d'instituteurs, Roger Quilliot devint professeur agrégé et le meilleur spécialiste de Camus. Militant socialiste dès son enfance, il fut ministre et pendant près d'un quart de siècle, maire de Clermont-Ferrand et sénateur du Puy-de-Dôme. Il dut apprendre de bonne heure à composer avec la souffrance physique et la mort ; il vécut aussi une histoire d'amour qui dura cinquante-trois ans. Avant de mourir volontairement, dans la dignité, en juillet 1998, il éprouva le besoin, comme Sisyphe, de se retourner sur sa vie.

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Informations

Éditeur
Odile Jacob
Année
1999
Imprimer l'ISBN
9782738106698
ISBN de l'eBook
9782738161598

LIVRE II

Adolescence en tragédie



CHAPITRE I

LE RETOUR DU MAL


Vers huit heures et demie du matin, à Morlaix, dans un petit hôtel de la ville haute, nous allions déjeuner : on parlait proprement alors. On cessait le jeûne avec le café au lait et les tartines, sitôt après une tasse de café préliminaire. Mon père avait fait un tour de ville apéritif, à la fraîche ; il rentrait l’air affairé. « À table ! – Alors ? dit ma mère. – Alors ? » Il répondit comme une évidence à mi-chemin du soulagement et de l’effroi : « Ça y est ! » Nous attendions ces mots, depuis des jours, depuis des mois bientôt. Nous les attendions sans les attendre, à preuve que nous étions partis en vacances pour un tour de Bretagne. Après tout, la guerre, elle aussi, pouvait attendre.
J’étais encore illuminé par les deux heures passées au Mont-Saint-Michel. Une des merveilles du monde, m’avait-on dit. De loin, cette ville ensablée, bâtie sur un piton rocheux, avait fière allure face à l’océan qui accourait de loin au galop d’un cheval, jusqu’à battre la digue et rendre le Mont à sa solitude hautaine. Mais de près, le tohu-bohu des touristes, les bousculades mercantiles, le déferlement de camelotes-souvenirs m’indisposaient : marchands à l’affût, racolant à l’entour, badauds curieux de tout et de rien ; on avait beau me répéter que c’était ainsi depuis le Moyen Âge, quelque chose comme les fameux marchés du lendit, avec d’autres costumes seulement, j’y sentais le frelaté, l’artificiel, un besoin d’acheter provoqué par la vacuité où nous étions tous, le désir de fixer l’impossible image, de témoigner de notre conquête fugace par un souvenir stéréotypé ; un lot de cartes postales, une assiette décorée d’un Mont-Saint-Michel, que nous rapporterions à la grand-mère, pour preuve de nos pensées fidèles, et qu’elle placerait sur sa cheminée à côté d’une grotte miniature de Lourdes et du Sacré-Cœur de Montmartre.
Non, du Mont-Saint-Michel je rapportais une image aussi fugace mais plus pure, celle d’une jeune fille, échappée d’une voiture flambant neuve, une brune de quatorze ou quinze ans peut-être, cheveux au vent sur un cou, non pas blanc comme le rêvait Musset, mais hâlé par le soleil et par la mer ; une fille joyeuse, heureuse d’être fille et tout simplement d’être, vêtue d’une robe de toile blanche et bleue, gracieuse quand elle pirouettait sur elle-même, lumineuse. Dans le caravansérail où nous progressions avec peine, je la cherchais du regard, je l’espérais à nouveau. Une fois, deux fois, elle reparut à un coin de rue, sautant d’une boutique à l’autre, comme on joue à chat perché. Je lui cherchai un prénom. Je l’appelai Anne puisque nous étions au seuil de la Bretagne. Anne, Anne, ma sœur…
Nous avions regagné la voiture. Mon père fit marche arrière. Je l’aperçus alors qui arrivait courant et essoufflée vers la Hotchkiss qui l’attendait, poursuivie par une sœur ou une amie, qu’importe. Elle posa les bras en anneau contre la portière, la tête contre les bras, et je ne vis que sa chevelure brune soulevée par le vent, jusqu’à ce qu’elle rejette la tête en arrière, la face tournée vers le soleil, jeunesse bourgeonnante, sève qui éclate, amour qui naît. Elle méritait que tout le monde l’aimât. Moi qui n’appréciais que les blondes – je disais, croyais n’aimer que les blondes, voici qu’une brune m’émouvait. Claire, de même, me surprendra à l’orée de la paix, comme cette inconnue m’avait touché à l’orée de la guerre. Et je ne sais trop, avec les années, si celle-ci préfigurait Claire ou si je n’ai pas plutôt transfiguré ce souvenir à sa ressemblance.
J’espérais que nous la reverrions à Combourg, qu’elle ressurgirait, nouvelle Sylphide, folâtre dryade dansant en arabesques autour des chênes dans le parc enchanté. J’invoquais les charmes de Chateaubriand et jusqu’aux mânes de son père. Et si ce n’était à Combourg, ce serait à Morlaix. Mais voici que mon père tuait le rêve : « Ça y est. » Ce n’était point la vie, l’amour prometteur, mais le rappel des réservistes, la promesse de mort. Certes, la mobilisation n’était point la guerre, on nous le répétait assez. C’était, pire, l’attente, celle du drame incertain. Nous devions rentrer, pour toute éventualité. Une dernière fois, nous allions apercevoir le Mont-Saint-Michel dans la brume, sans Anne, sans rien qui la rappelât, nu.
