
- 288 pages
- French
- ePUB (adapté aux mobiles)
- Disponible sur iOS et Android
eBook - ePub
La Passion du football
Ă propos de ce livre
Passion planétaire, divertissement universel, le football, avec ses stars, ses foules en liesse et ses supporters agressifs, n'est pas un monde à part. L'évoquer, c'est aborder l'emprise de l'argent, le poids des médias, les imbrications entre sport et politique, le dopage, la corruption, les structures et les conflits sociaux, la violence des hooligans, etc. C'est surtout explorer les profondeurs des cultures populaires contemporaines. Patrick Mignon montre comment, dans des pays aussi différents que la France, l'Angleterre, l'Italie ou encore l'Argentine, ce sport reflÚte les modes de construction des identités collectives et individuelles, et les rapports entre classes, entre genres, entre races. Le football n'est plus seulement un jeu : mieux le comprendre, c'est mieux déchiffrer nos sociétés. Membre du comité de rédaction de la revue Esprit, Patrick Mignon est chercheur au laboratoire de sociologie de l'Institut national des sports et de l'éducation physique (INSEP). Il enseigne également à l'université de Paris-IV.
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Informations
Ăditeur
Odile JacobAnnée
1998Imprimer l'ISBN
9782738106117ISBN de l'eBook
9782738180728DeuxiĂšme partie
Les modĂšles britanniques
Chapitre premier
La question du football
en Grande-Bretagne
en Grande-Bretagne
Regarder le football britannique, câest ĂȘtre confrontĂ© Ă des images trĂšs contradictoires et donc Ă la nĂ©cessitĂ© de rechercher dans diffĂ©rentes directions pour saisir le sens de ce sport dans une sociĂ©tĂ© donnĂ©e. Tout dâabord, câest une belle image, une image dâĂpinal, celle du pays, terre de naissance du football, lĂ oĂč dĂšs le tournant du siĂšcle, des millions de spectateurs se rendent dans les stades pour voir jouer des Ă©quipes professionnelles. La Grande-Bretagne est une des grandes terres, principalement lâAngleterre et lâĂcosse, de la passion du football, avec lâItalie, lâArgentine et le BrĂ©sil. Mais, premier renversement, câest aussi un pays oĂč lâhistoire du football semble ĂȘtre celle dâun long drame. On estime que trois cents personnes ont trouvĂ© la mort depuis 1945 lors de matchs opposant des Ă©quipes britanniques. Ă Bolton (1946), Glasgow (1971), Bradford (1985) ou Sheffield-Hillsborough (1989), des personnes sont mortes, victimes dâaccidents, de mauvaises conditions de sĂ©curitĂ©, de la vĂ©tustĂ© et, bien sĂ»r, de la prĂ©sence massive de spectateurs et, comme Ă Hillsborough, de la peur des hooligans. En effet, au dĂ©but des annĂ©es 1960, cette passion prend la forme du hooliganisme, qui impose sa problĂ©matique sur le football britannique, mais devient aussi vite un modĂšle de comportement dans les autres pays dâEurope. Ă Blackpool, en 1974 (oĂč lâon enregistre le premier mort provoquĂ© par une bagarre entre supporters) ou au Heysel, en 1985, les victimes sont bien le rĂ©sultat dâune volontĂ© dâaffrontement. Certains auteurs estiment ainsi Ă prĂšs de quatre-vingt dix, pour la Grande-Bretagne, le nombre de morts directement liĂ©es aux affrontements entre supporteurs depuis une trentaine dâannĂ©es67. MĂȘme si cette estimation est trĂšs discutĂ©e par les spĂ©cialistes, câest lĂ une situation exceptionnelle, sans autre Ă©quivalent en Europe, quâil convient dâinterroger. Quels que soient les chiffres, on voit que lâAngleterre et lâĂcosse ont portĂ© les rivalitĂ©s entre supporters Ă un haut niveau de risque. La situation est telle quâen 1989, quand, pour faire le bilan de dix annĂ©es de thatchĂ©risme, de nombreux quotidiens anglais ont enquĂȘtĂ© pour savoir quelle Ă©tait en Europe lâimage de lâAngleterre, celle qui leur a alors Ă©tĂ© renvoyĂ©e Ă©tait celle des hooligans. Lâannonce de la qualification de lâAngleterre pour la Coupe du Monde 1990 en Italie dĂ©clenche un vĂ©ritable mouvement de panique. Pour les journalistes du monde entier, pour les autoritĂ©s du pays dâaccueil, pour les spectateurs prĂ©sents en Italie, la visite de lâĂ©quipe dâAngleterre signifiait dĂ©ferlement de hordes de voyous et lâessentiel de lâattention des mĂ©dias et des forces de police portait sur les supporters anglais68. Mais, deuxiĂšme renversement, 1990 est aussi lâannĂ©e Ă partir de laquelle on assiste Ă un retournement de tendance dans le football britannique. Aujourdâhui, lâAngleterre est le pays donnĂ© en exemple, au plan du football, pour sa bonne santĂ© financiĂšre et ses succĂšs dans la lutte contre le hooliganisme. Comment en est-on venu lĂ ? Quels sont les ressorts de cette passion, sous ses diffĂ©rents aspects, de sĂ©rĂ©nitĂ© et de drame ?
