Bismarck, l'Allemagne et l'Europe unie
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Bismarck, l'Allemagne et l'Europe unie

1898-1998-2098

  1. 240 pages
  2. French
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Bismarck, l'Allemagne et l'Europe unie

1898-1998-2098

À propos de ce livre

« Au moment oĂč l'Allemagne vit un tournant, oĂč l'Europe, marchant vers l'unitĂ©, accĂšde au rang de puissance internationale, le centenaire de la mort du grand homme d'État que fut Otto von Bismarck incite Ă  rĂ©flĂ©chir aux bouleversements dont il a Ă©tĂ© l'acteur et parfois le maĂźtre d'Ɠuvre, mais surtout aux Ă©volutions que l'Allemagne, l'Europe et l'humanitĂ© tout entiĂšre ont vĂ©cues au cours du siĂšcle Ă©coulĂ© depuis la disparition du premier chancelier du DeuxiĂšme Reich. 1898-1998 : entre ces deux Ă©poques, la diffĂ©rence est immense. 1998-2098 : le contraste sera sans doute plus net encore. Raison de plus pour tirer les leçons du passĂ© en cherchant Ă  mieux comprendre l'action d'un homme qui a su anticiper et orchestrer des changements considĂ©rables. » Joseph Rovan a Ă©tĂ© professeur de civilisation allemande aux universitĂ©s de Vincennes et de Paris-III. Il a publiĂ© de nombreux ouvrages et articles, notamment Histoire politique des catholiques allemands, Histoire de la social-dĂ©mocratie allemande, L'Allemagne n'est pas ce que vous croyez, Histoire de l'Allemagne des origines Ă  nos jours, ainsi que France-Allemagne : le bond en avant, avec Jacques Delors et Karl Lamers, aux Éditions Odile Jacob.

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Informations

Éditeur
Odile Jacob
Année
1998
Imprimer l'ISBN
9782738106582

III

De la grande Allemagne Ă  la grande Europe



Du temps de Bismarck il existait une sorte de concert des puissances mondiales. Les deux congrĂšs de Berlin, celui de 1875, qui devait mettre fin au conflit russo-turc en revenant sur le traitĂ© particuliĂšrement sĂ©vĂšre que Saint-PĂ©tersbourg avait imposĂ© Ă  Istanbul Ă  la suite des terribles dĂ©faites essuyĂ©es par les armĂ©es ottomanes (TraitĂ© de San Stefano), et celui de 1878, qui devait rĂ©gler le sort d’une grande partie de l’Afrique en crĂ©ant un royaume du Congo attribuĂ© Ă  titre personnel au roi des Belges, avaient bien montrĂ© que les puissances considĂ©rĂ©es comme mondiales Ă©taient toutes europĂ©ennes (Russie, Autriche-Hongrie, Allemagne, France, Grande-Bretagne) et qu’elles tentaient de maintenir entre elles une sorte d’équilibre, chacune s’opposant Ă  ce que l’une d’elles n’imposĂąt aux autres une sorte d’hĂ©gĂ©monie, et chacune – en cas de conflit entre deux ou plusieurs d’entre elles – veillant Ă  ce qu’une dĂ©faite d’une d’entre elles ne se transformĂąt pas en Ă©limination, en debellatio comme on disait en latin pour dĂ©signer l’extermination d’une puissance par une autre (Carthage fit objet d’une « debellation » de la part de Rome). Bien que la Turquie ottomane ne fĂ»t pas une puissance europĂ©enne et qu’elle eĂ»t Ă©tĂ© pendant des siĂšcles l’ennemi commun de toutes les puissances europĂ©ennes (Ă  l’exception de la France), une victoire trop complĂšte de la Russie eĂ»t profondĂ©ment bouleversĂ© l’équilibre tel qu’il s’était Ă©tabli aprĂšs la rĂ©alisation de l’unitĂ© italienne et de l’unitĂ© allemande. Et si l’une des puissances europĂ©ennes Ă  vocation coloniale se fĂ»t emparĂ©e de l’immense Congo cet Ă©quilibre aurait Ă©tĂ© Ă©branlĂ© Ă  partir de ce