Testament insolent
eBook - ePub

Testament insolent

  1. 256 pages
  2. French
  3. ePUB (adapté aux mobiles)
  4. Disponible sur iOS et Android
eBook - ePub

Testament insolent

À propos de ce livre

Racisme, mĂ©langes et tensions entre cultures, question de l'identitĂ© et des racines : ces grands thĂšmes qui traversent les Ă©crits d'Albert Memmi, depuis La Statue de sel, prĂ©facĂ© par Albert Camus, restent au cƓur de notre rĂ©flexion et de nos dĂ©bats. Conscience critique, cet Ă©crivain au croisement de trois cultures, juive, arabe et française, revient sur son parcours, relit son Ɠuvre pour en donner les clĂ©s, s'interroge sur ce qu'elle nous donne Ă  penser aujourd'hui. Une leçon de « mieux vivre » par un « homme de plume » qui fut aussi militant. NĂ© Ă  Tunis en 1920 d'une famille juive de langue arabe, Albert Memmi a Ă©tĂ© longtemps professeur, notamment Ă  l'École pratique des hautes Ă©tudes et Ă  l'universitĂ© de Nanterre. Son Portrait du colonisĂ©, prĂ©facĂ© par Sartre, a fait date dans la dĂ©nonciation du systĂšme colonial ; il en a Ă©crit en 2004 le pendant : Portrait du dĂ©colonisĂ©. NaturalisĂ© français en 1973, figure de la littĂ©rature tunisienne d'expression française, il a reçu en 2004 le Grand Prix de la francophonie pour l'ensemble de son Ɠuvre.

Foire aux questions

Oui, vous pouvez résilier à tout moment à partir de l'onglet Abonnement dans les paramÚtres de votre compte sur le site Web de Perlego. Votre abonnement restera actif jusqu'à la fin de votre période de facturation actuelle. Découvrez comment résilier votre abonnement.
Pour le moment, tous nos livres en format ePub adaptĂ©s aux mobiles peuvent ĂȘtre tĂ©lĂ©chargĂ©s via l'application. La plupart de nos PDF sont Ă©galement disponibles en tĂ©lĂ©chargement et les autres seront tĂ©lĂ©chargeables trĂšs prochainement. DĂ©couvrez-en plus ici.
Perlego propose deux forfaits: Essentiel et Intégral
  • Essentiel est idĂ©al pour les apprenants et professionnels qui aiment explorer un large Ă©ventail de sujets. AccĂ©dez Ă  la BibliothĂšque Essentielle avec plus de 800 000 titres fiables et best-sellers en business, dĂ©veloppement personnel et sciences humaines. Comprend un temps de lecture illimitĂ© et une voix standard pour la fonction Écouter.
  • IntĂ©gral: Parfait pour les apprenants avancĂ©s et les chercheurs qui ont besoin d’un accĂšs complet et sans restriction. DĂ©bloquez plus de 1,4 million de livres dans des centaines de sujets, y compris des titres acadĂ©miques et spĂ©cialisĂ©s. Le forfait IntĂ©gral inclut Ă©galement des fonctionnalitĂ©s avancĂ©es comme la fonctionnalitĂ© Écouter Premium et Research Assistant.
Les deux forfaits sont disponibles avec des cycles de facturation mensuelle, de 4 mois ou annuelle.
Nous sommes un service d'abonnement Ă  des ouvrages universitaires en ligne, oĂč vous pouvez accĂ©der Ă  toute une bibliothĂšque pour un prix infĂ©rieur Ă  celui d'un seul livre par mois. Avec plus d'un million de livres sur plus de 1 000 sujets, nous avons ce qu'il vous faut ! DĂ©couvrez-en plus ici.
Recherchez le symbole Écouter sur votre prochain livre pour voir si vous pouvez l'Ă©couter. L'outil Écouter lit le texte Ă  haute voix pour vous, en surlignant le passage qui est en cours de lecture. Vous pouvez le mettre sur pause, l'accĂ©lĂ©rer ou le ralentir. DĂ©couvrez-en plus ici.
