
- 256 pages
- French
- ePUB (adapté aux mobiles)
- Disponible sur iOS et Android
eBook - ePub
Testament insolent
Ă propos de ce livre
Racisme, mĂ©langes et tensions entre cultures, question de l'identitĂ© et des racines : ces grands thĂšmes qui traversent les Ă©crits d'Albert Memmi, depuis La Statue de sel, prĂ©facĂ© par Albert Camus, restent au cĆur de notre rĂ©flexion et de nos dĂ©bats. Conscience critique, cet Ă©crivain au croisement de trois cultures, juive, arabe et française, revient sur son parcours, relit son Ćuvre pour en donner les clĂ©s, s'interroge sur ce qu'elle nous donne Ă penser aujourd'hui. Une leçon de « mieux vivre » par un « homme de plume » qui fut aussi militant. NĂ© Ă Tunis en 1920 d'une famille juive de langue arabe, Albert Memmi a Ă©tĂ© longtemps professeur, notamment Ă l'Ăcole pratique des hautes Ă©tudes et Ă l'universitĂ© de Nanterre. Son Portrait du colonisĂ©, prĂ©facĂ© par Sartre, a fait date dans la dĂ©nonciation du systĂšme colonial ; il en a Ă©crit en 2004 le pendant : Portrait du dĂ©colonisĂ©. NaturalisĂ© français en 1973, figure de la littĂ©rature tunisienne d'expression française, il a reçu en 2004 le Grand Prix de la francophonie pour l'ensemble de son Ćuvre.
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Informations
1
Leçons et autoleçons
Comme les humains, les livres ont une histoire, celui-ci a son origine dans deux événements.
Nous Ă©tions plus ou moins convenus, mon Ă©pouse et moi, de quitter Paris pour nous installer Ă Antibes, dont jâaime la vieille ville, ses remparts, ses ruelles qui me rappellent ma ville natale, et surtout la mer, au souvenir de laquelle jâaurai soupirĂ© ma vie durant â pourquoi nây suis-je pas dĂ©finitivement retournĂ© ?, câest lâune de mes nostalgies. Une cruelle maladie de mon Ă©pouse rendit ce projet caduc ; je voulus toutefois mettre de lâordre dans mes papiers.
Je mâaperçus, chemin faisant, que ce nâĂ©tait pas la seule raison, peut-ĂȘtre mĂȘme pas la vĂ©ritable. Jâavais Ă©galement le besoin et le dĂ©sir de procĂ©der Ă un bilan de ma vie jusquâici, erreurs comprises. Jâavais dĂ©jĂ tentĂ© cet exercice dans Le Nomade immobile, mais, le temps ayant passĂ©, il fallait le reprendre. Dâautant que, dorĂ©navant, il fallait aussi compter les jours qui restent.
Si lâon me demandait pourquoi cet effort, je serais bien embarrassĂ©. Parmi mes raisons, aucune ne lâemporte dĂ©cisivement sur toutes les autres. La premiĂšre, je suppose, est, outre un besoin de mettre de lâordre en moi-mĂȘme et dans ce qui mâentoure, de rembourser une dette. Ce nâest pas par hasard, ni seulement pour gagner ma vie, que jâai enseignĂ© durant quarante ans, au lycĂ©e puis Ă lâuniversitĂ©, que je continue avec des confĂ©rences, des Ă©crits, des livres et quantitĂ© de textes courts. Ayant profitĂ© de cette abondance de biens, fournis par la communautĂ©, fĂ»t-elle injuste et inĂ©galitaire, je lui dois quelque ristourne.
Outre lâurgence de lâĂąge, testament signifie inventaire des biens que lâon souhaite transmettre, lesquels Ă©voluent, sâenrichissent ou se dĂ©gradent. En ce qui concerne un homme de plume, câest la volontĂ© dâoffrir lâessentiel et le meilleur de lui-mĂȘme. Ce nâest pas pur altruisme ; il est rĂ©confortant de penser que lâon a donnĂ© sa part, fĂ»t-elle minime, dans la corbeille de la culture commune.