continent africain oĂč Anglais, Français, Allemands et Italiens (sans parler des Espagnols et des Portugais) se taillaient alors de vastes domaines d’exploitation coloniale. En Asie, l’Angleterre avait anĂ©anti les grands rĂȘves français aux Indes, bien avant la fin du XVIIIe siĂšcle, et l’Inde ne comptait plus, dĂšs lors, comme puissance autonome. La Chine avait dĂ» sous la pression anglaise et française, relayĂ©e au nord par la Russie, dĂ©manteler ses dĂ©fenses et accepter des pĂ©nĂ©trations qui s’accompagnaient d’occupations voire de cessions de territoires. Quelques annĂ©es plus tard, la guerre des Boxers devait montrer que l’Europe n’était pas disposĂ©e Ă  laisser la Chine redevenir une puissance Ă  son propre compte. Cependant vers la fin de la vie de Bismarck des nouveautĂ©s s’annonçaient dans le monde qui peu Ă  peu allaient mettre fin Ă  la prĂ©dominance quasi absolue des puissances europĂ©ennes. Le Japon qui avait dĂ» au milieu du XIXe siĂšcle sortir de son isolement volontaire et sĂ©culaire sous la menace d’une flotte amĂ©ricaine trĂšs supĂ©rieure Ă  ses moyens encore presque mĂ©diĂ©vaux, pour utiliser des chronologies europĂ©ennes, sortit victorieux en 1895 d’une guerre avec la Chine. Quelques annĂ©es plus tard (1904-1905), il devait triompher de l’énorme puissance russe minĂ©e par ses difficultĂ©s intĂ©rieures. DĂšs lors le Japon entrait dans le cercle des puissances mondiales dont il ne devait sortir qu’aprĂšs sa dĂ©faite, face Ă  l’AmĂ©rique, en 1945. Cependant les États-Unis, par la proclamation de la Doctrine de Monroe (1823), avaient imposĂ© dĂšs le dĂ©but du XIXe siĂšcle aux puissances europĂ©ennes le respect d’une sorte de protectorat sur l’ensemble du continent amĂ©ricain, mis Ă  part le Canada et quelques petites colonies surtout dans les Antilles. Face Ă  l’expĂ©dition française au Mexique dans les annĂ©es 1860, les États-Unis accordĂšrent une aide importante encore plus clairement au gouvernement mexicain et firent ainsi comprendre qu’ils ne tolĂ©reraient pas l’installation sur ce continent d’une puissance europĂ©enne. À la fin du siĂšcle, devant l’Espagne qui tenta par la force de maintenir son pouvoir sur ce qui lui restait en AmĂ©rique, Cuba et Porto Rico, les États-Unis imposĂšrent Ă  l’ancienne mĂ©tropole l’abandon des territoires situĂ©s dans ce qui avait autrefois Ă©tĂ© la base de sa puissance mondiale ; ils lui arrachĂšrent en mĂȘme temps les Philippines situĂ©es en Asie (1898). On verra quelques annĂ©es plus tard, au cours de la PremiĂšre Guerre mondiale, les États-Unis dĂ©cider de l’issue du conflit qui mettait aux prises toutes les grandes puissances europĂ©ennes, plus un grand nombre de pays petits et moyens, et Ă  nouveau la Turquie. DĂšs lors la prĂ©dominance presque absolue des EuropĂ©ens parmi les puissances mondiales est terminĂ©e. La Seconde Guerre mondiale prĂ©cipite le mouvement avec le partage de l’Europe entre protectorats amĂ©ricains et satellites soviĂ©tiques alors qu’en Asie la Chine communiste devient, Ă  la place du Japon, une puissance dont l’importance n’a cessĂ© de croĂźtre pendant la seconde moitiĂ© du siĂšcle et que l’Inde devenue indĂ©pendante devient Ă  son tour, souvent en situation conflictuelle avec la Chine, une puissance mondiale. Aujourd’hui, Ă  la fin du XXe siĂšcle, toutes les puissances mondiales, États-Unis, Chine, Inde et – on reviendra sur son cas – la Russie, sont extĂ©rieures Ă  l’Europe.