Passion et violence ont pris des formes et des significations diffĂ©rentes. Celui qui aujourdâhui se rend au stade, ou celui qui se prĂ©pare dĂ©libĂ©rĂ©ment Ă un affrontement nâengage pas dans son action les mĂȘmes significations que celui qui, en 1890, pourchassait lâarbitre pour se venger dâun penalty quâil jugeait injustifiĂ©. La relative nouveautĂ© du phĂ©nomĂšne hooligan tient aux transformations du football et aux dĂ©veloppements rĂ©cents de la longue crise dâintĂ©gration de la classe ouvriĂšre dans la sociĂ©tĂ© britannique. Car, sâil y a une spĂ©cificitĂ© de la situation anglaise, voire britannique, câest sans doute celle de lâappropriation du football par la classe ouvriĂšre. La radicalitĂ© avec laquelle cette classe a Ă©mergĂ©, Ă la suite du mouvement des enclosures, et la brutalitĂ© du projet thatchĂ©rien consistant Ă lâeffacer culturellement et politiquement sont des facteurs puissants expliquant lâautonomisation du fait supporter et des stratĂ©gies de visibilitĂ© sociale adoptĂ©es par les hooligans. Mais tous les supporters britanniques ne sont pas des hooligans : dans les stades, coexistent encore aujourdâhui diffĂ©rents Ăąges du football comme plusieurs gĂ©nĂ©rations de la communautĂ© ouvriĂšre ; simplement, lâĂ©volution du premier a accompagnĂ© la dĂ©cadence de la seconde. Les Ă©volutions rĂ©centes montrent que le football demeure au cĆur de la culture populaire britannique et que câest Ă travers lui quâune sociĂ©tĂ© peut repenser la maniĂšre dont elle est organisĂ©e. En ce sens, le rapport du Lord Justice Taylor publiĂ© Ă la suite du drame dâHillsborough, en 1989, doit ĂȘtre considĂ©rĂ© comme un moment fondamental dans lâhistoire du football et, Ă son Ă©chelle, de la sociĂ©tĂ© anglaise, pour le coup spĂ©cifiquement anglaise, parce quâil contribue Ă redĂ©finir le sens social de ce sport et en mĂȘme temps la maniĂšre dont une sociĂ©tĂ© se retourne sur elle-mĂȘme.
The peopleâs game
Le football est depuis longtemps le sport le plus populaire en Grande-Bretagne69 : en 1905-1906, six millions de spectateurs ont assistĂ© aux matchs organisĂ©s par la Ligue professionnelle ; soixante-six clubs sur les quatre-vingt douze que compte aujourdâhui cette ligue jouent dans des stades construits avant 191070 ; en 1996, prĂšs de trente millions de personnes se sont dĂ©placĂ©es pour assister Ă une rencontre de football. Au plus fort de la crise du football, en 1987, elles nâĂ©taient plus pourtant que 18,4 millions, trĂšs loin des chiffres records de 1947, prĂšs de 40 millions dâentrĂ©es. Pourtant, malgrĂ© la concurrence dâautres loisirs et malgrĂ© la peur des hooligans, on a continuĂ© Ă prendre le chemin des stades : au moins quatre-vingt mille spectateurs pour une finale de la Cup, autour de cinquante mille pour les matchs entre les « grands », Liverpool, Arsenal, Manchester United ou Everton, ou pour les matchs Ă enjeu comme les derbies et les rencontres de barrage. Les drames de Bradford ou dâHillsborough tĂ©moignent de la mobilisation qui sâopĂšre pour ces grandes occasions : lâincendie qui a coĂ»tĂ© la vie Ă soixante personnes dans le stade de Bradford, par exemple, a Ă©clatĂ© pendant un match pour la montĂ©e en troisiĂšme division oĂč prĂšs de quarante mille spectateurs Ă©taient prĂ©sents.