Câest pourquoi je crains, malgrĂ© mes efforts dâĂ©lucidation, de nâavoir pas Ă©tĂ© tout Ă fait clair ; ni dâavoir suffisamment mis en lumiĂšre les quelques contributions qui me paraissent les plus importantes de mon travail, ni surtout la cohĂ©rence, mĂȘme relative, de lâensemble. Lorsque je professais et que mes auditeurs semblaient ne pas me suivre, je mâen prenais Ă moi-mĂȘme, non Ă eux : jâavais donc mal fait mon travail ; je devais mây reprendre autrement. Je le devais Ă©galement aux lecteurs qui mâont fait lâamitiĂ© de me suivre.
Rares sont les lecteurs qui connaissent tout dâun auteur, mĂȘme familier ; je pense que câest Ă lâauteur dâindiquer les passerelles, sâil y tient ; ce qui est mon cas. Par exemple : dâoĂč vient lâimportance que nous donnons Ă nos appartenances ? De nos relations avec les autres groupes ? Quelle est leur nature ? Quel est le rapport entre la dĂ©pendance et la domination, qui me semblent les deux conduites les plus frĂ©quentes en chacun ? Je lâai suggĂ©rĂ© çà et lĂ , mais peut-ĂȘtre pas assez nettement. Or la dominance et la dĂ©pendance ne sont pas deux domaines sĂ©parĂ©s, mais deux rĂ©ponses Ă une mĂȘme demande, celle de notre commune condition. Pourquoi me suis-je occupĂ© si longuement du racisme et, plus gĂ©nĂ©ralement, de ce que jâai proposĂ© de nommer lâhĂ©tĂ©rophobie ? Quel rapport y a-t-il entre lâhĂ©tĂ©rophobie et la dĂ©pendance, opposĂ©es en apparence ? En fait, ce sont deux modalitĂ©s de la relation avec autrui, la premiĂšre nĂ©gative, la seconde positive ; cela mâa semblĂ© Ă©vident, mais pour mes lecteurs ?
Lâun de mes derniers ouvrages LâIndividu face Ă ses dĂ©pendances, sous forme de dialogues Ă la maniĂšre platonicienne avec lâexcellente journaliste Catherine Pont-Humbert, a bĂ©nĂ©ficiĂ© dâun compte rendu dans la revue Psychologies, dont jâai remerciĂ© lâauteure. Mais elle Ă©crit : « Les psys français explorent aujourdâhui les mĂ©canismes de dĂ©pendance. » Cet « aujourdâhui » mâa laissĂ© perplexe. AprĂšs des annĂ©es de sĂ©minaires Ă lâĂcole pratique des hautes Ă©tudes et Ă lâuniversitĂ© de Nanterre, jâai publiĂ© trois livres sur la dĂ©pendance et des dizaines de textes courts, sans compter diverses communications pas toujours suivies de publication. Elle ajoute : « Ils [les psys] voient des points communs entre lâalcoolique et le toxicomane, lâamoureux fusionnel et le dĂ©pensier compulsif. » Or ces points communs, cette comparaison entre les mĂ©canismes de ces diverses dĂ©pendances, constituent prĂ©cisĂ©ment lâune de mes hypothĂšses. Lâun de mes livres est intitulĂ© clairement Le Buveur et lâAmoureux ; je lâavais mĂȘme primitivement intitulĂ© Le Buveur, lâAmoureux, le Croyant et le Partisan, titre que lâĂ©diteur a trouvĂ© trop long. Le titre court a Ă©tĂ© repris dans les traductions. Quant au « dĂ©pensier compulsif », il y a quelques annĂ©es, jâavais donnĂ© sur ce mĂȘme sujet, le « shopping », un entretien un peu amusĂ© Ă un magazine fĂ©minin. Je nâai donc probablement pas rĂ©ussi Ă retenir suffisamment lâattention des lecteurs.
