
- 368 pages
- French
- ePUB (adapté aux mobiles)
- Disponible sur iOS et Android
eBook - ePub
Moi, Abraham
À propos de ce livre
Qui est Abraham ? Un inconnu. Personnage central de la Bible, géant de la mythologie, héros de l'Histoire, il est à la fois immense et lointain. Le voici proche de nous : du fond des âges, il s'adresse à son innombrable progéniture, dans un langage foisonnant et intemporel. Le temps, l'espace, les générations s'entremêlent. Il nous parle de « cet Orient qui n'avait rien de moyen » et dominait le monde civilisé, compris entre l'Euphrate et le Tigre. « J'ai grandi, nous apprend-il, dans cet entre-deux, je suis parti de là, de Babylone. » Replacé ainsi aux confins de ces empires dont l'effervescence n'a pas fini d'agiter le monde, Abraham raconte sa jeunesse et prend, sous la plume alerte et facétieuse d'Éric Nataf, une dimension nouvelle. Père de peuples frères qui s'entre-déchirent, il est, plus que jamais, un patriarche vivant et attentif. Il est une part — la meilleure ? — de nous-mêmes. Éric Nataf est l'auteur d'Autobiographie d'un virus (2004), Le Mal par le mal (2006) et Régime mortel (2008), qui ont été d'immenses succès. Médecin, radiologue, échographiste, il est chargé d'enseignement à l'hôpital Cochin.
Foire aux questions
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Informations
1
Contexte
Donc, entre Noé et moi, il y a dix générations, de même que dix générations séparent Adam et Ève – le premier couple à avoir eu droit au nom d’humain – et Noé. Nahor, le père de mon père, me révéla que ma venue sur terre fut annoncée à un de mes ancêtres. D’après sa version de l’histoire, Réou, mon bisaïeul, à la naissance de son fils Seroug, fut traversé par une vision, une sorte de prophétie. Il fallait que mon âme s’incarne ici-bas, que je descende sur la Terre pour y accomplir ma mission et réhabiliter le projet humain aux yeux d’un Dieu amer et désinvesti. J’avais été désigné pour sauver le monde qui s’enfonçait dans la dépravation à la manière d’un navire funeste. Si je choisis cette métaphore maritime, c’est pour faire allusion au Déluge. En effet, malgré la bénédiction accordée aux humains lorsque les eaux se furent retirées, ceux-ci recommencèrent à se livrer à des dépravations antédiluviennes.
À l’issue du cataclysme cosmique, Dieu avait limité le pouvoir de nuisance de sa créature, ramené la durée de la vie humaine à cent vingt ans maximum. Il avait de même puni la Terre, matière essentielle avec laquelle il avait façonné Adam et qu’il estimait complice de l’échec du projet humain. Non que Dieu se soit trompé, mais enfin, disons que le libre arbitre laissé à l’homme s’était révélé dévastateur : l’apparition d’une « conscience morale » semblait remise à un avenir incertain, la créature avait plusieurs fois franchi la ligne rouge, et l’influence rampante du serpent régnait de plus belle dans le cœur des hommes. Dieu était donc remonté dans les espaces supérieurs, se désintéressant de l’espèce humaine, l’abandonnant à un sort aussi triste qu’inéluctable.
Mais mon Dieu est miséricordieux et il s’était lié lui-même les mains, s’interdisant d’anéantir à nouveau le monde. Un pacte est un pacte, et l’apparition de chaque arc-en-ciel dans les nues, après l’orage, lui rappelait sa promesse de clémence. Il fallait donc trouver une autre idée : peut-être faudrait-il se résoudre à coloniser le monde de l’intérieur ? Exit l’alliance avec l’humanité entière, c’était une utopie. Malgré toute la perfection, tout le talent qu’il avait mis dans l’homme, toute l’intelligence dont il avait doté sa créature, le terreau dont elle était constituée, ce véritable tohu-bohu matriciel, elle était devenue incontrôlable. Jusque-là, ses expériences avaient été désastreuses. Les descendants d’Adam avaient poussé Dieu au plaisir pervers de supprimer ce qu’il avait créé, comme on efface des lettres sur une tablette encore humide. Il y aura toujours chez mon Dieu une tentation du chaos, une compulsion à vouloir se débarrasser de l’homme. Celui-ci n’était pour lui qu’un problème supplémentaire, dont, en somme, il n’avait nul besoin. À vrai dire, il lui suffisait, le plus souvent, de détourner le regard pour que sa créature pensante fasse elle-même le travail. Parfois, je me demande même pourquoi il avait eu besoin d’apporter son souffle à cette poignée de terre, de créer cet être impertinent, rebelle dès le commencement. Pourquoi donc avait-il créé l’homme ?