Nous revînmes, d’un trait, au trot régulier de la 301 Peugeot, ce hanneton ronronnant. Nous fîmes un crochet par Camblain, déposâmes chez grand-mère Line l’assiette Saint-Michel : elle ne cacha pas sa surprise ; la menace de la guerre ne l’avait pas atteinte encore, faute de journaux, faute de radio.
Elle se rassura en pensant que j’étais trop jeune, Adulphe trop âgé et Alcide, par définition, affecté spécial aux charbonnages.
Nous rentrâmes à temps pour accueillir Henri et Thérèse, les habitués du samedi soir : un jeune couple d’instituteurs, lui long comme une asperge, mince comme un bouleau, le visage en coupe-vent, le nez tranchant, pointu ; bref un personnage sans grâce, comme embarrassé de sa taille, mais si heureux de vivre, si gai, avec de grands rires de potache à se décrocher les mâchoires ; tout ce qui semblait balourdise devenait bonheur d’être, joyeuseté rabelaisienne, gaillardise. Henri était le cousin de ma mère, son filleul de surcroît et, d’une certaine façon, son contraire : point sérieux d’apparence pour un sou, nul souci de sa mise, de sa dignité, du qu’en-dira-t-on, nulle inquiétude. Il ne rongeait pas ses ongles, mais les gardait longs par indifférence, au bout de doigts immenses plus propres à manier la fourche ou la varlope que le porte-plume.
Il avait épousé Thérèse, une fille magnifique, au teint de pêche, légèrement velouté, d’une beauté toute charnelle, bien cambrée sur des jambes racées, légèrement ombrées, la poitrine lourde, la taille prise dans une robe claire de soie légère ; un regard intense, brillant, volontiers caressant, qu’elle posait avec tendresse ou chaleur sur ceux qu’elle aimait. « Un beau brin de femme », disait ma mère, ou mieux encore, « un beau corps de femme ». Elle s’accrochait volontiers au bras ou au cou d’Henri, se pressant sans fausse pudeur contre l’époux qui l’enlaçait. Je n’étais pas habitué à ces tendresses librement exprimées, mais je les aimais l’un et l’autre de s’aimer avec tant de naturelle simplicité, d’innocente sensualité.
Ce jour-là, pourtant, il y avait de l’angoisse dans les yeux de Thérèse, quelque chose de fêlé dans sa voix chaude, une sorte de crispation dans les mains dont elle serrait les mains de son homme. Il s’efforçait de rire de ses craintes, répétant que ces crises, on les connaissait depuis 36 avec la Rhénanie, l’Autriche, où on l’avait rappelé une première fois, et la Tchécoslovaquie, une année record avec deux conflits, qui dit mieux ? Et cette fois, ce serait pareil, hein Adulphe ? Personne ne voulait la guerre, Hitler reculerait, ou Chamberlain ou Daladier ; ils savaient faire. Il l’affirmait d’une voix sourde, coupant ses propos de rires hennissants, saisissant à pleins bras leur petit Bernard, deux ans, pour le soulever par-dessus sa propre tête ; et l’enfant partait en hoquets joyeux, auxquels le père répondait de plus belle. Thérèse les regardait avec avidité, désireuse de se mêler à leurs jeux – « Dis-lui à ta mère, mon fils, qu’il reviendra papa, dis-le-lui ! » – mais incapable de s’arracher autre chose qu’un mouvement des lèvres en forme de baiser qui courait inlassablement de l’un à l’autre de ses hommes. Je songeais aux adieux d’Hector, dont on nous contait l’histoire au cours de grec, à sa femme Andromaque et à leur fils Astyanax, au casque qu’Henri ne portait pas encore, mais que Thérèse imaginait et que Bernard aurait voulu, comme l’enfant de légende, toucher pour son éclat : les garçons aiment la violence, la guerre, pensait Thérèse ; et elle, aimait l’amour.
Mon père les regardait tous trois avec attendrissement, car il avait connu le temps de la séparation, ces instants où l’on se demande si l’on reviendra, si l’on reverra ceux qu’on chérit, le pays où l’on a grandi, et si et si… Et il ne croyait plus, lui, qu’on éviterait cette fois la guerre. Le lâche soulagement, c’était bon à l’automne munichois. Cette fois, c’était l’été, un bel été chaud, comme celui de 1914, un de ces étés où le bonheur paraît plus que jamais naturel, légitime, et, par contrecoup, tragique. Il soupçonnait la fragilité de ce soir splendide où le soleil couchant dorait tout l’Occident, en direction de Boulogne, où la douceur de l’air inclinait à la paix, où, du jardin, montaient tant de parfums qu’un esprit aussi peu porté à la poésie que le sien se serait pris à oublier le monde et ses fureurs. Mais le bonheur, précisément, était menacé dans ce trio noué par la tendresse et le désir : il allait leur falloir se quitter – jusqu’à quand ? – tant il est vrai que la séparation est le signe tangible du malheur.