Jusquâaux annĂ©es 1990, le public du football est composĂ© en majoritĂ© de membres de la classe ouvriĂšre, spĂ©cialement de sa fraction qualifiĂ©e, et dâemployĂ©s. Il en Ă©tait dĂ©jĂ ainsi avant 1914, quand ces couches ouvriĂšres se sont dĂ©finitivement appropriĂ© les tribunes. Mais, entre 1918 et 1939 et surtout aprĂšs 1945, ce sont les Ă©lĂ©ments les plus populaires de la classe ouvriĂšre qui ont commencĂ© Ă frĂ©quenter massivement les stades. Ils ont constituĂ© jusquâĂ aujourdâhui une partie beaucoup plus importante quâauparavant du public du football ; on peut encore ajouter que ces spectateurs sont jeunes, moins de quarante ans, et plus jeunes encore depuis les annĂ©es 1960, mais aussi quâils sont principalement mĂąles et blancs71. Mais pourquoi prĂ©ciser jusquâĂ aujourdâhui ? Parce que les changements dans la gestion des clubs de football depuis le dĂ©but des annĂ©es 1990 ont entraĂźnĂ© une modification dans la structure du public et fait revenir au stade les membres des classes moyennes qui lâavaient dĂ©sertĂ©.
Pour lâinstant, intĂ©ressons-nous Ă la culture du football telle quâelle sâest dĂ©veloppĂ©e jusquâaux dĂ©buts des annĂ©es 1990, dans une sociĂ©tĂ© oĂč la rĂ©partition des richesses et du pouvoir est fortement inĂ©galitaire et oĂč les classes sociales semblent mener, sauf Ă lâoccasion des guerres, une vie sĂ©parĂ©e. Le collectif de lâĂ©quipe est le collectif de la classe sociale, et celle-ci nâest aucunement une notion abstraite, mais le fruit dâune vie commune dans un mĂȘme quartier, quelquefois directement Ă lâombre du stade de football, oĂč se mĂȘlent les gĂ©nĂ©rations.
Les clubs de football sont des produits de la sociabilitĂ© ouvriĂšre et de la culture masculine de la rue : ils sont nĂ©s dans de petites agglomĂ©rations, autour des entreprises, des Ă©glises (pour surveiller les loisirs des classes laborieuses) ou des pubs et dans des quartiers. Ă Glasgow, par exemple, il y a plus de clubs de rue que de clubs de paroisse ou dâentreprise. Le football, au mĂȘme titre que lâĂ©levage des lĂ©vriers ou des pigeons voyageurs, est un symbole dâune culture ouvriĂšre autonome, magnifiant les valeurs du travail et les vertus du travailleur. Dans les conditions de lâAngleterre dâavant 1914, le football, trĂšs longtemps organisĂ© sur une base rĂ©gionale, jouait un rĂŽle dans la constitution des diffĂ©rentes communautĂ©s ouvriĂšres, donnant aux premiĂšres gĂ©nĂ©rations dâouvriers le sens de lâappartenance Ă un groupe social et Ă un territoire particuliers. Car la mobilitĂ© dans lâespace gĂ©ographique et social national est essentiellement une affaire de classes moyennes.