Après le Déluge, les descendants de Noé – à part peut-être quelques ayants droit de la lignée de Sem, son aîné –, absolument rétifs aux leçons de l’histoire, avaient recommencé de plus belle à se vautrer dans la vilenie, l’injustice, le meurtre et l’idolâtrie. Même amoindri – ce n’était plus l’humanité sauvage et puissante du « premier jet créatif » –, le genre humain continuait à désespérer son Créateur par son incapacité à correspondre au modèle qu’il avait établi pour lui. Or ce que mon Dieu supporte le moins – d’après ce que j’ai pu déduire de mes quelques contacts avec Lui –, au-delà même des offenses personnelles, c’est l’absence de fraternité. Pour Lui, l’éthique est toujours supérieure au transcendantal, elle le précède.
Dieu était en quelque sorte coincé. Dans la mesure où Il ne pouvait à nouveau tout démolir, Il devait sortir son plan B. Il n’y aurait pas d’autre chance pour l’humanité. Dorénavant, Il se choisirait une famille élue avec laquelle Il signerait un pacte, et ce serait à cette lignée qu’incomberait la mission de faire redescendre Sa Présence ici-bas. À partir de mon humble personne, un véritable séisme idéologique secouerait « le pays d’entre les deux fleuves ». À partir de mon humble personne – notez que je me place ici dans une perspective a posteriori –, Dieu se déciderait, de manière permanente quoique indirecte, à être un acteur de l’histoire, un Dieu politique, et même, pour ainsi dire, géopolitique. L’homme se retrouverait en liberté surveillée, et mes descendants seraient pour Lui comme un lien, le point d’ancrage de Sa présence ici-bas.
Les descendants de Noé s’enfonçaient à chaque génération un peu plus dans les abîmes de la dépravation. Ils se querellaient, s’entre-tuaient, consommaient du sang, transgressant ainsi le corpus sacré de lois transmis à Noé à la sortie de l’arche. L’interdiction de consommer des animaux vivants en était un article incontournable. Dans le sang coule l’âme liquide de l’être, le sang va partout, il est commun à tous les organes et revient sans cesse à son point de départ. Il est synonyme de vie lorsqu’il chemine à l’intérieur et qu’il est caché ; il évoque la mort lorsqu’il se répand en dehors de ses cavités naturelles et qu’il devient visible. Certains peuples, justement pour ces raisons mêmes, s’emparaient du sang d’êtres à la chair encore palpitante pour s’approprier des qualités du défunt, qu’il soit animal… ou humain. Or mon Dieu a horreur des mélanges, de l’irruption du domaine de la mort dans celui de la vie.
À partir de Noé, inspirés par l’épisode de la ziggourat cyclopéenne de Babylone – plus connue sous le nom de tour de Babel –, les hommes eurent tendance à se regrouper au sein d’entités « linguistiques » sédentarisées qu’ils commencèrent à appeler pays, nations, cités. Ils les dotèrent des régimes politiques qui leur convenaient. Leur première tendance fut d’opter pour la loi du plus fort, la plus évidente, issue de l’observation de la nature. Ils établirent ce que vous pourriez appeler des dictatures, c’est-à-dire la soumission de toute une population à un chef, le plus souvent violent et manipulateur, qui s’était emparé de l’autorité par la force. Ce tyran s’adonnait au cumul des mandats, réunissant entre ses mains avides, le pouvoir politique et le pouvoir sacerdotal, inaugurant le règne des rois-prêtres. Querelleurs, ils se livraient des guerres sans fin, peuple contre peuple, cité contre cité, et enseignaient l’art de la guerre à leurs fils, leur faisant quitter l’enfance le plus tôt possible. Lorsque la guerre avait dévasté leur famille, il ne leur restait plus qu’à armer ces enfants soldats. Ils en firent des machines de guerre d’autant plus redoutables que l’inconscience de la mort leur faisait prendre tous les risques. La guerre n’était pour eux qu’un jeu cruel. C’était aussi le temps où l’on vit naître et croître l’esclavage : les prisonniers capturés furent soumis à des tâches dégradantes dans les demeures des nouveaux maîtres, qui leur infligèrent mauvais traitements, viols et sévices de toutes sortes. Lorsque quelque dieu se mettait en colère, ruinant une récolte ou dévastant un champ, il n’était pas rare que l’on précipite un de ces malheureux esclaves du haut d’une quelconque pyramide à degrés.