Sans compter les erreurs dâinterprĂ©tation. Ă la parution de mon Portrait du dĂ©colonisĂ©, qui fait suite au Portrait du colonisĂ©, le directeur du Nouvel Observateur, Jean Daniel, a bien voulu noter dans son hebdomadaire que « tout est vrai » dans mes descriptions, ce dont je lui fus reconnaissant, mais quelques jours aprĂšs, dans Le Monde, il me reprochait dâavoir proclamĂ©, lors des dĂ©bats sur la dĂ©colonisation, que le colonisĂ© Ă©tait en quelque sorte un parangon de lâhumanitĂ©, un modĂšle pour notre avenir commun. Or câĂ©tait plutĂŽt la thĂšse de Fanon, soutenue imprudemment par Sartre, qui croyait ainsi mieux servir le tiers-monde. Je nâai jamais cessĂ© au contraire de dĂ©plorer ce que jâai nommĂ© les « carences » du colonisĂ©, et dâailleurs de tout opprimĂ©, les Noirs, les juifs, et mĂȘme les femmes, tous plus ou moins atteints par leur servitude. Ce qui dâailleurs nâa pas plu Ă tout le monde, car je semblais dĂ©prĂ©cier les opprimĂ©s, alors que je dĂ©nonçais leurs blessures communes. Mon critique suggĂ©rait, je suppose, que je me contredisais ou que jâavais changĂ© dâavis, ce que jâaurais reconnu, si câĂ©tait vrai. Or je venais juste de montrer au contraire que les Ă©checs actuels des dĂ©colonisĂ©s, que je dĂ©crivais, loin dâinfirmer les carences du colonisĂ©, les prolongeaient et sâexpliquaient, partiellement au moins, par elles. Plus gĂ©nĂ©ralement, les fameuses proclamations : « Black is beautiful ! », « Je suis fier dâĂȘtre juif ! », « Je suis fiĂšre dâĂȘtre femme ! » sont de naĂŻves compensations de vaincus. Si lâon peut y trouver quelques avantages, il faut une loupe pour les apercevoir, alors que les inconvĂ©nients en sont gros comme des montagnes.
Un professeur dâuniversitĂ© amĂ©ricaine, Johan Sadock, a signalĂ© dans un article de revue une erreur du mĂȘme genre commise Ă mon propos. Lâexcellent essayiste palestino-amĂ©ricain Edward SaĂŻd, dĂ©cĂ©dĂ© depuis, mâassimilait, pour mâen fĂ©liciter, Ă un Occidental qui, par gĂ©nĂ©rositĂ©, Ă lâinstar de Jean Genet, aurait rejoint le camp des Orientaux. Je ne mĂ©rite pas cet Ă©loge, si Ă©loge il y a, qui risque de donner une idĂ©e fausse de mon itinĂ©raire : nĂ© Ă Tunis, de langue maternelle et longtemps de nationalitĂ© tunisiennes, sans jamais renier mon terreau natal ni mes persistants attachements, jâai plutĂŽt effectuĂ© lâitinĂ©raire inverse. Ce dont je nâai ni Ă me vanter ni Ă mâexcuser. Je ne suis dâailleurs pas le seul ; les nouvelles gĂ©nĂ©rations de MaghrĂ©bins et dâAfricains, qui ont rejoint lâEurope ou les Ătats-Unis, nous ont largement suivis. Je suis devenu un Ă©crivain dâexpression française, comme la plupart de nos cadets, qui avaient commencĂ© par nous le reprocher. Dans sa prĂ©face Ă une rĂ©cente Ă©dition algĂ©rienne de mon Portrait du colonisĂ© (pirate, soit dit en passant ; il en a Ă©galement omis, je ne sais pourquoi, la prĂ©face de Sartre et la mienne), le prĂ©sident de lâAlgĂ©rie, Abdelaziz Bouteflika, mâa reprochĂ© dâavoir quittĂ© mon pays natal ; je lui ai suggĂ©rĂ© de se demander plutĂŽt pourquoi tant dâĂ©crivains du tiers-monde ont fui leurs pays respectifs.