Ils n’entraient ni ne sortaient, différant indéfiniment les adieux, dansant sur le seuil de la salle le douloureux ballet des arrachements. Ils n’en finissaient pas de nous quitter, seuls déjà parmi nous, séparés déjà l’un de l’autre malgré les mains qui se serraient, les regards qui s’étreignaient. Et nous ne savions trop s’il fallait les garder parmi nous ou les renvoyer chez eux pour leur dernière nuit de couple. C’est alors que mon père, pour en finir avec ce pressentiment de l’irrémédiable, pour en revenir à la banalité du quotidien, se tourna vers ma mère : « Il faudra que tu me sortes mes brodequins, que je les ressemelle. – En plein été ? Tu fais cela à l’automne, d’habitude. – Je risque d’être rappelé, comme réserviste. »
Cette tranquillité avec laquelle il paraissait envisager son rappel eut pour effet d’arracher Henri et Thérèse à leur chagrin. Il y aurait donc d’autres séparations que la leur. Ils bafouillèrent des manières d’excuses ; nous nous embrassâmes et ils partirent en agitant la main, serrés tous trois amoureusement. « Au revoir, Bernard », criait-on. Mais les regards suivaient la silhouette d’Henri.
Le lendemain, mon père enfila sa blouse grise, cala le pied-de-biche entre ses genoux et se mit en devoir de ressemeler et pointer ses brodequins. Il découpa approximativement une semelle de cuir, l’ajusta, la cloua à petits coups sèchement répétés, la tailla à l’alignement, puis la parsema de daches avant d’en ferrer le bout et les talons. Il travaillait avec son sérieux habituel, sifflotant sans conviction. On sonna. Ma mère ouvrit, revint en reniflant, annonça les gendarmes, puis, sitôt mon père éloigné, laissa couler des larmes silencieuses, accoudée sur la table, la tête entre les mains. Elle avait ôté ses lunettes et son visage en paraissait plus douloureusement nu.
Mon père revint, l’air bizarre. Il tenait son chapeau feutre à la main, s’essuyait le crâne d’un mouchoir et partit d’un rire que je ne lui connaissais guère, un rire d’enfant qui n’en finissait plus d’éclater, de rebondir, et le tenait plié. Qu’avait la guerre de si comique ? Et les gendarmes ? « Vous n’imaginerez jamais ! » Il repartait de plus belle. Les gendarmes étaient donc venus pour autre chose que ce qu’on pouvait supposer. Nous commençâmes à rire de contagion, sans rien comprendre. « La guerre a du bon. Ils venaient tout simplement compléter mon dossier de médaille militaire, vérifier les dates de citations et de blessures. Vingt et un ans après ! » Et de reprendre cette vieille histoire de citations glanées en 1918, au Chemin des Dames et en Tardenois pour la seconde Marne, de la double blessure par gaz, de la médaille promise sur le champ de bataille et différée parce qu’on avait tenu à décorer un officier d’arrière, qu’on jugeait un peu nu pour sa dignité… De là que lui, mon père, avait désormais refusé tout galon, toute formation militaire ; de là qu’il se refusait à porter toute autre décoration que sa croix de guerre, que personne ne lui disputait au moins. De là que moi-même, par fidélité, ai gardé obstinément la boutonnière vierge, arrachant pour d’autres ce que je refusais pour moi-même, pour nous.
De là que l’armée, en tant que corps, avec ses solidarités obtuses, ses petites lâchetés, ses privilèges, il ne voulait plus en entendre parler. Qu’ils aient condamné Dreyfus, en vertu de la même sottise, comme il le comprenait maintenant ! Et ces imbéciles de politiques qui s’imaginaient réchauffer le moral de la Nation à coups de hochets pour hommes mûrs ! Il avait engueulé les gendarmes, les pauvres, comme s’ils y étaient pour quelque chose, qui répétaient piteusement : « Le dossier suit son cours », et ajoutaient pour étaler le baume : « Vous n’êtes pas le seul. – Le seul à m’indigner ! – Le seul à recevoir la nouvelle. Les autres, ça les surprend aussi, mais ils disent merci. » Non seulement il ne les remerciait pas, mais il ne leur offrit même pas le café comme à l’habitude. « Qu’ils se la gardent, leur médaille ! Qu’ils se la mettent où je pense ! » Et de rire de plus belle. « Les imbéciles, les imbéciles ! – C’est pas les mêmes », objecta ma mère que le soulagement rendait indulgente. « Ce ne sont peut-être pas les mêmes, rectifia-t-il pédagogiquement, mais c’est la même sottise. Ils s’imaginent peut-être que ça nous aidera à combattre et à gagner. Ils ont beaucoup oublié, mais ils n’ont rien appris. »