Les dates que nous venons de citer montrent que cette immense rĂ©volution, cet immense retournement – ce mot traduit bien le sens de revolvere, d’oĂč vient « rĂ©volution » –, s’est accomplie en moins de cent ans, entre 1895 et la fin du prĂ©sent siĂšcle. Si nous examinons ce que s’est passĂ© entre 1648 et 1900, en deux cent cinquante ans, c’est Ă  l’intĂ©rieur d’un « concert europĂ©en » mis en place par les traitĂ©s de Westphalie que des changements importants mais non bouleversants s’étaient produits. La France, la Grande-Bretagne, l’Autriche figuraient dĂ©jĂ  au premier rang Ă  MĂŒnster et Ă  OsnabrĂŒck. L’Espagne, la Hollande et la SuĂšde ont trĂšs vite perdu leur rang, la Russie et la Prusse se sont substituĂ©es Ă  elles. C’était chose faite en 1740, et la Prusse s’étant Ă©tendue Ă  la majeure partie de l’Allemagne, ce sont les mĂȘmes grandes puissances qui dominent l’Europe et la plus grande partie du monde au moment oĂč Bismarck en 1890 quitte en tant qu’acteur la scĂšne politique. L’accĂ©lĂ©ration de l’histoire qu’ont vĂ©cue les hommes et les femmes de mon Ăąge (je suis nĂ© en 1918) a Ă©tĂ© absolument prodigieuse – il avait fallu trois guerres et plus de cent ans (264-146 av. J.-C.) pour que Rome puisse triompher de Carthage et asseoir sa puissance sur la plus grande partie du bassin mĂ©diterranĂ©en.
La Russie est devenue une puissance europĂ©enne et une grande puissance sous Pierre le Grand et grĂące Ă  lui mais elle est restĂ©e un peuple, un État et une puissance Ă  part. En dĂ©pit de l’importance considĂ©rable de l’influence allemande – directe et Ă  travers la noblesse balte qui joua en Russie un si grand rĂŽle au XVIIIe et au XIXe siĂšcle –, en dĂ©pit de l’importante influence culturelle française, surtout au XVIIIe siĂšcle et encore pendant la premiĂšre partie du XIXe, son fondement slave et orthodoxe continue Ă  faire d’elle une entitĂ© dont l’histoire aussi bien que la composition sont profondĂ©ment diffĂ©rentes de celles des peuples de l’Europe catholique et protestante (qui a Ă©tĂ© catholique pendant mille ans avant de devenir protestante, ayant conservĂ© le mĂȘme enracinement dans l’histoire et dans la pensĂ©e des Grecs et des Romains). La Russie a rencontrĂ© Byzance – tardivement d’ailleurs –, elle n’a jamais connu Rome, mĂȘme pas comme certains peuples germaniques en la combattant et en accueillant en mĂȘme temps sa rĂ©alitĂ© complexe. Certes le russe est une langue indoeuropĂ©enne et le peuple russe appartient Ă  la race blanche, europĂ©enne – mais ce sont lĂ  des constats de savants alors que l’histoire russe a Ă©tĂ© longtemps remplie du bruit des guerres avec la Pologne, et de la lutte de l’orthodoxie contre Rome (la Rome de la PapautĂ©), contre le catholicisme. Et quand la Russie s’abandonna totalement (en apparence tout au moins) Ă  une thĂ©orie nĂ©e en Europe occidentale, elle fit rapidement du marxisme le revĂȘtement idĂ©ologique d’une tyrannie typiquement moscoutaire : Staline est plus proche du modĂšle incarnĂ© par Ivan le Terrible que de Louis XIV ou de FrĂ©dĂ©ric le Grand.