Oui ! Vous pouvez utiliser l’application Perlego sur appareils iOS et Android pour lire Ă  tout moment, n’importe oĂč — mĂȘme hors ligne. Parfait pour les trajets ou quand vous ĂȘtes en dĂ©placement.
Veuillez noter que nous ne pouvons pas prendre en charge les appareils fonctionnant sous iOS 13 ou Android 7 ou versions antĂ©rieures. En savoir plus sur l’utilisation de l’application.
Oui, vous pouvez accéder à Testament insolent par Albert Memmi en format PDF et/ou ePUB ainsi qu'à d'autres livres populaires dans Social Sciences et Sociology. Nous disposons de plus d'un million d'ouvrages à découvrir dans notre catalogue.

Informations

Éditeur
Odile Jacob
Année
2009
Imprimer l'ISBN
9782738123039
ISBN de l'eBook
9782738196965
1
Leçons et autoleçons
Comme les humains, les livres ont une histoire, celui-ci a son origine dans deux événements.
Nous Ă©tions plus ou moins convenus, mon Ă©pouse et moi, de quitter Paris pour nous installer Ă  Antibes, dont j’aime la vieille ville, ses remparts, ses ruelles qui me rappellent ma ville natale, et surtout la mer, au souvenir de laquelle j’aurai soupirĂ© ma vie durant – pourquoi n’y suis-je pas dĂ©finitivement retournĂ© ?, c’est l’une de mes nostalgies. Une cruelle maladie de mon Ă©pouse rendit ce projet caduc ; je voulus toutefois mettre de l’ordre dans mes papiers.
Je m’aperçus, chemin faisant, que ce n’était pas la seule raison, peut-ĂȘtre mĂȘme pas la vĂ©ritable. J’avais Ă©galement le besoin et le dĂ©sir de procĂ©der Ă  un bilan de ma vie jusqu’ici, erreurs comprises. J’avais dĂ©jĂ  tentĂ© cet exercice dans Le Nomade immobile, mais, le temps ayant passĂ©, il fallait le reprendre. D’autant que, dorĂ©navant, il fallait aussi compter les jours qui restent.
Si l’on me demandait pourquoi cet effort, je serais bien embarrassĂ©. Parmi mes raisons, aucune ne l’emporte dĂ©cisivement sur toutes les autres. La premiĂšre, je suppose, est, outre un besoin de mettre de l’ordre en moi-mĂȘme et dans ce qui m’entoure, de rembourser une dette. Ce n’est pas par hasard, ni seulement pour gagner ma vie, que j’ai enseignĂ© durant quarante ans, au lycĂ©e puis Ă  l’universitĂ©, que je continue avec des confĂ©rences, des Ă©crits, des livres et quantitĂ© de textes courts. Ayant profitĂ© de cette abondance de biens, fournis par la communautĂ©, fĂ»t-elle injuste et inĂ©galitaire, je lui dois quelque ristourne.
Outre l’urgence de l’ñge, testament signifie inventaire des biens que l’on souhaite transmettre, lesquels Ă©voluent, s’enrichissent ou se dĂ©gradent. En ce qui concerne un homme de plume, c’est la volontĂ© d’offrir l’essentiel et le meilleur de lui-mĂȘme. Ce n’est pas pur altruisme ; il est rĂ©confortant de penser que l’on a donnĂ© sa part, fĂ»t-elle minime, dans la corbeille de la culture commune.
C’est pourquoi je crains, malgrĂ© mes efforts d’élucidation, de n’avoir pas Ă©tĂ© tout Ă  fait clair ; ni d’avoir suffisamment mis en lumiĂšre les quelques contributions qui me paraissent les plus importantes de mon travail, ni surtout la cohĂ©rence, mĂȘme relative, de l’ensemble. Lorsque je professais et que mes auditeurs semblaient ne pas me suivre, je m’en prenais Ă  moi-mĂȘme, non Ă  eux : j’avais donc mal fait mon travail ; je devais m’y reprendre autrement. Je le devais Ă©galement aux lecteurs qui m’ont fait l’amitiĂ© de me suivre.