Le Dieu unique tomba dans l’oubli, et les hommes s’agenouillèrent devant des statues de terre qu’ils avaient eux-mêmes confectionnées. Le sinistre Mastéma tirait les ficelles de leur âme.
Encore aujourd’hui, malgré les années, j’ai du mal à me persuader de la présence réelle dans ce monde de ce maître en manipulation, violence, et perversion. Selon la légende, Mastéma est le chef des démons. Il n’est autre qu’un des nombreux états de Satan, l’ange déchu à l’issue de l’épisode du jardin d’Éden, le champion du mal et de la perversion, dont le nom lui-même signifie quelque chose comme ennemi, accusateur, calomniateur. Il s’incarne de temps à autre dans un personnage clef, souvent conseiller des puissants, protégeant ces monstres de son aile malveillante et agissant de son souffle pestilentiel sur le cours des événements. Puis il disparaît, on ne sait où, dans l’attente d’une nouvelle réincarnation. Électron libre du Seigneur, il reste malgré tout à son service, éprouvant les uns, influençant les autres, fomentant les guerres et les meurtres afin qu’au bout du compte l’histoire s’écrive, le calame trempé dans le sang.
Si j’en parle ici, dans ces lignes qui introduisent le récit de ma vie, c’est que Mastéma ne tardera plus à s’intéresser personnellement à moi et à ma lignée. Intelligent, il comprit rapidement que mon apparition comme « bras armé » de l’Unique sur la Terre, entraînerait immanquablement une diminution de son influence ici-bas. Mastéma ne s’oppose jamais frontalement au Seigneur, il se contente de lui proposer des options néfastes, instruisant des dossiers à charge contre ses créatures préférées, exploitant leurs faux pas. Il est le « côté obscur de la force ». Je sais par exemple que c’est lui qui sera à l’origine de l’habile suggestion de trancher la gorge de mon cher Isaac.
Je suis né à Ur, en Chaldée, une ville du sud de la Mésopotamie installée aux portes du désert, implantée sur les rives du grand fleuve Puratù, artère nourricière qui descend des montagnes lointaines, dont la racine chuchote pour qui sait l’entendre le nom d’Euphrate. Ur, ma ville ! Je te revois encore, bien que je t’aie quittée, magnifique et tumultueuse, depuis plus d’un siècle, le soleil rouge se couchant sur tes ruelles, tes murailles et tes ruines !
Ur était une de ces cités-États, comme on en trouvait tout au long du Puratù, comme Nippur ou la grosse Mari plus au nord. Elle édictait ses propres lois, protégée par sa divinité tutélaire, Nanna, le dieu-Lune.
Mais le nom même d’Ur renvoie à des consonances néfastes, désignant dans ma langue maternelle, l’akkadien, ancêtre de l’hébreu, non seulement « vallée » mais également « fournaise ». Bien sûr, comme dans toute vallée sous nos latitudes, la chaleur y était intense (elle atteignait souvent la barre des 40 °C, diriez-vous). Mais la fournaise portait en elle quelque chose de plus terrible, un drame à venir. Dans ma culture, les noms de lieux ne sont pas donnés par hasard. Ils veulent dire quelque chose, ils décrivent des événements passés ou en annoncent d’autres à venir ; en tout cas, ils imposent leur empreinte sur les langues qui les prononcent. D’ailleurs, celui d’Ur avait encore un autre sens, un peu plus allégorique : le « creux où se cache la vipère ». Encore le signe du serpent. De la vipère.
Justement, parlons-en.