Pour Bismarck qui n’a jamais cessĂ© de penser et d’agir en Prussien, la Russie avait toujours Ă©tĂ©, depuis le renversement des alliances opĂ©rĂ© par Pierre III en 1762 (transformĂ© en traitĂ© de paix par Catherine II, mais l’essentiel Ă©tait que la Russie fĂ»t sortie de l’alliance antiprussienne menĂ©e par l’impĂ©ratrice Marie-ThĂ©rĂšse, la tsarine Élisabeth et la marquise de Pompadour) garante de l’indĂ©pendance de la Prusse et de son rĂŽle de grande puissance. La Russie sauva la Prusse en ce moment du plus grand pĂ©ril, elle fut son alliĂ©e en 1806-1807, elle aida la Prusse Ă  se dĂ©tacher de NapolĂ©on, elle fut l’alliĂ©e indispensable jusqu’à la prise de Paris. La Prusse en revanche refusa son appui aux soulĂšvements polonais de 1831 et de 1863, elle resta neutre quand les puissances occidentales firent la guerre Ă  la Russie en 1856, et la Russie protĂ©gea les arriĂšres de la Prusse en 1866 et en 1870-1871. D’oĂč l’importance centrale aux yeux de Bismarck, au cƓur de son systĂšme d’alliances directes et indirectes (je pense ici Ă  l’entente Angleterre-Italie-Autriche), du fameux traitĂ© de RĂ©assurance (mauvaise traduction de RĂŒckversicherung qui est un terme beaucoup plus fort). Ce traitĂ© permet en effet que l’Allemagne ait son dos (RĂŒcken) libre, mais dĂ©jĂ  le fait que le traitĂ© dĂ»t rester secret montre que l’entente prusso-russe ne pouvait plus jouer dĂšs lors son rĂŽle traditionnel, la slavophilie montante en Russie rĂȘvant de plus en plus fort du dĂ©mantĂšlement de la monarchie des Habsbourg, TchĂšques, Slovaques, SlovĂšnes, Croates, Serbes rejoignant une grande unitĂ© slave, et Bismarck perdant ainsi l’alliĂ© indispensable qu’était devenue (ou redevenue) l’Autriche qui abritait un cinquiĂšme du peuple allemand et qui assurait encore indirectement une sorte de prĂ©pondĂ©rance allemande dans l’Europe du Sud-Est. En refusant de renouveler le TraitĂ© de RĂ©assurance, le jeune empereur superficiel et prĂ©somptueux acceptait en fait la guerre sur les deux fronts – contre la Russie et contre la France – qui avait Ă©tĂ© la hantise de Bismarck. Et si aprĂšs la guerre et la RĂ©volution il y eut Ă  nouveau une sorte de rapprochement germano-russe (Rapallo), un peu plus que quinze ans plus tard, Hitler devait lancer l’Allemagne contre Staline. Pour lui l’existence d’une grande Allemagne exigeait la destruction de la puissance russe et la mise en esclavage du peuple russe.
Le bolchevisme, le marxisme-lĂ©ninisme dominĂ© par Staline, coupa la Russie Ă  nouveau de l’Europe, mĂȘme si en termes gĂ©ographiques elle se situait toujours en partie dans ce continent qui va, sur les cartes et sur les globes, « de l’Atlantique Ă  l’Oural ». « Le socialisme dans un seul pays » isola radicalement ce pays-lĂ  de tous les autres. Il est vrai que la « confession » bolchevique s’organisa aussi Ă  l’intĂ©rieur des peuples sur lesquels il ne rĂ©gnait pas (encore
). Les partis communistes dans les pays qui n’avaient pas Ă©tĂ© conquis ou satellisĂ©s par l’URSS fonctionnaient, en quelque sorte, en analogie avec les liens que les slavophiles et l’orthodoxie avaient créés et dĂ©veloppĂ©s avec les peuples slaves non russes et non catholiques (ou, dans le cas tchĂšque, avec une forte tradition partielle anticatholique, dans la fidĂ©litĂ© Ă  l’hĂ©ritage hussite). L’existence au sein des États de l’Europe occidentale de « partis de l’ennemi » rendait le conflit avec cet adversaire encore plus acharnĂ© et plus redoutable.
