
- 200 pages
- French
- ePUB (adapté aux mobiles)
- Disponible sur iOS et Android
eBook - ePub
Sur le tard
À propos de ce livre
« J'ai toujours aimé le temps. De ce point de vue, mon métier de psychanalyste ne m'aura pas dépaysée. Et je sais aujourd'hui que, si on ne maîtrise jamais le temps, notre temps, on peut y circuler plus à l'aise même si la cloche de la fin sonne pour tout un chacun. « Sur le tard, c'est le moment de vie où le temps joue de ses facettes, passé, présent, avenir, parfois en les rendant plus distinctes, parfois en les confondant. Ainsi certains moments vécus s'imposent-ils dans leur actualité même, pleins de résonance affective. Ou bien ce sont les souvenirs qui dominent, assiègent. Quant au futur, longtemps illimité, il se trouve petit à petit rétréci ; les limites sont visibles, sensibles. Qu'a-t-on encore le temps d'être, de faire ? » J. R.-D. Une méditation littéraire et tonique sur le temps qui passe et la force de vie qu'il apporte. Jacqueline Rousseau-Dujardin est psychanalyste. Elle est notamment l'auteur d'Aimer, mais comment ?
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Informations
1
L’étape
Présent
Voilà, j’ai tiré mes cinq ou six cents kilomètres au volant, accompagnée par France Culture, fuyant les aires d’autoroute fin juillet. Bon sang, ma vieille, c’est pourtant ainsi, le peuple, c’est-à-dire toi, moi, lui. Mais pourquoi se résigne-t-il à ça ? Vers deux heures, j’ai opté pour le petit café désert de la place déserte d’un village tourangeau.
Maintenant, je n’ai plus qu’un court trajet pour me trouver au lieu du colloque où je vais. Inutile d’arriver le matin. Après déjeuner, à l’heure du café, très bien. Je vais donc coucher en route. Du coup, un petit air d’aventure me passe par la tête, mélangé avec des souvenirs de voyage à deux. Gare à la nostalgie. Depuis l’adolescence, j’ai rêvé d’avoir un compagnon avec qui je puisse partager mes impressions, mes émotions, comme si elles n’étaient pas complètes, pas réelles si je les éprouvais seule. Nature ? Culture ? D’où vient cette nécessité ? Je la récuse maintenant que mes compagnons ont disparu. Il s’agit d’assumer d’être seule et de pouvoir jouir quand même de ce qui se présente. Jouissance très sublimée et pour cause : j’ai quatre-vingts ans bien sonnés. Mais c’est la condition pour que ce Sur le tard ne soit pas mortuaire. Attention, lecteurs éventuels, je risque de me répéter : l’occasion d’en prendre conscience surgit à tout instant.
La Normandie m’entoure avec tous ses verts, avivés par la pluie de ces derniers jours. Mais, ce soir, il fait beau et doux. Dans les environs, le haras du Pin, signalé avec insistance par les pancartes. J’y suis allée dans le temps. (Motus, les souvenirs, vous n’êtes pas invités.) Mais le coin était joli. On peut y trouver du nouveau. Allons voir. À l’angle de la route, une annonce : Hostellerie de je ne sais quoi. Un petit chemin y mène, abrité par des arbres en voûte, comme pour arriver chez moi. Je débouche dans une superbe clairière. Chênes et hêtres centenaires, de l’herbe bien tondue, des allées rayonnantes qui partent dans la forêt. Une grande bâtisse XIXe, sympathique. Beaucoup de voitures au parking. Pas de chambre libre ? En effet, pas de place. C’est ce que me dit l’homme de la réception, figure burinée, agréable. Mais il est « complet ce soir ». Obligeant, il sort un guide des « hôtels de charme » de la région et téléphone à une auberge voisine, pendant que des clients vont et viennent dans le hall, beaucoup moins chics que lui. Sur la photo, Le Lion d’or est moche. Mais il a une chambre. Je vais voir. Merci beaucoup, c’est dommage.
Me voilà devant l’auberge en question. Pas étonnant qu’il y ait de la place : à la limite de la zone industrielle locale, la maison, qui a peut-être été jolie, a subi une restauration prétentiarde ; de gros camions passent en chapelet sur la route. La « chambre sur le jardin » risque d’être pétaradante. Courage, fuyons. Je téléphonerai pour décommander. (Naturellement, je ne l’ai pas fait.) Dormirai-je pliée en quatre dans ma voiture ? J’explore le village voisin et débouche dans une cour de ferme à l’ancienne : les volailles effrayées volettent et caquettent autour de mes pneus – des « poules libres » probablement – mais les habitants sont aimables : si, si, il y a un hôtel au village. J’y retourne. Il est fermé. À part quelques jeunes qui s’ennuient au bord de la fontaine, rien ne bouge.