À l’époque où j’apparus sur la terre des hommes, le sinistre Nimrod présidait aux destinées de la Mésopotamie. Nimrod, roi de Sumer, gouverneur d’Ur, en Chaldée. Le fondateur du premier empire terrestre après le Déluge, avec ses quatre villes bâties au pays de Shinéar : Érec, Akkad, Kalmé et la sulfureuse Babel.
Là, on est bien obligé de s’attarder sur le personnage si l’on veut comprendre la suite.
Tout d’abord, pourquoi avoir choisi ce sordide pays de Shinéar pour bâtir ses villes, implanter son empire ? C’est, voyez-vous, que le roi Nimrod était un nostalgique des temps anciens, un être qui ne s’accommodait pas de l’agencement du monde après le Déluge. Le site de Shinéar lui apparut sans doute surnaturel. C’était une magnifique vallée, fertile, pareille à celles qui couvraient la surface de la Terre dans les temps antédiluviens, imaginait-il. Une vision idéale du monde tel que le lui avait décrit son ancêtre Cham (une référence en termes de probité, comme on le sait). Sur le papyrus, c’était un endroit dans lequel auraient pu résider en paix toutes les familles issues du Déluge. Mais les soubassements du pays étaient maléfiques et agissaient sur le cœur des hommes comme un piège tendu par Dieu à une humanité bancale et malveillante. Le nom en annonçait la couleur, si j’ose dire, puisque en Shinéar sommeille une forme de violence : on y entend le verbe « rugir », « se défaire de ses liens ». Le pays était ainsi à double face, adapté au caractère tortueux de Nimrod. Il avait bien été aménagé spécialement par Dieu après le Déluge, mais il s’étendait sur les ossements des morts qui avaient péri lors du châtiment. Le cimetière des noyés en quelque sorte. C’est sans doute là qu’il y en avait eu le plus. Maintes fois, les envahisseurs qui foulaient cette terre butaient sur les fragments d’os d’un défunt incomplètement enseveli. Ainsi, le lieu de Shinéar lui-même avait un double destin. Il était capable du meilleur – une fertilité étonnante –, comme du pire – une certaine tendance naturelle à la débauche, qui n’est que la caricature du foisonnement de la vie.
De même, il y avait deux Nimrod : le monarque historique, celui que les chroniques de Babylone désignent du nom d’Hammourabi, un grand roi, bâtisseur de villes, créateur d’empires et à l’origine d’un corpus juridique majeur, un « code » qui sera utilisé pendant près de mille ans ; et le « mien », l’intime, Nimrod tel que je le connaissais : une fripouille maléfique, une sinistre canaille. Peu m’importe d’admirer la puissance politique, l’amour du pouvoir pour ce qu’il est. Ce qui compte à mes yeux, et ce que retiendra le Texte, c’est la valeur morale des protagonistes. Mon Livre ne saurait être un « livre d’histoire », il est plutôt une grille de lecture, une épure du monde dans ce qu’il a de signifiant.
Mon Nimrod à moi n’était pas n’importe qui et de nombreux facteurs le désignaient pour devenir mon ennemi intime. Ce curieux personnage, paré de pouvoirs magiques – prétendus et avérés –, s’était proclamé le créateur du ciel et de la terre. Le pire était qu’il avait réussi à abuser un grand nombre de ses contemporains en se faisant passer pour Marduk, fils d’Enki, le grand dieu babylonien. Peu à peu, la panique s’empara de son âme – le pouvoir rend fous ceux qu’il veut perdre – et il rejoignit la pitoyable cohorte des rois déments qui peuplent l’histoire. Il souffrit mille morts et ses entrailles furent hantées par l’anxiété, car l’imposteur n’oublie jamais l’usurpation qui l’a déchu. Ses espions s’incrustèrent jusque dans les villages les plus reculés, à la recherche du moindre signe de sédition, et ses mages en état d’alerte permanent, sondaient sans cesse le ciel. L’angoisse montait, et le roi-dieu s’adonnait à tous les excès. Ainsi, un soir de délire, il avait même fait courir le bruit qu’il n’était pas né d’une femme, que son père Kouch avait eu cinq fils, non pas six, et que lui se situait à part dans la fratrie. Nimrod était devenu un mythe de son vivant, si bien que son existence même était perçue comme incertaine et multiple. Les représentations du despote avaient comme un air de famille avec le dieu tutélaire de Babel. Ses portraits, sur les sceaux-cylindres et sur les bas-reliefs, ressemblaient cruellement au visage du dieu.