Ayant rĂ©sistĂ© et survĂ©cu Ă  l’attaque hitlĂ©rienne, la Russie se trouve en 1945 victorieuse, au mĂȘme titre que l’AmĂ©rique, maĂźtresse de la moitiĂ© est de l’Europe non russe, et puissance mondiale – l’AmĂ©rique n’ayant ni voulu ni pu, du fait de sa structure politico-morale, utiliser contre l’URSS l’arme atomique pendant le bref moment oĂč elle fut seule Ă  la possĂ©der. Qu’on imagine seulement la situation contraire : Staline seul maĂźtre de la bombe nuclĂ©aire et se servant de la menace formidable ainsi en sa possession pour faire tomber les États-Unis du haut de leur rang. La maniĂšre dont la Russie stalinienne assura son pouvoir, d’abord sur son propre peuple, par la collectivisation agraire, la famine, le Goulag, la rĂ©duction en servitude des gens de culture, la terreur et la torture
, et ensuite sur les peuples que le partage de 1945 lui livra, creusa un nouveau fossĂ© presque infranchissable entre la Russie et l’Europe non asservie. Vint ensuite, lentement d’abord, de plus en plus rapide ensuite, la dĂ©composition du rĂ©gime et de l’État terminĂ©e en implosion. La Russie de 1998 n’est plus que la moitiĂ© d’une puissance mondiale, un dĂ©tonant et Ă©tonnant mĂ©lange de dĂ©sordre, de corruption, de dĂ©composition avec – tout de mĂȘme – un formidable reste de puissance. D’autant plus redoutable qu’elle est minĂ©e par d’énormes dĂ©sordres contradictoires. Cela durera dix ans, vingt ans, trente ans mais au bout de la traversĂ©e il est Ă©vident que la Russie sera Ă  nouveau une puissance mondiale, exerçant son contrĂŽle sur les pays faussement Ă©mancipĂ©s, de la Russie blanche, la BiĂ©lorussie Ă  la Mongolie, et rĂ©glant ses comptes avec les autres puissances : peut-ĂȘtre avant tout avec la Chine qui ne pourra pas ne pas rĂ©clamer un jour le retour des provinces que la Russie des tsars lui arracha vers 1860 en ExtrĂȘme-Orient autour du fleuve Amour. Et peut-ĂȘtre alors face Ă  l’immense puissance chinoise, une alliance AmĂ©rique (États-Unis)-Europe-Russie deviendra-t-elle indispensable et inĂ©vitable. Et l’on se rappellera avec ironie le dessein de Guillaume II, au moment de l’expĂ©dition contre les Boxers en 1900, suivi du texte : « Völker Europas wahrt eure heiligsten GĂŒter » (Peuples d’Europe, protĂ©gez vos biens les plus sacrĂ©s) !