Cette fois, recours méthodique aux moyens rationnels. Je consulte la carte. Je sais la lire, distinguer depuis mon enfance ce que cachent ses signes conventionnels, grâce à mon père. Et même prendre garde à l’échelle, la fameuse échelle. (Mon Dieu auquel je ne crois pas, faites qu’on ne change pas les cartes Michelin d’autrefois, même quand on y ajoute les autoroutes ; si on n’a plus d’essence pour se déplacer, on pourra au moins voyager en les regardant en détail. Curieux, malgré mon âge, je ne cesse de faire des souhaits pour l’avenir.) Voilà : un peu plus loin dans ma direction, une petite région aux routes bordées de vert, une rivière, l’Orne me semble-t-il. Un lac. Un village au nom souligné en rouge. Putanges. Qu’est-ce que ce nom oxymorique à la terminaison typiquement lorraine vient faire en Normandie ? Mon père, encore lui, était cantonné dans un pays en « -anges » pendant la dernière guerre. Hinkange, avec ou sans s, avec un c ou un k ou les deux. Raison de plus. Sus à Putanges !
Premier tour du pays, rien. J’ai dû mal m’y prendre. Je recommence selon un autre circuit indiqué par deux habitants rencontrés. Et cette fois, je trouve ce que je cherche. Une place de village le long de la rivière, la mairie avec son drapeau, l’épicerie, la maison de la presse, un petit hôtel. Moins prestigieux que l’Hostellerie du fond des bois, mais charmant. Je repère une terrasse au bord de l’Orne. C’est là que je viendrai prendre mon whisky… s’il y a de la place.
Le réceptionniste consulte longuement son registre, tourne un crayon dans sa bouche. Finalement, oui, il lui reste une chambre avec douche et W.-C. dont il me donne la clé. « Puis-je dîner ici ? – Certainement. – Parfait. » Veux-je de l’aide pour mes bagages ? « Volontiers. » Mais, le temps que j’aille les chercher et fermer ma voiture, il a disparu. Je hisse donc ma valise jusqu’au deuxième étage bien que le numéro de la chambre commence par un 1. Je pousse la porte aidée par un homme de service qui sort de sa chambre à lui probablement – c’est l’étage qui veut ça – et achève de mettre son nœud papillon au-dessus d’un gilet rayé – peste, on a du style. Une bouffée d’air chaud me saute au visage. Je suis dans une mansarde, du genre que l’on donne aux personnes seules ; je connais ; sommaire mais suffisante, c’est la douche qui m’importe ; pour une nuit, ça m’est égal. Le Velux ouvert, il va faire bon.
Je sors les trois ou quatre bricoles qui me seront nécessaires. Puis, étendue sur le lit, je digère mes kilomètres en appréciant la baisse progressive de la température. Contente. J’ai ce que je voulais. Un joli endroit. Même pour une nuit, c’est important. Va donc savoir pourquoi. Et je projette déjà mon souvenir. J’aimerais, bien sûr, une voix qui ferait la converse, une main qui prendrait la mienne. Je pense à J., à la petite joie que nous aurions eue tous les deux. Mais la liberté de la solitude a ses avantages. Je m’endors presque.