Enfin, pour terminer cette hypothĂ©tique Ă©numĂ©ration des raisons qui mâont poussĂ© Ă rĂ©diger ce testament, peut-ĂȘtre nâai-je obĂ©i quâĂ un moteur plus cachĂ© : comment vaincre (illusoirement) la mort ; peut-ĂȘtre aurai-je ainsi quelques chances de durer. Curieux souhait, de la part dâun incroyant, qui pense quâil nâexiste pas dâautre vie que celle-ci ! Que mâimporte ce qui arrivera Ă mes Ćuvres une fois que jâaurais disparu ?
Je ne sais comment mâexpliquer lĂ non plus. Peut-ĂȘtre parce que je me considĂšre confusĂ©ment comme un Ă©lĂ©ment dans une espĂšce de corps collectif, qui a vĂ©cu avant moi et qui vivra aprĂšs. Ce qui ne me satisfait pas davantage ; je me mĂ©fie mĂȘme de ce genre de considĂ©rations. Câest pourquoi je me suis aussi proposĂ© ceci : cet espoir me fait croire que je suis digne maintenant dâĂȘtre utilisĂ© plus tard. Dans son petit livre sur la vieillesse, CicĂ©ron se donnait une justification similaire : une vie assez bien remplie dispense de regrets. Peut-ĂȘtre y a-t-il quelque vanitĂ© Ă se proposer ainsi, mĂȘme faiblesses reconnues ? Mais toute littĂ©rature nâest-elle pas en quelque mesure vanitĂ© et narcissisme plus ou moins avouĂ© ? Souvent on nâa le choix quâentre le silence ou la vanitĂ©.
Alors, câest pour en convaincre les autres ? Dans une certaine mesure, oui ; mais convaincre les autres pour me convaincre moi-mĂȘme. Il en est ainsi pour lâescalade en montagne, la course Ă pied, la saintetĂ© ou la rĂ©ussite Ă©conomique. LâĂ©crivain croit devoir convaincre la postĂ©ritĂ© ; peut-ĂȘtre Ă cause dâune culpabilitĂ© plus tenace. Lâorgueil vĂ©ritable serait le silence, si lâon en est capable.
En somme, il sâagit Ă la fois dâun plaidoyer et dâun testament philosophique ? Câest Ă©galement vrai ; mĂȘme si je ne tiens pas tellement Ă lâadjectif philosophique, trop chargĂ© et rebutant pour beaucoup. Mettons une tentative dâautobiographie, philosophie incluse. Leçons dâune vie, plus modeste, mâaurait peut-ĂȘtre convenu davantage, jâhĂ©site toujours quand je dois choisir un titre pour un ouvrage en cours. Câest que je le voudrais, sans ĂȘtre obscur, le plus adĂ©quat possible Ă mon propos. GĂ©nĂ©ralement jâinscris quelques titres possibles sur des feuilles sĂ©parĂ©es que je dispose sur ma cheminĂ©e, donnant sa chance Ă chacun jusquâĂ ce que lâun dâentre eux sâimpose. Câest ainsi que jâai Ă©tĂ© tentĂ©, entre autres, par testament ironique, ou impertinent. Parmi les titres auxquels jâai pensĂ©, il y avait Ă©galement, horreur ! ProlĂ©gomĂšnes, ce qui aurait fait fuir ces nombreux lecteurs qui craignent de ne pas comprendre la dĂ©marche et le but de la philosophie. Cela vient surtout de ce que le langage de la plupart des philosophes, maladresse ou incapacitĂ©, est trop souvent hermĂ©tique (ce qui nâest pas une nĂ©cessitĂ© organique de la philosophie ; Montaigne, Diderot sont de superbes prosateurs ; on dit alors, il est vrai, que ce ne sont pas des philosophes ! Mais Nietzsche, Descartes, ou Freud dans son genre, ne sont-ils pas admirablement clairs ?) Car la littĂ©rature nâest pas mieux lotie. Testament insolent a fini par me sembler le plus fidĂšle Ă mon entreprise, conciliant sĂ©rieux et ironie, Ă la fois lâindulgence et lâagacement, la solidaritĂ© mais non la complicitĂ© que jâĂ©prouve Ă lâĂ©gard de mes semblables.