Rares sont les lecteurs qui connaissent tout d’un auteur, mĂȘme familier ; je pense que c’est Ă  l’auteur d’indiquer les passerelles, s’il y tient ; ce qui est mon cas. Par exemple : d’oĂč vient l’importance que nous donnons Ă  nos appartenances ? De nos relations avec les autres groupes ? Quelle est leur nature ? Quel est le rapport entre la dĂ©pendance et la domination, qui me semblent les deux conduites les plus frĂ©quentes en chacun ? Je l’ai suggĂ©rĂ© çà et lĂ , mais peut-ĂȘtre pas assez nettement. Or la dominance et la dĂ©pendance ne sont pas deux domaines sĂ©parĂ©s, mais deux rĂ©ponses Ă  une mĂȘme demande, celle de notre commune condition. Pourquoi me suis-je occupĂ© si longuement du racisme et, plus gĂ©nĂ©ralement, de ce que j’ai proposĂ© de nommer l’hĂ©tĂ©rophobie ? Quel rapport y a-t-il entre l’hĂ©tĂ©rophobie et la dĂ©pendance, opposĂ©es en apparence ? En fait, ce sont deux modalitĂ©s de la relation avec autrui, la premiĂšre nĂ©gative, la seconde positive ; cela m’a semblĂ© Ă©vident, mais pour mes lecteurs ?
L’un de mes derniers ouvrages L’Individu face Ă  ses dĂ©pendances, sous forme de dialogues Ă  la maniĂšre platonicienne avec l’excellente journaliste Catherine Pont-Humbert, a bĂ©nĂ©ficiĂ© d’un compte rendu dans la revue Psychologies, dont j’ai remerciĂ© l’auteure. Mais elle Ă©crit : « Les psys français explorent aujourd’hui les mĂ©canismes de dĂ©pendance. » Cet « aujourd’hui » m’a laissĂ© perplexe. AprĂšs des annĂ©es de sĂ©minaires Ă  l’École pratique des hautes Ă©tudes et Ă  l’universitĂ© de Nanterre, j’ai publiĂ© trois livres sur la dĂ©pendance et des dizaines de textes courts, sans compter diverses communications pas toujours suivies de publication. Elle ajoute : « Ils [les psys] voient des points communs entre l’alcoolique et le toxicomane, l’amoureux fusionnel et le dĂ©pensier compulsif. » Or ces points communs, cette comparaison entre les mĂ©canismes de ces diverses dĂ©pendances, constituent prĂ©cisĂ©ment l’une de mes hypothĂšses. L’un de mes livres est intitulĂ© clairement Le Buveur et l’Amoureux ; je l’avais mĂȘme primitivement intitulĂ© Le Buveur, l’Amoureux, le Croyant et le Partisan, titre que l’éditeur a trouvĂ© trop long. Le titre court a Ă©tĂ© repris dans les traductions. Quant au « dĂ©pensier compulsif », il y a quelques annĂ©es, j’avais donnĂ© sur ce mĂȘme sujet, le « shopping », un entretien un peu amusĂ© Ă  un magazine fĂ©minin. Je n’ai donc probablement pas rĂ©ussi Ă  retenir suffisamment l’attention des lecteurs.