Pourtant, dĂšs le dĂ©but du siĂšcle, il faut se dĂ©placer pour voir les matchs, car les grandes usines remplacent les ateliers dissĂ©minĂ©s dans les petits bourgs et dans les quartiers et beaucoup dâouvriers doivent quelquefois faire de longs trajets pour se rendre Ă leur travail. La Grande-Bretagne compte, en 1911, trente-six villes de plus de cent mille habitants qui abritent quasiment toutes un club professionnel de football, et le plus souvent plusieurs72. Paradoxalement, lâattachement au club va sortir renforcĂ© de lâurbanisation de la Grande-Bretagne. Câest au moment oĂč on constate que les villes et les rĂ©gions perdent tout caractĂšre distinctif, que la carte des clubs de football et des fidĂ©litĂ©s se met en place. Chaque ville, et dans chaque ville chaque quartier, commence en effet Ă partir de ce moment Ă se penser comme une Ăźle. Des attachements indĂ©fectibles naissent, avec les revendications identitaires des cockneys et des scousers. Premier pays industrialisĂ©, câest aussi le premier sans doute en raison de la marginalisation rapide du monde rural et du dĂ©veloppement de la presse nationale, Ă avoir créé un marchĂ© national avec ce que cela implique dâinterdĂ©pendance Ă©conomique, de circulation des hommes et dâhomogĂ©nĂ©isation des mĆurs73. Mais les spĂ©cialisations industrielles, lâinstallation dans les grandes citĂ©s industrielles, puis cette sorte de dĂ©veloppement sĂ©parĂ© qui confie les communautĂ©s ouvriĂšres Ă la charge des trade-unions, du labour et des habitudes locales, tout cela contribue Ă façonner et Ă entretenir des identitĂ©s urbaines populaires. Entre 1930 et 1960, on change plus facilement de travail, quâon trouvera dans une mĂȘme aire urbaine, que de logement. De plus, aprĂšs la PremiĂšre Guerre mondiale, notamment Ă Liverpool, les centres des villes peuvent ĂȘtre habitĂ©s essentiellement par des classes populaires dont le destin est directement liĂ© aux ressources du travail local et Ă ses solidaritĂ©s. On est dâabord dâun quartier puis on est geordy, mancunian, scouser, cockney74, avant dâĂȘtre anglais ou mĂȘme membre de la classe ouvriĂšre ; ou plutĂŽt, lâappartenance Ă la classe sociale ne peut se penser quâĂ partir de cette expĂ©rience locale. Nâoublions pas que les grandes villes anglaises, en plus des immigrants venus du Commonwealth ou du continent, comme les Italiens, sont peuplĂ©es dâĂcossais, dâIrlandais, catholiques ou protestants, de Gallois, ce qui est fortement gĂ©nĂ©rateur de clivages entre established et outsiders, populations anciennement Ă©tablies et nouveaux arrivants, mais imprime aussi aux villes une tonalitĂ© spĂ©cifique. Les spĂ©cialisations Ă©conomiques et les structures sociales quâelles produisent concourent Ă leur tour Ă ces particularismes. Câest ce que notait Tocqueville quand il comparait Birmingham, avec sa multiplicitĂ© de petits entrepreneurs, Ă Manchester et Ă ses grandes manufactures, et Ă Liverpool avec son port et son immigration irlandaise. Sans doute, la pertinence de ces distinctions est moins forte aujourdâhui, mais elle lâest tant que la prospĂ©ritĂ© britannique repose sur ce qui sâest construit au XIXe siĂšcle, câest-Ă -dire souvent jusquâĂ la grande phase de dĂ©sindustrialisation des annĂ©es 1970, et tant que ces distinctions sont aisĂ©ment remobilisables. Tout cela contribue au sentiment dâĂȘtre unique et de pouvoir se passer du reste du pays. La spĂ©cificitĂ© est une spĂ©cialitĂ© britannique : câest le fondement des rivalitĂ©s en football, mais câest vrai aussi de la scĂšne pop et rock.
Le soutien apportĂ© Ă lâĂ©quipe de football du quartier ou de la ville de rĂ©sidence (et la frĂ©quentation de son stade) devient lâexpression de lâappartenance Ă une communautĂ© et Ă un territoire plus vaste que le petit bourg, mais qui reste inscrite dans les rivalitĂ©s entre diffĂ©rents quartiers dâune ville et entre les villes. Au quotidien, il est le lien avec les gens avec lesquels on travaille, car le football constitue un sujet de conversation privilĂ©giĂ© pour se reconnaĂźtre des goĂ»ts et des valeurs communs : on parle dâindividus quâon connaĂźt puisque les joueurs professionnels sont des fils dâouvriers ou des ouvriers eux-mĂȘmes, des enfants du pays qui restent fidĂšles Ă leur club dâorigine, les qualitĂ©s quâils mettent en Ćuvre sont celles quâon attend. Dans lâespace masculin dĂ©limitĂ© par lâusine, le pub, la rue et le stade, les conversations sur le football, entre pĂšres et fils mais aussi entre jeunes, sont un des Ă©lĂ©ments de la socialisation aux valeurs de la culture ouvriĂšre locale. Le club est le prolongement du territoire que les bandes dĂ©fendent jalousement contre dâautres bandes et contre la police75. Le football est enfin le produit de lâinvention anglaise du week-end : le samedi, Ă 1 heure, dĂšs la sortie de lâusine, les ouvriers partent vers le stade pour y voir un match, seul loisir hebdomadaire accessible avec la frĂ©quentation du pub, dans lequel on se rendra aprĂšs la rencontre76. Et, Ă une Ă©poque oĂč se dĂ©veloppe le mouvement ouvrier, ce dĂ©placement vers le stade est une conquĂȘte hebdomadaire du centre de la ville, une appropriation prolĂ©tarienne de la fiertĂ© civique77. En cela, il est bien le symbole des conquĂȘtes sociales de la classe ouvriĂšre avant que dâautres formes de loisir ne viennent le concurrencer.