Je me demande encore comment toi, Nimrod, qui mourus le même jour que moi, tu as pu endosser l’habit de Marduk, le roi des dieux, le dragon-serpent, souverain des anciennes divinités sumériennes sur lesquelles tu as assis ton pouvoir. J’ignore encore comment tu as pris la place de celui qui livra le combat contre la mer Tiamat, qui créa les vents et souleva les tempêtes, puis qui, victorieux de son ennemie, façonna le ciel avec la moitié de son corps. Je revois encore ton visage de dragon grimaçant, surmontant le buste de Marduk parsemé d’écailles reptiliennes, trônant au cœur de la ziggourat de Babel. J’ai été pendant si longtemps maintenu en captivité dans cette tour et j’ai observé cette statue sous toutes les coutures, j’en ai fait le tour cent fois. Je t’imagine en train de prendre la pose du dieu à ce moment crucial de son existence : l’instant exact où, après avoir récupéré les tablettes du destin au démon Kingu, tu lui tranchas les veines. C’était juste avant qu’avec l’aide d’Enki, ton père, ton sang ne serve à modeler les hommes afin qu’ils servent les dieux et deviennent leurs marionnettes… Tu vois, Nimrod, tu vois, moi aussi, je m’y perds, car tu as saturé l’espace de miroirs diaboliques entre toi et le dieu ! Et, pourtant, cette vision de l’humanité est tellement éloignée de la mienne !
À cette époque, les pouvoirs politiques et religieux étaient concentrés entre les mains d’une même personne : Nimrod était une sorte de roi-prêtre, un souverain vicaire. C’était un despote redoutable, de la même engeance que le serpent qui séduisit Ève. Pas étonnant qu’il ait choisi de se fondre dans ce Marduk, fils d’Enki, dont la représentation usuelle est justement un odieux mélange entre le serpent et le dragon. Pas étonnant non plus, qu’il ait été donné à un pareil monstre de diriger un royaume, où tous les jours, on enterrait vivants hommes et femmes et où les sacrifices humains étaient monnaie courante.
Le nom de Nimrod annonçait la couleur, si j’ose dire. Le fait même de le prononcer faisait frissonner le manant. Sa racine dérive du verbe mered, qui signifie « se rebeller », avec une nuance laudative. Nimrod défiait sans cesse le Créateur. Il dressait sa face contre Lui, recherchant l’affrontement, bravant l’ordre suprême. L’énoncé de son nom insinuait également un autre de ses attributs, presque un trait de caractère : c’était un roi chasseur. Si on se laissait aller à de troublantes assonances, on pouvait également entendre « celui qui a vaincu le léopard », car le nirm est cet animal moucheté qui se déplace à la vitesse de l’antilope, et rad signifie « dompter ».
Nimrod, monarque cruel, sanglant tout autant que sanguinaire, était donc un habile chasseur : il aimait le sang, il se délectait de voir ce liquide rouge, chaud et gluant, se répandre à partir de la plaie qu’il avait infligée. Il appréciait tout particulièrement les battues, les traques, et les mises à mort. Tuer était pour lui une seconde nature, une source de jouissance ineffable, la souffrance des bêtes acculées le surprenait et le ravissait : avec Nimrod à ses trousses, le cerf le plus rapide n’avait aucune chance. Les thèmes humains se répètent. Cet amour de la chasse me renvoie fatalement à la personnalité de mon petit-fils Ésaü, dont la rousseur indiquerait l’instabilité, la violence, l’amour du sang, la paternité sur le pays rouge, la terre brûlée d’Edom.
Nimrod était aussi un chasseur d’âmes. Il capturait la pensée de ses interlocuteurs qu’il traitait comme des proies imaginaires. Il acculait son adversaire, l’épuisait et finalement le réduisait à l’état de gibier qu’il poursuivait dans un hallali mental, jusqu’à ce qu’il meure d’accablement. Il maniait le verbe comme le glaive, ne dédaignait pas les joutes oratoires, détruisant les arguments de ses détracteurs de l’intérieur, s’introduisant en eux par leurs moindres fissures, les annihilant. Hypnose et manipulation étaient ses atouts. On ne pouvait lui échapper car il ne s’adressait ni à la raison, ni à l’intelligence, mais aux plus bas instincts qu’il savait débusquer, amplifier, séduire. Ses soldats devenaient des objets sans âme, ses plus proches conseillers suintaient la peur, et son peuple l’appelait « le Guide ».