Sans compter les erreurs d’interprĂ©tation. À la parution de mon Portrait du dĂ©colonisĂ©, qui fait suite au Portrait du colonisĂ©, le directeur du Nouvel Observateur, Jean Daniel, a bien voulu noter dans son hebdomadaire que « tout est vrai » dans mes descriptions, ce dont je lui fus reconnaissant, mais quelques jours aprĂšs, dans Le Monde, il me reprochait d’avoir proclamĂ©, lors des dĂ©bats sur la dĂ©colonisation, que le colonisĂ© Ă©tait en quelque sorte un parangon de l’humanitĂ©, un modĂšle pour notre avenir commun. Or c’était plutĂŽt la thĂšse de Fanon, soutenue imprudemment par Sartre, qui croyait ainsi mieux servir le tiers-monde. Je n’ai jamais cessĂ© au contraire de dĂ©plorer ce que j’ai nommĂ© les « carences » du colonisĂ©, et d’ailleurs de tout opprimĂ©, les Noirs, les juifs, et mĂȘme les femmes, tous plus ou moins atteints par leur servitude. Ce qui d’ailleurs n’a pas plu Ă  tout le monde, car je semblais dĂ©prĂ©cier les opprimĂ©s, alors que je dĂ©nonçais leurs blessures communes. Mon critique suggĂ©rait, je suppose, que je me contredisais ou que j’avais changĂ© d’avis, ce que j’aurais reconnu, si c’était vrai. Or je venais juste de montrer au contraire que les Ă©checs actuels des dĂ©colonisĂ©s, que je dĂ©crivais, loin d’infirmer les carences du colonisĂ©, les prolongeaient et s’expliquaient, partiellement au moins, par elles. Plus gĂ©nĂ©ralement, les fameuses proclamations : « Black is beautiful ! », « Je suis fier d’ĂȘtre juif ! », « Je suis fiĂšre d’ĂȘtre femme ! » sont de naĂŻves compensations de vaincus. Si l’on peut y trouver quelques avantages, il faut une loupe pour les apercevoir, alors que les inconvĂ©nients en sont gros comme des montagnes.
Un professeur d’universitĂ© amĂ©ricaine, Johan Sadock, a signalĂ© dans un article de revue une erreur du mĂȘme genre commise Ă  mon propos. L’excellent essayiste palestino-amĂ©ricain Edward SaĂŻd, dĂ©cĂ©dĂ© depuis, m’assimilait, pour m’en fĂ©liciter, Ă  un Occidental qui, par gĂ©nĂ©rositĂ©, Ă  l’instar de Jean Genet, aurait rejoint le camp des Orientaux. Je ne mĂ©rite pas cet Ă©loge, si Ă©loge il y a, qui risque de donner une idĂ©e fausse de mon itinĂ©raire : nĂ© Ă  Tunis, de langue maternelle et longtemps de nationalitĂ© tunisiennes, sans jamais renier mon terreau natal ni mes persistants attachements, j’ai plutĂŽt effectuĂ© l’itinĂ©raire inverse. Ce dont je n’ai ni Ă  me vanter ni Ă  m’excuser. Je ne suis d’ailleurs pas le seul ; les nouvelles gĂ©nĂ©rations de MaghrĂ©bins et d’Africains, qui ont rejoint l’Europe ou les États-Unis, nous ont largement suivis. Je suis devenu un Ă©crivain d’expression française, comme la plupart de nos cadets, qui avaient commencĂ© par nous le reprocher. Dans sa prĂ©face Ă  une rĂ©cente Ă©dition algĂ©rienne de mon Portrait du colonisĂ© (pirate, soit dit en passant ; il en a Ă©galement omis, je ne sais pourquoi, la prĂ©face de Sartre et la mienne), le prĂ©sident de l’AlgĂ©rie, Abdelaziz Bouteflika, m’a reprochĂ© d’avoir quittĂ© mon pays natal ; je lui ai suggĂ©rĂ© de se demander plutĂŽt pourquoi tant d’écrivains du tiers-monde ont fui leurs pays respectifs.
Enfin, pour terminer cette hypothĂ©tique Ă©numĂ©ration des raisons qui m’ont poussĂ© Ă  rĂ©diger ce testament, peut-ĂȘtre n’ai-je obĂ©i qu’à un moteur plus cachĂ© : comment vaincre (illusoirement) la mort ; peut-ĂȘtre aurai-je ainsi quelques chances de durer. Curieux souhait, de la part d’un incroyant, qui pense qu’il n’existe pas d’autre vie que celle-ci ! Que m’importe ce qui arrivera Ă  mes Ɠuvres une fois que j’aurais disparu ?