Pour dĂ©cider si des États membres de l’Union europĂ©enne vont, en 1998, envoyer des troupes au Kossovo pour sĂ©parer Serbes et Albanais, beaucoup de pays et de partis exigent un vote prĂ©alable du Conseil de SĂ©curitĂ© oĂč, les non-EuropĂ©ens, et en premier lieu la Chine, tiennent une place importante. C’est le Fonds monĂ©taire international qui intervient en Asie pour lutter contre la crise du bath, du yen et de la devise indonĂ©sienne. C’est devant l’Organisation internationale du Commerce que se plaide la plainte amĂ©ricaine contre le rĂšglement europĂ©en sur l’importation des bananes imposĂ© par la France. En apparence, un long chemin a Ă©tĂ© parcouru depuis 1945 vers un gouvernement mondial, avec cependant – et surtout depuis que l’URSS a cessĂ© de jouer son rĂŽle d’adversaire-partenaire – Ă  l’arriĂšre-plan la puissance certes pas absolue mais largement solitaire des États-Unis. Dans le monde de la fin du XXe siĂšcle, et dans une importante mesure, il n’existe donc qu’une seule puissance de dimensions rĂ©ellement planĂ©taires. Mais cette situation peut changer vite et changera inĂ©vitablement. Qu’on imagine, perspective plausible sinon probable, une alliance entre la Chine et une AlgĂ©rie tombĂ©e entre les mains des islamistes avec installation de fusĂ©es atomiques chinoises braquĂ©es sur les pays riverains du nord de la MĂ©diterranĂ©e – comme Khrouchtchev avait en 1962 installĂ© des fusĂ©es Ă  Cuba. Comment EuropĂ©ens et AmĂ©ricains, toujours unis dans l’OTAN, Ă©chapperaient-ils alors Ă  cette menace, comment y feraient-ils face, avec quelles contre-menaces ? Dans l’affrontement atomique entre les États-Unis et l’URSS, les deux « partenaires », quels que fussent leurs diffĂ©rences et leurs diffĂ©rends, obĂ©issaient chacun Ă  une fondamentale rationalitĂ© qui excluait le suicide. On ne saurait affirmer que ce constat vaudra pour toutes les puissances grandes, moyennes, voire petites qui au XXIe siĂšcle possĂ©deront des arsenaux nuclĂ©aires. À quelles poussĂ©es, Ă  quelles stimulations ne pourront pas obĂ©ir ou succomber les maĂźtres des nouveaux arsenaux, de l’Inde au Pakistan, dont l’AmĂ©rique n’a pu empĂȘcher la montĂ©e. Le gouvernement mondial, en 1998, n’a pas pu, n’a mĂȘme pas tentĂ©, de s’opposer Ă  ce que la seule grande puissance mondiale encore dĂ©pourvue d’armes totalement mortelles, et sa rivale qui n’est qu’un grand État de second rang, se dotent de ces terribles engins sans que les puissances atomiques existantes aient la moindre assurance concernant les mentalitĂ©s et les convictions de ceux qui en Inde et au Pakistan en possĂ©deraient le contrĂŽle.
La prodigieuse accĂ©lĂ©ration de l’histoire humaine apparaĂźt nettement quand on examine l’état du monde Ă  la fin du XIXe siĂšcle pour passer ensuite Ă  la fin du XXe. L’immense Inde Ă©tait alors dominĂ©e par l’Angleterre minuscule et surpuissante, maĂźtresse des ocĂ©ans, et le Pakistan n’existait pas. Il y a un demi-siĂšcle, lorsqu’on constitua le Conseil de SĂ©curitĂ© des Nations unies, les membres permanents : États-Unis, URSS, Grande-Bretagne, France, Chine, reprĂ©sentaient dĂ©jĂ  un Ă©tat du monde dĂ©passĂ© : l’Angleterre et surtout la France y siĂ©geaient davantage au titre de leur passĂ© qu’en considĂ©ration de leur puissance actuelle, et surtout pour permettre aux États-Unis d’isoler l’URSS Ă  qui on n’avait pu interdire l’accĂšs de cette instance suprĂȘme. Aujourd’hui, on s’étonne de n’y trouver ni l’Inde, ni le Pakistan, ni l’Allemagne, ni le Japon, et point non plus des