Le clocher de l’église me réveille. Huit heures. Convenable pour le whisky. Ils ne doivent pas dîner très tard ici. Le serveur rayé s’affaire au bar. Vous pouvez m’apporter un whisky-Perrier sur la terrasse ? (Oui, ça date mais c’est ce que j’aime.) Certainement. Je vais chercher un bouquin dans ma voiture : tout à l’heure, en passant à Alençon après avoir écouté à la radio la veuve de Gombrowicz évoquer ses années avec l’écrivain, apprécié la façon dont il lui a demandé de partager sa vie : « Vous êtes ponctuelle et organisée, voulez-vous venir avec moi ? », j’ai trouvé dans la librairie locale un recueil de trois petites nouvelles ; longtemps que je n’ai pas lu Gombrowicz, parfait pour ce soir. Quand j’arrive sur la terrasse mon verre m’attend, sur la seule table occupée. Les bords de la rivière sont, oui, je le dis, ravissants : sur l’autre rive, un jardin abondamment feuillu – du vert, toujours du vert – vient lécher l’eau, à moins que ce ne soit elle qui le lèche. Quelques toits en émergent, à peine visibles et, bien en évidence, le clocher. C’est convenu, il est vrai. Mais l’image du, d’un beau, celle que j’ai eue dans mes yeux ma vie durant, tient dans ce petit paysage. Entre autres, bien entendu. Les représentations, les évocations que j’ai pu en voir, passées, actuelles, fidèles ou imaginaires, concrètes, abstraites, locales, exotiques, confluent en lui, maintenant, dans mon présent, renforcent sa consistance. Est-ce l’art qui imite la nature ou la nature qui imite l’art, comme le voulait Oscar Wilde ? On a beaucoup discuté de ça en famille au temps des examens. Je n’ai pas la réponse. Mais je sais que, pour moi, l’accord avec le monde, malgré tout, malgré tout ce qu’est le monde, tient en ce genre de lieu, en ce moment précis.
Évidemment, je préférerais en exclure les deux mobile homes qui stationnent sur la place, à l’extrême droite de mon champ visuel. L’un est fermé, grosse mouche blanche et laide. L’autre est ouvert, la porte tirée laisse entrevoir une espèce de petite cabine tapissée et meublée de formica. Une femme, naturellement une femme, s’y active, vêtue d’un tablier sur son bermuda. Elle doit faire la vaisselle pendant que son homme est parti Dieu sait où, pour l’utile ou pour l’agréable. Je fais un effort pour me dire que si ça leur plaît… Des problèmes de goûts, de valeurs, d’éthique, de politique et compagnie se bousculent aussitôt dans ma caboche, rejoignant ceux qui m’ont fait fuir l’aire de l’autoroute. Suffit. Bonne soirée aux mobile hommes et femmes. Je tourne mon fauteuil et reviens à Gombrowicz.
Que j’abandonne : malgré toute son astuce, ou à cause d’elle, il est trop grinçant en la circonstance. Et superflu surtout. Il suffit de regarder. Les minéraux, les végétaux, les animaux. Les oiseaux, pour l’heure. Qui se livrent à une agitation frénétique. Des hirondelles sans doute. À moins que ce ne soient des martinets. Je n’ai jamais su les distinguer. Le serveur rayé tranche : des hirondelles. Bon. C’est l’heure du ravitaillement, apparemment. Elles passent à toute allure au-dessus de l’eau, la rasent une fraction de seconde, reprennent de la hauteur, sans doute avec le fruit de leur pêche dans le bec. Et criaillent gentiment, oui, sans casser les oreilles. Et recommencent. À moins que ce ne soient leurs petits et petites camarades. Décrivent des trajectoires compliquées sans jamais se heurter. Quelle habileté ! Évidemment, dommage pour les insectes qui croyaient venir boire tranquillement et se retrouvent – ne se retrouvent pas, justement – gobés au fond d’un gosier. C’est la vie, la mort, le normal et l’horreur. Les hommes n’ont pas besoin d’intervenir, les animaux se tuent très bien entre eux. Vue avec des yeux humains, enfin les miens, et en cet instant, la vie l’emporte, animée, efficace, jolie, cruelle. Je ressens l’effet relaxant du whisky dans mes membres, jusqu’à mes mains, qui tremblent moins en prenant le verre. La fatigue laisse place à une paisible lassitude.
Curieux : aucune des personnes que je connais, que j’ai laissées en partant ou qui m’attendent demain, ne peut se douter que je suis sur une terrasse, au bord de l’Orne, à Putanges. Jamais personne ne partagera cet étant (? ? ?) avec moi, sauf vous, éventuel lecteur. Est-ce cela précisément, la vie privée ?
J’affronte la salle à manger. Peu de tables occupées. Où sont donc tous les habitants des chambres du premier étage ? Je le demande à l’aimable rayé ; il m’explique qu’ils sont venus dans le pays pour des réunions de fête et qu’ils prennent leurs repas en famille. Tiens donc… J’avale mon filet de sandre, très bon bien que je sois incapable d’affirmer qu’il s’agit de sandre, et même si l’oseille annoncée a cédé la place à du persil. Il est vrai que, dans mon jardin aussi, l’oseille se fait rare. C’est une plante de grand-mère. Du moins l’a-t-elle été pour moi. Gombrowicz en tout cas va plutôt bien avec le sandre et la salle à manger. Un jeune couple s’installe pas très loin de moi. Ils semblent bien s’entendre. Profitez-en. Cueillez dès aujourd’hui, ah ! oui, cueillez.