Je ne sais comment m’expliquer lĂ  non plus. Peut-ĂȘtre parce que je me considĂšre confusĂ©ment comme un Ă©lĂ©ment dans une espĂšce de corps collectif, qui a vĂ©cu avant moi et qui vivra aprĂšs. Ce qui ne me satisfait pas davantage ; je me mĂ©fie mĂȘme de ce genre de considĂ©rations. C’est pourquoi je me suis aussi proposĂ© ceci : cet espoir me fait croire que je suis digne maintenant d’ĂȘtre utilisĂ© plus tard. Dans son petit livre sur la vieillesse, CicĂ©ron se donnait une justification similaire : une vie assez bien remplie dispense de regrets. Peut-ĂȘtre y a-t-il quelque vanitĂ© Ă  se proposer ainsi, mĂȘme faiblesses reconnues ? Mais toute littĂ©rature n’est-elle pas en quelque mesure vanitĂ© et narcissisme plus ou moins avouĂ© ? Souvent on n’a le choix qu’entre le silence ou la vanitĂ©.
Alors, c’est pour en convaincre les autres ? Dans une certaine mesure, oui ; mais convaincre les autres pour me convaincre moi-mĂȘme. Il en est ainsi pour l’escalade en montagne, la course Ă  pied, la saintetĂ© ou la rĂ©ussite Ă©conomique. L’écrivain croit devoir convaincre la postĂ©ritĂ© ; peut-ĂȘtre Ă  cause d’une culpabilitĂ© plus tenace. L’orgueil vĂ©ritable serait le silence, si l’on en est capable.
En somme, il s’agit Ă  la fois d’un plaidoyer et d’un testament philosophique ? C’est Ă©galement vrai ; mĂȘme si je ne tiens pas tellement Ă  l’adjectif philosophique, trop chargĂ© et rebutant pour beaucoup. Mettons une tentative d’autobiographie, philosophie incluse. Leçons d’une vie, plus modeste, m’aurait peut-ĂȘtre convenu davantage, j’hĂ©site toujours quand je dois choisir un titre pour un ouvrage en cours. C’est que je le voudrais, sans ĂȘtre obscur, le plus adĂ©quat possible Ă  mon propos. GĂ©nĂ©ralement j’inscris quelques titres possibles sur des feuilles sĂ©parĂ©es que je dispose sur ma cheminĂ©e, donnant sa chance Ă  chacun jusqu’à ce que l’un d’entre eux s’impose. C’est ainsi que j’ai Ă©tĂ© tentĂ©, entre autres, par testament ironique, ou impertinent. Parmi les titres auxquels j’ai pensĂ©, il y avait Ă©galement, horreur ! ProlĂ©gomĂšnes, ce qui aurait fait fuir ces nombreux lecteurs qui craignent de ne pas comprendre la dĂ©marche et le but de la philosophie. Cela vient surtout de ce que le langage de la plupart des philosophes, maladresse ou incapacitĂ©, est trop souvent hermĂ©tique (ce qui n’est pas une nĂ©cessitĂ© organique de la philosophie ; Montaigne, Diderot sont de superbes prosateurs ; on dit alors, il est vrai, que ce ne sont pas des philosophes ! Mais Nietzsche, Descartes, ou Freud dans son genre, ne sont-ils pas admirablement clairs ?) Car la littĂ©rature n’est pas mieux lotie. Testament insolent a fini par me sembler le plus fidĂšle Ă  mon entreprise, conciliant sĂ©rieux et ironie, Ă  la fois l’indulgence et l’agacement, la solidaritĂ© mais non la complicitĂ© que j’éprouve Ă  l’égard de mes semblables.