Je soupçonne quelquefois mes confrĂšres de coquetterie, pour sâimpressionner eux-mĂȘmes en impressionnant les autres : car il est vrai que plus ils sont obscurs, plus on les croit profonds. Je mâabstiendrai par charitĂ© de citer des vivants, dont on lit en gĂ©nĂ©ral une vingtaine de pages avant de les abandonner dĂ©finitivement. Que de fois mâest-il arrivĂ© de mâirriter du mauvais service rendu Ă nos Ă©tudiants qui sâĂ©vertuaient Ă rĂ©diger, Ă la maniĂšre de Lacan ou de Barthes deuxiĂšme maniĂšre, des copies illisibles. On dirait quâil existe une tradition dâobscuritĂ© plus ou moins prĂ©mĂ©ditĂ©e. Jâai relu ces jours-ci les commentaires dâHegel sur les stoĂŻciens : ils sont bien plus indĂ©chiffrables que ce quâils sont censĂ©s Ă©clairer. (Henri LefĂšbvre, lâun de ses meilleurs connaisseurs, et admirateurs, le traite dâabrupt.) Jâai renoncĂ© Ă maĂźtriser la logomachie lyrico-mĂ©taphysique de Heidegger. (Pas Ă©tonnant quâil fĂ»t plus que tentĂ© par la fumeuse idĂ©ologie nazie.) Je me souviens avec agacement de ces interminables discussions, au lycĂ©e puis Ă la Sorbonne, sur « lâObjet et la nature de la philosophie », Ă croire que lâon ne savait pas de quoi lâon parlait. Comme si les physiciens ou les chimistes commençaient par rĂ©flĂ©chir pĂ©niblement sur la nature de leur discipline ; et, plus curieux, nâarrivant pas Ă se mettre dâaccord, sâen fĂ©licitaient. Plaisantes gens que les philosophes qui commencent par dĂ©clarer quâils ne savent pas ce quâest la philosophie, puis se mettent bravement Ă rĂ©diger des centaines de pages sur ce quâils supposent quâelle est !
Bien que toute expĂ©rience soit par certains cĂŽtĂ©s profitable, je rage Ă lâidĂ©e du temps que jâai perdu (au lieu de me consacrer Ă mieux connaĂźtre le corps humain, grĂące Ă une honnĂȘte mĂ©decine comme je lâai tentĂ© un moment, ou la sociĂ©tĂ©, pour mieux y accorder ma conduite) Ă tenter de pĂ©nĂ©trer les ratiocinations de saint Thomas et de saint Augustin, qui ont empoisonnĂ© la pensĂ©e occidentale. Ă nâavoir pas compris assez vite quâil sâagissait non de philosophie, mais de thĂ©ologie ; et que lâeffort des clĂ©ricaux vise surtout Ă prĂ©server une dogmatique, non Ă rechercher la vĂ©ritĂ©, quâils commencent dâabord par combattre. La Sorbonne nâen est toujours pas indemne ; elle continue inlassablement Ă se colleter avec la scolastique moyenĂągeuse. Ă se demander quelle est la nature de lâĂme, avec majuscule bien entendu ; et bien entendu sĂ©parĂ©e du corps, afin dâĂȘtre non pĂ©rissable, donc immortelle, car elle est immortelle ! Ce qui est bien rassurant. En quoi consistent le Bien et le Mal ? Si le Bien nous a Ă©tĂ© dictĂ© de toute Ă©ternitĂ© par Dieu, pourquoi le Mal existe-t-il ? Terrible question ! Adam Ă©tant primitivement parfait, puisquâil a Ă©tĂ© créé par Dieu lui-mĂȘme parfait, pourquoi ne lâest-il plus ? RĂ©ponse Ă©vidente : câest quâil a fautĂ© ! Il devait donc ĂȘtre puni, dâoĂč la chute hors du paradis. Heureusement que JĂ©sus lâa rachetĂ© rĂ©trospectivement, et nous avec, mĂȘme si nous ne sommes pour rien dans ce crime. Il sâagit toujours de justifier ainsi la thĂ©ologie du pĂ©chĂ© et de la chute, dont seuls les prĂȘtres, via JĂ©sus, peuvent nous absoudre. Ce roman thĂ©ologico-mĂ©taphysique, qui est la doctrine de base de lâĂglise, est hypocritement repris, sous des abstractions diverses, par la Sorbonne, truffĂ©e de professeurs chrĂ©tiens plus ou moins dĂ©clarĂ©s. Ils en sont bien punis ; la plupart de leurs Ćuvres, prĂ©tendument philosophiques, ne sont que des embryons en bocal ou des urnes funĂ©raires que personne ne visite plus.