Je demande le café sur « ma » terrasse. Le serveur doit me prendre pour une obsédée de l’eau, une pêcheuse refoulée. Peut-être le suis-je après tout. Aucun souvenir de ce genre dans mon répertoire pourtant, sauf la pêche aux bouquets, rares et difficiles à dénicher avec une épuisette dans les petites mares que la mer laissait entre les rochers à Puys, Puys-près-Dieppe. Un autre univers. Un autre temps, que je ne veux pas compacter avec celui-ci. Aujourd’hui, je veux voir le jour diminuer, cette soirée que j’observe depuis deux heures se transformer en nuit. Les oiseaux se sont calmés, juste un vol de ci, de là, moins pressé dirait-on. Le mobile home a fermé sa porte ; pas de lumière. Les voitures qui peuplaient le parking sur la place – eh ! oui, c’est à cela que servent les places des villages – ont à peu près disparu, sauf la mienne. C’est bien commode quand même, ça fait partie des lâchetés antiécolo quotidiennes. On réprouve mais on y cède. Maintenant, on voit mieux les maisons, suffisamment normandes, la mairie, très digne, comme il se doit, et fleurie, fleurie. Du côté du pont, des bâtiments plus récents : la reconstruction après les bombardements de 1944. Pas de débarquement sans casser des ponts.
J’escalade mon deuxième étage. Gombrowicz ? Non, un peu des Choses vues de Victor Hugo. Je m’endormirais volontiers si une conversation animée ne se tenait juste sous mon Velux. Peut-être des commentaires sur les repas de fête ? Chacun sait que les bruits montent. Et une voix d’enfant, perçante, les domine – elle devrait être au lit à cette heure. Je me retiens de le dire par la fenêtre mais on a dû le penser pour moi : tout se tait.
2
La Villa Suzon
Passé
Une bouffée de souvenirs, épaisse, si épaisse que je m’arrête d’un coup de marcher dans ma chambre, occupée, envahie. Je ne peux pas les écrire tout de suite, mais j’y reviendrai. M’y voilà.
La Villa Suzon, je l’ai revue avec J. quand notre histoire a commencé. C’était un pèlerinage : enfants, nous avions tous deux habité à V., sans nous connaître. Sa maison était plus que cossue, la mienne, telle que nous la voyions alors, plutôt modeste.
Une maison comme en dessinent les enfants : un toit à deux pentes, deux fenêtres et une porte au rez-de-chaussée, trois fenêtres au premier étage, une petite fenêtre au second. Ah ! j’oubliais, un perron dont les marches descendaient vers la gauche, surmonté une grande partie de l’été par un rosier fleuri : des roses « pompons », me disait-on. Elles avaient l’obligeance de « remonter », seules fleurs de ce jardin négligé, avec quelques soucis qui s’obstinaient à croître hors des limites de ce qui aurait pu constituer des plates-bandes. Comment, pourquoi, même locataires, n’avons-nous jamais apporté le moindre soin à ce jardin ? Décision de mon père sans doute, porté sur l’utile plus que sur l’agréable – pas de frais de toilette, pas plus pour le jardin que pour nous. Nous avions pourtant une voisine au nom à particule qui, dès les petites heures du matin, poussait régulièrement sa tondeuse sur un gazon qu’auraient envié bien des Britanniques, et dont les plates-bandes nous narguaient de leurs harmonieuses couleurs. Cela n’éveillait chez nous aucun sentiment de compétition. Chacun son goût, prononçait mon père, beaucoup moins relativiste dans d’autres domaines. En fait, une entreprise de remise en état n’est venue que quand il était absent, au printemps 1940, juste avant que nous ne partions pour l’Exode, mère, sœur, grand-mère et moi. Et nous n’avons plus jamais habité la Villa Suzon.
Pourquoi « Suzon » ? Le nom d’une des filles de la propriétaire probablement. Autour de nous, une seule Suzanne, qui se maria au Pré Catelan avec un horrible fils de boucher et finit sa vie dans un hôpital psychiatrique. Passons.