Je soupçonne quelquefois mes confrĂšres de coquetterie, pour s’impressionner eux-mĂȘmes en impressionnant les autres : car il est vrai que plus ils sont obscurs, plus on les croit profonds. Je m’abstiendrai par charitĂ© de citer des vivants, dont on lit en gĂ©nĂ©ral une vingtaine de pages avant de les abandonner dĂ©finitivement. Que de fois m’est-il arrivĂ© de m’irriter du mauvais service rendu Ă  nos Ă©tudiants qui s’évertuaient Ă  rĂ©diger, Ă  la maniĂšre de Lacan ou de Barthes deuxiĂšme maniĂšre, des copies illisibles. On dirait qu’il existe une tradition d’obscuritĂ© plus ou moins prĂ©mĂ©ditĂ©e. J’ai relu ces jours-ci les commentaires d’Hegel sur les stoĂŻciens : ils sont bien plus indĂ©chiffrables que ce qu’ils sont censĂ©s Ă©clairer. (Henri LefĂšbvre, l’un de ses meilleurs connaisseurs, et admirateurs, le traite d’abrupt.) J’ai renoncĂ© Ă  maĂźtriser la logomachie lyrico-mĂ©taphysique de Heidegger. (Pas Ă©tonnant qu’il fĂ»t plus que tentĂ© par la fumeuse idĂ©ologie nazie.) Je me souviens avec agacement de ces interminables discussions, au lycĂ©e puis Ă  la Sorbonne, sur « l’Objet et la nature de la philosophie », Ă  croire que l’on ne savait pas de quoi l’on parlait. Comme si les physiciens ou les chimistes commençaient par rĂ©flĂ©chir pĂ©niblement sur la nature de leur discipline ; et, plus curieux, n’arrivant pas Ă  se mettre d’accord, s’en fĂ©licitaient. Plaisantes gens que les philosophes qui commencent par dĂ©clarer qu’ils ne savent pas ce qu’est la philosophie, puis se mettent bravement Ă  rĂ©diger des centaines de pages sur ce qu’ils supposent qu’elle est !
Bien que toute expĂ©rience soit par certains cĂŽtĂ©s profitable, je rage Ă  l’idĂ©e du temps que j’ai perdu (au lieu de me consacrer Ă  mieux connaĂźtre le corps humain, grĂące Ă  une honnĂȘte mĂ©decine comme je l’ai tentĂ© un moment, ou la sociĂ©tĂ©, pour mieux y accorder ma conduite) Ă  tenter de pĂ©nĂ©trer les ratiocinations de saint Thomas et de saint Augustin, qui ont empoisonnĂ© la pensĂ©e occidentale. À n’avoir pas compris assez vite qu’il s’agissait non de philosophie, mais de thĂ©ologie ; et que l’effort des clĂ©ricaux vise surtout Ă  prĂ©server une dogmatique, non Ă  rechercher la vĂ©ritĂ©, qu’ils commencent d’abord par combattre. La Sorbonne n’en est toujours pas indemne ; elle continue inlassablement Ă  se colleter avec la scolastique moyenĂągeuse. À se demander quelle est la nature de l’Âme, avec majuscule bien entendu ; et bien entendu sĂ©parĂ©e du corps, afin d’ĂȘtre non pĂ©rissable, donc immortelle, car elle est immortelle ! Ce qui est bien rassurant. En quoi consistent le Bien et le Mal ? Si le Bien nous a Ă©tĂ© dictĂ© de toute Ă©ternitĂ© par Dieu, pourquoi le Mal existe-t-il ? Terrible question ! Adam Ă©tant primitivement parfait, puisqu’il a Ă©tĂ© créé par Dieu lui-mĂȘme parfait, pourquoi ne l’est-il plus ? RĂ©ponse Ă©vidente : c’est qu’il a fautĂ© ! Il devait donc ĂȘtre puni, d’oĂč la chute hors du paradis. Heureusement que JĂ©sus l’a rachetĂ© rĂ©trospectivement, et nous avec, mĂȘme si nous ne sommes pour rien dans ce crime. Il s’agit toujours de justifier ainsi la thĂ©ologie du pĂ©chĂ© et de la chute, dont seuls les prĂȘtres, via JĂ©sus, peuvent nous absoudre. Ce roman thĂ©ologico-mĂ©taphysique, qui est la doctrine de base de l’Église, est hypocritement repris, sous des abstractions diverses, par la Sorbonne, truffĂ©e de professeurs chrĂ©tiens plus ou moins dĂ©clarĂ©s. Ils en sont bien punis ; la plupart de leurs Ɠuvres, prĂ©tendument philosophiques, ne sont que des embryons en bocal ou des urnes funĂ©raires que personne ne visite plus.