Le 3 septembre, enfin, on annonça la guerre, la guerre officielle, par nous déclarée, après que Hitler eut pénétré en Pologne et balayé de ses panzers les cavaliers de Rydz-Smigły, un maréchal de parade. J’en éprouvai une sorte de soulagement : enfin, nous cessions de plier le genou ; enfin, nous sortions de l’insupportable incertitude ; enfin, nous entrions dans l’aventure.
Nous aussi, nous aurions notre guerre, notre légende, rebattues que nous avions les oreilles de la grande, l’unique, qui ne serait désormais que la première. Nos jours ne seraient plus ce qu’ils étaient, après cette grande lessive. Cela dut être ainsi plus tard, en 68, pour les jeunes : le vertige de la Révolution, du tout ou rien, du jamais plus. Bien sûr, je cachais ces sentiments frivoles, cette alacrité intérieure derrière une affliction qui paraissait de règle.
Mais j’avais d’autres arguments politiques ou philosophiques. Il fallait bien mettre fin aux aventures de ce barbare teuton et totalitaire. Ce redoublement de tambour en forme d’allitération me plaisait. Il fallait bien vivre et mourir. Malgré Hector, celui de Giraudoux, nous entrions dans la tragédie par un coup de tonnerre dans un ciel sans nuage, puisqu’il s’agissait enfin de purifier les choses, de vider les abcès. D’ailleurs, c’est à Giraudoux qu’on parlait de confier le Commissariat à l’information. La guerre de Troie aurait bien lieu. « À mesure que j’ai plus de haine pour elle, se disait Hector, il me vient un désir plus incoercible de tuer », de tuer ces barbares, ces assassins de l’outre-Rhin.
Ai-je trop bu de bière fraîche, à la goulette, comme je l’aimais – un demi-litre d’affilée ? Avais-je transpiré abondamment, comme il m’arrivait ? Le soir même, ma gorge s’infecta ; on crut à l’angine jusqu’à ce que d’intolérables douleurs me transpercent les genoux. Des élancements aigus comme des piqûres, au rythme d’un cœur surchauffé, des anneaux serrés aux poignets, la poitrine qui s’écrase : on diagnostiqua des rhumatismes articulaires infectieux ; on me bourra de salicylate de soude ; on m’invita à la patience, celle du malade, tant la douleur était lancinante, obsédante : le seul contact du drap m’arrachait des soupirs et des grognements.
Fièvre, sommeil réparateur, déchirement aux articulations, une dizaine de jours s’écoulèrent interminablement à ce rythme et j’apercevais dans une sorte de brouillard le visage défait de ma mère, positivement rongée d’inquiétude, dévorée par l’insomnie, épuisant ses angoisses en sollicitude et, deux pas en arrière, la gravité silencieuse de mon père. Puis la souffrance s’apaisa, un sourire crispé reparut dans le regard de mes parents, la fièvre s’éteignit. J’étais guéri, debout. Guéri si l’on veut. Debout ? si peu. J’eus à conquérir l’usage d’une canne pour compenser la faiblesse de mes genoux. Ridicule, à quatorze ans, mais nécessaire pour quelques mois.
Le spécialiste consulté me découvrit une séquelle – très normale, dit-il : un léger souffle au cœur, une petite lésion à l’aorte. « Tu fais du sport ? Fini le sport, clamait-il, fini le sport ! » Je découvrais l’absurde, avoir quatorze ans et se voir coupé dans son élan, arraché aux jeux des camarades, réduit, oui réduit, à la seule vie de l’esprit. « Et dis-toi bien ceci : si tu devais recommencer une pareille crise, tu es foutu, tu entends, foutu ! » Je comprenais mal ; j’étais guéri et plus fragile que jamais, plus menacé. On rendait à l’angoisse ma mère qui se croyait rassurée. « Tu entends le docteur ? Alors, n’est-ce pas docteur, plus de sport, du repos. Il en fait trop, ce garçon. Je le lui dis toujours. Et le docteur te le dit aussi. Répétez-le-lui qu’il ne doit pas, qu’il ne doit plus jamais. Moi, il ne m’écoute pas. » Je la haïssais de trouver un apaisement à ses craintes dans une menace plus redoutable. J’étais donc interdit de vie normale, coincé d’un côté par l’asthme et le souffle trop court, de l’autre par les genoux et l’obscur virus aux aguets.
Il avait raison, le médecin. Le mal était en moi. Il suivait son chemin – je voulais en douter alors – imperturbablement, jusqu’à ces jours de 68 (68 précisément, cette autre lésion dans notre histoire) où l’aorte se rétrécit, se resserra, avec en point de mire, la sténose qu’ils disent, l’étouffement assuré. Et c’est ainsi que je perdure muni d’une prothèse aortique, portant au cœur la blessure de l’été 39.
La guerre pour les autres ; la maladie pour moi ; pour tous la guerre en face, nous étions embarqués. Je comprenais comme personne la souffrance silencieuse des séparés, de tous ceux auxquels la vie normale, avec sa routine, sa banalité, était pour un temps refusée et qui n’ont pour certitudes que leurs limites. L’absurde, quoi !