On entrait. Petit vestibule au carrelage bariolé. Le nécessaire encore : portemanteau, porte-parapluies. L’escalier partait de là, que je détestais monter seule la nuit quand on m’envoyait chercher quelque chose au premier : un bandit embusqué dans un coin noir aurait pu m’agripper par les mollets. Pire, il fallait parfois descendre à la cave. C’en était fait de moi.
À droite de l’entrée, la salle à manger, juste assez grande pour y mettre une table de (petite) famille, un buffet, une desserte. La porte de la cuisine au fond à droite. On ne fait guère plus « petit-bourgeois ». C’est sur cette table qu’on a servi Pipo, un lapin que nous avions gagné dans je ne sais quelle fête foraine, nourri, caressé, apprivoisé, aimé. Son heure était venue, paraît-il. Toujours l’utile. Raté cette fois. Personne n’en a mangé et les larmes coulaient. C’est là aussi, entrant par la porte du fond à gauche – celle qui donnait sur le salon – que nous apparaissions, ma sœur et moi, tous les ans, à la date de l’anniversaire de mariage de nos parents, chargées du bouquet de glaïeuls et de dahlias que nous allions acheter chez l’horticulteur, un peu plus bas dans la côte. Nous circulions avec la jardinière entre les rangs de fleurs. Je la vois couper des dahlias fleuris avec des boutons non encore épanouis. Par excellence défendu, nous semblait-il ; on épargne les boutons : « Mais ça ne les abîme pas ? – Pas du tout, ça les fait repousser. » Et je l’entends encore quand je cueille des dahlias dans mon jardin. En revanche, j’ai cessé de fréquenter les glaïeuls, raides quand ils ne sont pas couchés par le vent, cérémonieux et peu rentables : une tige par oignon, c’est mesquin. Une de mes patientes m’avait surnommée « le glaïeul ». Ça ne facilitait pas mon contre-transfert.
Surprise, surprise ! C’est sur cette table que mon père a déposé devant ma mère, pour le vingtième anniversaire de ce mariage qui, en somme, nous concernait de près, un gros carton cubique. Oh ! et ah ! d’étonnement qui se sont multipliés au fur et à mesure qu’à l’intérieur de ce premier carton, ma mère en trouvait un plus petit et cela jusqu’à ce que, dans un écrin final, elle découvre un diamant qui fut monté en pendentif et figure maintenant en solitaire à un doigt de ma sœur. Je l’ai échangé contre un piano à queue Pleyel. Mauvais marché : contrairement aux diamants, les pianos, hélas, vieillissent. Mais la valeur sentimentale, si souvent invoquée, et souvent à raison, demeure. Quant à la plaisanterie de l’emballage décroissant, elle entra au répertoire des histoires familiales dûment reprises et enjolivées. J’en ai entendu depuis des variantes venues d’ailleurs. Mon père ne l’avait-il pas inventée ?
Pendant l’hiver de guerre, en 1940, la salle à manger était la seule pièce compatible avec le « black-out ». C’est donc là, autour de cette même table, que les femmes (il ne restait plus qu’elles et j’en étais presque une) se réunissaient le soir : il s’agissait de tricoter pour ceux que ma mère appelait encore « les poilus » de mon père. À deux ou à cinq aiguilles, en rond. Écharpes pour les débutantes. Chaussettes, gants, passe-montagnes réservé...
Table des matières
- Couverture
- Titre
- Copyright
- Ouverture
- 1 - L’étape
- 2 - La Villa Suzon
- 3 - Consultation
- 4 - Fiat 124 Sport
- 5 - Jeudi après-midi
- 6 - L’étranger d’outre-tombe
- 7 - Le jardin de Mauro
- 8 - Départ en vacances
- 9 - Petit essai pour la réhabilitation du solfège
- 10 - Dix-huit centimètres de long
- 11 - L’embranchement
- 12 - Mésaventure
- 13 - Souvenirs d’avant la mixité
- 14 - Dernière minute
- 15 - Le plus beau jour de ma vie
- 16 - Le lion jaune
- 17 - Les grilles du Luxembourg
- 18 - En morceaux
- 19 - Mise à jour
- 20 - Sacrée pub !
- 21 - La goutte au nez
- 22 - RATP
- 23 - La fuite
- 24 - J’ai la mémoire qui flanche…
- 25 - « Ô saisons… »
- Table
- Du même auteur chez Odile Jacob