En dĂ©pit des quelques coups de boutoir d’aprĂšs-guerre (Sartre, Merleau-Ponty, etc.), la victoire de la raison, sinon du bon sens, demeure incertaine. Car il n’y a pas que la Sorbonne. Les baudruches philosophiques et religieuses ont la vie dure. Les Français sont fiers, souvent Ă  juste titre, de leur enseignement secondaire ; mais, dans les cours de littĂ©rature et dans les classes de philosophie, on apprend toujours que l’ñme est un « principe spirituel ». (En quoi consiste cette spiritualitĂ©, diffĂ©rente par nature de tout Ă©lĂ©ment matĂ©riel ? On ne le saura jamais.) Le cours de mĂ©taphysique continue inlassablement Ă  Ă©numĂ©rer les prĂ©tendues preuves de l’existence de Dieu. MĂȘme Descartes n’a pas osĂ© les nĂ©gliger.
Lorsque j’arrivai Ă  Alger pour reprendre mes Ă©tudes interrompues par la guerre, notre trĂšs catholique professeur de philosophie consacra l’annĂ©e universitaire Ă  La Nuit obscure de saint Jean de la Croix, poĂšte de talent certes, mais qui ne mĂ©rite pas tant d’attention
 philosophique. Les journaux viennent de nous apprendre qu’une ville amĂ©ricaine, dont je n’ai pas retenu le nom, vient d’inaugurer un musĂ©e crĂ©ationniste, oĂč l’on fournirait les preuves « palpables » de la crĂ©ation de l’homme et de l’univers par Dieu en six jours, il y a six mille ans, comme ne le soutiennent mĂȘme plus les rabbins les plus attardĂ©s ; que la femme est une crĂ©ation plus tardive, qui a fait le malheur de l’homme par sa funeste curiositĂ©, etc. J’espĂšre aller un jour me rĂ©jouir sur place de ces excentricitĂ©s imagĂ©es. Ne parlons pas des thĂ©ologiens-philosophes musulmans ou juifs, que l’on Ă©voque avec une respectueuse ignorance, comme de prĂ©cieux bijoux de famille ; le peu que j’en sais ne me paraĂźt pas plus fĂ©cond. Bref, sans aller jusqu’à reprendre Ă  mon compte une formule fameuse d’Épicure : « Vide est le discours du philosophe qui ne soigne aucune affection humaine. » Je n’en Ă©tais pas loin ; j’ai fini par me demander : « À quoi sert la philosophie ? » VoilĂ  pourquoi, entre autres, je me suis tournĂ© plus tard vers les sciences de l’homme.