Nimrod manipulait donc à merveille la volonté, l’esprit même de ses adversaires et de ses sujets. Il poussait cet art au paroxysme. Il était capable de brusques revirements, de décisions immotivées, selon un rythme intérieur qui lui était propre, si bien que nul repos n’était possible à ses côtés. Une importante différence d’âge nous séparait, mais le temps ne l’avait rendu ni plus sage ni moins irrespectueux envers l’Éternel. Lorsque nos regards se croiseraient, je saurais que son venin n’avait rien perdu de sa toxicité. Tout au long de notre affrontement, je garderais en mémoire que Nimrod était un des rejetons de Canaan, fils de Cham, lui-même fils maudit par Noé pour cause d’impudeur, germe de mélange entre les générations. Nimrod était aussi l’instigateur de l’épisode de la tour de Babel, à l’issue duquel Dieu avait dispersé – encore une affaire de mélange – le vocabulaire du langage unique utilisé par tous en une multitude de dialectes divergents.
Si je parle autant de Nimrod, dès l’ouverture, c’est que je serai amené à l’affronter de nombreuses fois tout au long de mon existence. Nos destins sont indéfectiblement liés, et je ne suis pas loin de le considérer comme une sorte de frère ennemi. Il devait prendre plus tard le nom d’Amrafel, et je m’opposerai à lui lors de la guerre des rois. D’ailleurs, comme je l’ai dit, il mourra le même jour que moi. Et ce jour-là, mon petit-fils Ésaü, l’autre chasseur avec qui il entre curieusement en résonance, vendra contre un plat de lentilles son droit d’aînesse à son frère Jacob. Nimrod succombera alors aux coups d’un Ésaü dépité et hors de lui.
L’enjeu de leur affrontement tournerait autour de la chasse : la possession de « tuniques de peau ». Ces tuniques n’étaient pas des habits ordinaires. Il s’agissait des vêtements originels que le Seigneur lui-même avait confectionnés et dont Il avait revêtu, dans sa mansuétude, Adam et Ève après leur avoir interdit à jamais l’entrée du jardin d’Éden. Certaines légendes attestent qu’elles avaient été cousues à partir de la peau même du serpent qui avait corrompu Ève. Ces tuniques avaient été confiées par Adam à Hénoch, qui les avait transmises à son tour à Mathusalem, lequel les avait offertes à Noé. Certains attestent qu’elles ont transité par les mains de Sem et de Heber, respectivement fils et petit-fils de Noé. J’ignore si c’est exact. Ce qui est certain, c’est que Cham le maudit avait brisé la chaîne : il les avait dérobées à son père, puis les avait remises à son fils aîné Kouch, et Nimrod en avait naturellement hérité...
Table des matières
- Couverture
- Titre
- Copyright
- Dédicace
- Avertissement au lecteur
- Préambule
- 1 - Contexte
- 2 - Avant ma naissance
- 3 - Le jour de ma naissance
- 4 - Ultimatum
- 5 - Fuite et substitution
- 6 - La caverne
- 7 - Genèse d’une croyance
- 8 - Démantèlement
- 9 - Rites et ruines
- 10 - Nabù
- 11 - Voyage aux pays des dieux
- 12 - Les forces de la nature
- 13 - Lune
- 14 - Déclic
- 15 - Prédiction
- 16 - Faux départ
- 17 - Bénédiction
- 18 - Redistribution
- 19 - Providence
- 20 - Passé
- 21 - Ascendance
- 22 - Combats
- 23 - Quand on arrive en ville
- 24 - Tour du propriétaire
- 25 - Phallus
- 26 - Frères
- 27 - Tadusch
- 28 - Premières âmes
- 29 - Tsillah
- 30 - Les idoles de mon père
- 31 - L’affrontement
- Épilogue
- Bibliographie
- Remerciements