En dĂ©pit des quelques coups de boutoir dâaprĂšs-guerre (Sartre, Merleau-Ponty, etc.), la victoire de la raison, sinon du bon sens, demeure incertaine. Car il nây a pas que la Sorbonne. Les baudruches philosophiques et religieuses ont la vie dure. Les Français sont fiers, souvent Ă juste titre, de leur enseignement secondaire ; mais, dans les cours de littĂ©rature et dans les classes de philosophie, on apprend toujours que lâĂąme est un « principe spirituel ». (En quoi consiste cette spiritualitĂ©, diffĂ©rente par nature de tout Ă©lĂ©ment matĂ©riel ? On ne le saura jamais.) Le cours de mĂ©taphysique continue inlassablement Ă Ă©numĂ©rer les prĂ©tendues preuves de lâexistence de Dieu. MĂȘme Descartes nâa pas osĂ© les nĂ©gliger.
Lorsque jâarrivai Ă Alger pour reprendre mes Ă©tudes interrompues par la guerre, notre trĂšs catholique professeur de philosophie consacra lâannĂ©e universitaire Ă La Nuit obscure de saint Jean de la Croix, poĂšte de talent certes, mais qui ne mĂ©rite pas tant dâattention⊠philosophique. Les journaux viennent de nous apprendre quâune ville amĂ©ricaine, dont je nâai pas retenu le nom, vient dâinaugurer un musĂ©e crĂ©ationniste, oĂč lâon fournirait les preuves « palpables » de la crĂ©ation de lâhomme et de lâunivers par Dieu en six jours, il y a six mille ans, comme ne le soutiennent mĂȘme plus les rabbins les plus attardĂ©s ; que la femme est une crĂ©ation plus tardive, qui a fait le malheur de lâhomme par sa funeste curiositĂ©, etc. JâespĂšre aller un jour me rĂ©jouir sur place de ces excentricitĂ©s imagĂ©es. Ne parlons pas des thĂ©ologiens-philosophes musulmans ou juifs, que lâon Ă©voque avec une respectueuse ignorance, comme de prĂ©cieux bijoux de famille ; le peu que jâen sais ne me paraĂźt pas plus fĂ©cond. Bref, sans aller jusquâĂ reprendre Ă mon compte une formule fameuse dâĂpicure : « Vide est le discours du philosophe qui ne soigne aucune affection humaine. » Je nâen Ă©tais pas loin ; jâai fini par me demander : « Ă quoi sert la philosophie ? » VoilĂ pourquoi, entre autres, je me suis tournĂ© plus tard vers les sciences de lâhomme.