Qu’on ne m’accuse pas de malveillance ; en rangeant ma bibliothĂšque, je tombe sur un dialogue entre l’honnĂȘte Vladimir JankĂ©lĂ©vitch, professeur Ă  la Sorbonne, et un journaliste Ă  qui il avoue benoĂźtement : « La philosophie passe son temps Ă  se dĂ©finir. Au point que les Ă©lĂšves, les Ă©tudiants s’impatientent
 cela tient au fond Ă  la philosophie elle-mĂȘme. » Peut-ĂȘtre JankĂ©lĂ©vitch en est-il triste, comme d’une fragilitĂ© ? D’une difficultĂ© mĂ©thodologique Ă  rĂ©soudre ? Mais non ! Il en est fier : « Si la philosophie se cherche, le fait mĂȘme qu’elle se cherche relĂšve de sa vocation et de sa dignitĂ©. » Il ajoute : « Pourvu qu’elle ne se trouve pas trop tĂŽt ! » Curieux chercheur qui se glorifie de son ignorance et souhaite ne pas trouver ! À l’appui, il rapporte fraternellement un propos analogue de Michel Serres, Ă©galement professeur Ă  la Sorbonne et acadĂ©micien, qui, interrogĂ© par un chauffeur de taxi « Qu’est-ce que la philosophie ? À quoi elle sert ? » rĂ©pond : « La question que vous me posez, c’est la premiĂšre question de la philosophie
 C’est sur quoi les philosophes s’interrogent tout le temps. » Il est intĂ©ressant de noter que Serres est philosophe des sciences. Pour ne pas nous en tenir Ă  l’Hexagone, voici une dĂ©finition que je trouve dans un Guide (!) pour un apprenti philosophe rĂ©digĂ© par un professeur de l’UniversitĂ© de JĂ©rusalem : « On parle d’ontologie, d’épistĂ©mologie, de philosophie de l’esprit, de philosophie du langage, d’éthique, d’esthĂ©tique
 des problĂšmes qui ont trait Ă  ce qui est, Ă  ce que l’on sait, Ă  ce que l’on pense, Ă  ce que l’on dit, Ă  ce qu’on fait, Ă  ce qu’on apprĂ©cie. » En somme, tout et n’importe quoi. Il y faudrait ĂȘtre une encyclopĂ©die vivante. C’est pourquoi, faute de sujet prĂ©cis, nos philosophes ne sont souvent que des commentateurs, accumulant des discours sur des discours. Mais laissons les philosophes, les professionnels j’entends, Ă  leurs perplexitĂ©s, les miennes me suffisent.
Comment dĂ©finir alors cette leçon de vie, la mienne tout du moins ? C’est une tentative pour dĂ©couvrir dans le rĂ©el, l’esprit y compris, une triple ou une quadruple cohĂ©rence relative : une cohĂ©rence Ă©ventuelle entre nos savoirs, si possible une cohĂ©rence entre nos conduites, les deux liĂ©es dans une troisiĂšme cohĂ©rence, entre nos savoirs avĂ©rĂ©s et nos conduites, ce qui devrait nous mener Ă  une certaine sagesse. En somme, j’en attends surtout qu’elle m’aide Ă  vivre au mieux. En quoi je ne fais que rejoindre les penseurs grecs anciens dont, lĂ -dessus, je me sens plus proche que de la tradition judĂ©o-chrĂ©tienne. Elle ne me semble en effet guĂšre mĂ©riter la dĂ©nomination de sagesse, puisqu’elle renvoie le bonheur Ă  un au-delĂ , ou de nous en remettre Ă  des gourous au lieu d’organiser au mieux notre existence quotidienne.
Il faudrait y ajouter maintenant quelques Asiatiques, les bouddhistes par exemple. Je les connais mal, m’y Ă©tant mis tardivement. On peut ĂȘtre intĂ©ressĂ© par leurs trouvailles de techniques corporelles, relaxation, respiration, mais ne pas les suivre dans leurs rĂȘveries mĂ©taphysiques ; par exemple cette course de relais Ă  travers diverses rĂ©incarnations, pour atteindre Ă  un Ă©ventuel nirvana et Ă  une ultime (?) rĂ©alitĂ©.
Certes, il y...

Table des matiĂšres

  1. Couverture
  2. Titre
  3. Copyright
  4. 1 - Leçons et autoleçons
  5. 2 - Les duos, dominants et dominés
  6. 3 - Le besoin et la tentation de dominer
  7. 4 - La dĂ©pendance ou le besoin d’autrui
  8. 5 - L’identitĂ© n’est pas identique
  9. 6 - L’irrĂ©sistible attirance et les rĂȘveries de l’amour
  10. 7 - Fictions, illusions et hallucinations
  11. 8 - Il faut désacraliser la culture
  12. 9 - Gérer les conflits : la morale et la politique
  13. 10 - Le goût et la recherche de la vérité
  14. 11 - Le bien vivre
  15. Du mĂȘme auteur