puissances montantes comme le Nigeria et surtout le BrĂ©sil. Si l’humanitĂ© et la Terre durent jusqu’à l’an 2100, des pays comme les deux derniers nommĂ©s y tiendront probablement un rĂŽle important. L’Allemagne siĂ©gerait sans doute depuis longtemps parmi les membres permanents, si son acceptation – comme tout autre changement d’ailleurs – ne devait pas rendre inĂ©vitable le grand remue-mĂ©nage avec l’entrĂ©e de l’Inde et du Japon. Trois siĂšges permanents pour l’Europe occidentale paraĂźtraient alors exorbitants. Pour Ă©viter des bouleversements en sĂ©rie, on laisse les choses dans l’état de 1945 en acceptant de limiter ainsi le prestige et surtout l’efficacitĂ© de l’institution qui, par exemple, n’a pu ces temps-ci faire respecter l’interdiction de nouvelles expĂ©rimentations d’armes nuclĂ©aires. Ces dĂ©veloppements en plein mouvement rendent indispensable la formation d’une puissance europĂ©enne, possĂ©dant les caractĂ©ristiques, propriĂ©tĂ©s et fonctions d’un État fĂ©dĂ©ral et regroupant un potentiel dĂ©mographique aussi bien qu’économique et par consĂ©quent militaire qui nous donnerait dans le monde une place analogue Ă  celle des vrais grands d’aujourd’hui, États-Unis, Chine, Inde et – entre parenthĂšses historiques provisoires – Russie. Le Conseil de SĂ©curitĂ© du XXIe siĂšcle retrouverait ainsi cinq membres permanents et l’Europe y siĂ©gerait en raison de son poids propre, actuel – et non pas par la grĂące et la faveur des États-Unis. Pour l’Inde, la possession de l’arme nuclĂ©aire est en quelque sorte le piĂ©destal de sa future place de membre d’un Conseil de SĂ©curitĂ© remodelĂ©, ce qui ne vaut pas pour les possesseurs d’importance plus modeste. Le pouvoir de dĂ©clencher une guerre atomique avec une forte probabilitĂ© d’autodestruction de l’humanitĂ© tout entiĂšre n’est pas Ă  lui seul un brevet de puissance mondiale. Les « petits » possesseurs restent exposĂ©s aux pressions et chantages des « grands », le pĂ©ril Ă©tant plus Ă©vident pour eux de subir une Ă©limination totale s’ils entreprenaient de jouer au soldat atomique. Mais l’existence de ces « petits possesseurs » d’armes de destruction totale peut devenir un argument dĂ©cisif – ou co-dĂ©cisif – en faveur de la constitution d’un pouvoir fĂ©dĂ©ral europĂ©en d’abord et d’un pouvoir mondial ensuite. D’un tel pouvoir les EuropĂ©ens seraient absents et exclus s’ils ne se dotaient pas avant sa formation d’un pouvoir dĂ©mocratique europĂ©en. Quand on voit le Kossovo, le Soudan, le Congo, on constate Ă  la fois l’urgence d’un pouvoir mondial dotĂ© de possibilitĂ©s d’intervention – et les incommensurables difficultĂ©s qu’il faudra vaincre pour aboutir Ă  cette nouveautĂ© absolue, sans exemple dans l’histoire (mais l’arme nuclĂ©aire est, elle aussi, une nouveautĂ© absolue dans l’histoire).
À l’époque de Bismarck, la politique Ă©conomique de l’État se concentrait sur trois domaines essentiels : la fiscalitĂ©, les droits de douane et les emprunts. L’État prussien possĂ©dait quelques manufactures et quelques mines creusĂ©es sur des terrains lui appartenant ; s’y Ă©taient ajoutĂ©s quelques lignes de chemin de fer Ă  objectif principalement militaire et donc insuffisamment rentables. L’État possĂ©dait aussi des domaines ruraux mais c’étaient plut...

Table des matiĂšres

  1. Couverture
  2. Titre
  3. Du mĂȘme auteur
  4. Copyright
  5. Introduction
  6. I - Lire Bismarck en 1998 ?
  7. II - Cent ans aprÚs
  8. III - De la grande Allemagne à la grande Europe
  9. Conclusion - 2098 ?
  10. Table