Quâon ne mâaccuse pas de malveillance ; en rangeant ma bibliothĂšque, je tombe sur un dialogue entre lâhonnĂȘte Vladimir JankĂ©lĂ©vitch, professeur Ă la Sorbonne, et un journaliste Ă qui il avoue benoĂźtement : « La philosophie passe son temps Ă se dĂ©finir. Au point que les Ă©lĂšves, les Ă©tudiants sâimpatientent⊠cela tient au fond Ă la philosophie elle-mĂȘme. » Peut-ĂȘtre JankĂ©lĂ©vitch en est-il triste, comme dâune fragilitĂ© ? Dâune difficultĂ© mĂ©thodologique Ă rĂ©soudre ? Mais non ! Il en est fier : « Si la philosophie se cherche, le fait mĂȘme quâelle se cherche relĂšve de sa vocation et de sa dignitĂ©. » Il ajoute : « Pourvu quâelle ne se trouve pas trop tĂŽt ! » Curieux chercheur qui se glorifie de son ignorance et souhaite ne pas trouver ! Ă lâappui, il rapporte fraternellement un propos analogue de Michel Serres, Ă©galement professeur Ă la Sorbonne et acadĂ©micien, qui, interrogĂ© par un chauffeur de taxi « Quâest-ce que la philosophie ? Ă quoi elle sert ? » rĂ©pond : « La question que vous me posez, câest la premiĂšre question de la philosophie⊠Câest sur quoi les philosophes sâinterrogent tout le temps. » Il est intĂ©ressant de noter que Serres est philosophe des sciences. Pour ne pas nous en tenir Ă lâHexagone, voici une dĂ©finition que je trouve dans un Guide (!) pour un apprenti philosophe rĂ©digĂ© par un professeur de lâUniversitĂ© de JĂ©rusalem : « On parle dâontologie, dâĂ©pistĂ©mologie, de philosophie de lâesprit, de philosophie du langage, dâĂ©thique, dâesthĂ©tique⊠des problĂšmes qui ont trait Ă ce qui est, Ă ce que lâon sait, Ă ce que lâon pense, Ă ce que lâon dit, Ă ce quâon fait, Ă ce quâon apprĂ©cie. » En somme, tout et nâimporte quoi. Il y faudrait ĂȘtre une encyclopĂ©die vivante. Câest pourquoi, faute de sujet prĂ©cis, nos philosophes ne sont souvent que des commentateurs, accumulant des discours sur des discours. Mais laissons les philosophes, les professionnels jâentends, Ă leurs perplexitĂ©s, les miennes me suffisent.
Comment dĂ©finir alors cette leçon de vie, la mienne tout du moins ? Câest une tentative pour dĂ©couvrir dans le rĂ©el, lâesprit y compris, une triple ou une quadruple cohĂ©rence relative : une cohĂ©rence Ă©ventuelle entre nos savoirs, si possible une cohĂ©rence entre nos conduites, les deux liĂ©es dans une troisiĂšme cohĂ©rence, entre nos savoirs avĂ©rĂ©s et nos conduites, ce qui devrait nous mener Ă une certaine sagesse. En somme, jâen attends surtout quâelle mâaide Ă vivre au mieux. En quoi je ne fais que rejoindre les penseurs grecs anciens dont, lĂ -dessus, je me sens plus proche que de la tradition judĂ©o-chrĂ©tienne. Elle ne me semble en effet guĂšre mĂ©riter la dĂ©nomination de sagesse, puisquâelle renvoie le bonheur Ă un au-delĂ , ou de nous en remettre Ă des gourous au lieu dâorganiser au mieux notre existence quotidienne.
Il faudrait y ajouter maintenant quelques Asiatiques, les bouddhistes par exemple. Je les connais mal, mây Ă©tant mis tardivement. On peut ĂȘtre intĂ©ressĂ© par leurs trouvailles de techniques corporelles, relaxation, respiration, mais ne pas les suivre dans leurs rĂȘveries mĂ©taphysiques ; par exemple cette course de relais Ă travers diverses rĂ©incarnations, pour atteindre Ă un Ă©ventuel nirvana et Ă une ultime (?) rĂ©alitĂ©.
Certes, il y...
Table des matiĂšres
- Couverture
- Titre
- Copyright
- 1 - Leçons et autoleçons
- 2 - Les duos, dominants et dominés
- 3 - Le besoin et la tentation de dominer
- 4 - La dĂ©pendance ou le besoin dâautrui
- 5 - LâidentitĂ© nâest pas identique
- 6 - LâirrĂ©sistible attirance et les rĂȘveries de lâamour
- 7 - Fictions, illusions et hallucinations
- 8 - Il faut désacraliser la culture
- 9 - Gérer les conflits : la morale et la politique
- 10 - Le goût et la recherche de la vérité
- 11 - Le bien vivre
- Du mĂȘme auteur