CHAPITRE II

LE DÉSASTRE DE CRÉCY


Nous étions en sursis, entre deux crises, la France et moi. Nous claudiquions, la France ferme sur son flanc droit, la ligne Maginot, et découverte sur la Belgique, moi comiquement appuyé sur une canne et les genoux douloureux. La ligne Maginot, Henri y était revenu à Longwy – où il avait naguère fait son « congé » – quasiment en famille. Il écrivait à Thérèse ses impressions de vacances : calme dans le ciel, calme sur le front ; les populations civiles menaient une vie quasi normale ; la troupe s’affrontait à la manille, à la belote, balle au pied. Thérèse nous apportait les nouvelles – en l’absence de nouveau – chaque semaine, vaguement inquiète encore, mais rassurée comme d’une longue et naturelle absence, les joues roses à l’idée d’une prochaine permission, toute à l’attente.
Au collège, nous découvrions de nouveaux jeux : les cours en masque à gaz, tels des monstres d’un autre univers. Nous échangions des grognements de groin à groin. Toute l’habileté consistait à respirer par en dessous, lors des séances grand-guignolesques où le responsable de la sécurité civile prétendait nous imposer le trot, masque au museau. La cour était désormais creusée de tranchées zigzagantes, où nous nous précipitions au premier coup de sirène ; dans la pénombre où nous nous installions, nous pouvions alors lancer quelques chansons paillardes, reprises en chœur au grand malaise du professeur qui ne savait s’il pouvait sourire ou s’inquiéter pour son autorité défiée. On se battait pour accéder à la lumière qui tombait des bouches d’aération en forme de meurtrières : quelques gaillards s’exaltaient à la vue des nudités qu’offraient à leurs regards les revues porno en noir et blanc. Sur un nouveau coup de sirène, la vie soudain reprenait, rythmée comme avant par la cloche, les interrogations, les compositions, les parties de ballon d’où j’étais désormais exclu. Je plongeais par contrecoup dans Alexandre Dumas et ses mousquetaires : là du moins, on ferraillait allègrement.
L’union nationale...

Table des matières

  1. Couverture
  2. Titre
  3. Copyright
  4. Préface
  5. La guirlande des morts
  6. LIVRE I - Le souvenir éclaté
  7. LIVRE II - Adolescence en tragédie
  8. LIVRE III - Les gémeaux
  9. Table