Câest pourquoi, aujourdâhui encore dans le football, au plaisir du spectacle sportif se mĂȘle le plaisir de voir mises en Ćuvre les valeurs de la communautĂ© ouvriĂšre, surtout si elle est menacĂ©e : la virilitĂ© et la loyautĂ©, la fidĂ©litĂ©, lâesprit de sacrifice, le sens du devoir et du travail dur, « les machines bien huilĂ©es », tout un style britannique dâamour du football symbolisĂ© par la continuitĂ© du style de jeu des Ă©quipes anglaises depuis les annĂ©es 1890, le fameux kick and rush, et la mĂ©fiance vis-Ă -vis des « artistes » trop individualistes.
JusquâĂ la Seconde Guerre mondiale, il semble que cette culture ouvriĂšre, fondĂ©e sur lâexistence dâune multitude de communautĂ©s, nâait connu que peu de bouleversements. Le livre de R. Hoggart, La Culture du pauvre, est une illustration de cette Ă©poque oĂč, sous un mĂȘme vocable de working class, on pouvait englober toute une population de manĆuvres, dâouvriers qualifiĂ©s mais aussi de petits commerçants et dâemployĂ©s, vivant dans le mĂȘme quartier, partageant les mĂȘmes loisirs et le mĂȘme rapport distant Ă lâautoritĂ©. Mais, aprĂšs 1945, les communautĂ©s vont Ă©clater, dispersĂ©es par les politiques dâurbanisme, notamment dans des villes comme Londres, oĂč lâEast End se vide dâune partie de sa population traditionnelle au profit des public estates situĂ©s loin des Ă©tablissements traditionnels. Mais ces communautĂ©s sont aussi transformĂ©es par les changements survenus dans les formes du travail ouvrier (la catĂ©gorie de semi-skilled workers venant sâintercaler entre celle des skilled et des unskilled workers) qui Ă©tablissent de nouvelles hiĂ©rarchies entre les diffĂ©rentes couches ouvriĂšres, ou encore le lent dĂ©clin des grandes industries (charbon, sidĂ©rurgie, activitĂ©s portuaires). Si on parle volontiers dans les annĂ©es 1960 dâembourgeoisement et dâintĂ©gration de la classe ouvriĂšre, celle-ci reste, pour une bonne partie (notamment les semi et les unskilled workers), Ă lâĂ©cart de la sociĂ©tĂ© dominante. Car la sociĂ©tĂ© anglaise reste coupĂ©e en deux, un fils dâouvrier anglais a plus de chances que son homologue suĂ©dois ou français de rester ouvrier78 : 70 % des Ă©lĂšves anglais quittent lâĂ©cole Ă seize ans sans qualification ou presque contre 30 % au Japon ou 40 % en France79. Si on a bien assistĂ© Ă une croissance de la consommation parmi la classe ouvriĂšre, Ă une amĂ©lioration des conditions de vie et de travail telles quâelles sont estimĂ©es par lâaccĂšs Ă la santĂ©, Ă un logement et Ă un environnement dĂ©cents ou encore Ă des loisirs oĂč les consommateurs sont pris en considĂ©ration80, câest une fraction trĂšs qualifiĂ©e de la classe ouvriĂšre, travaillant dans les industries nouvelles ou pouvant sâĂ©tablir Ă son compte, qui bĂ©nĂ©ficie essentiellement du consumĂ©risme et des nouveaux modes de rĂ©tribution. De plus, la crise, avec la dĂ©qualification et le chĂŽmage qui lâaccompagnent, ainsi que la politique Ă©conomique du gouvernement Thatcher, qui se concentrent dans certaines rĂ©gions, a accentuĂ© la relĂ©gation de certains groupes qui renouent avec lâexpĂ©rience ouvriĂšre dâavant le Welfare State. Câest ce mouvement de recomposition et de dĂ©sintĂ©gration de la classe ouvriĂšre qui explique le dĂ©veloppement du hooliganisme.
Des dĂ©sordres Ă lâĂąge dâor
Quelques annĂ©es aprĂšs la rupture entre les footballeurs et les rugbymen en 1871, avec la crĂ©ation de la Football Association, les classes moyennes frĂ©quentent encore les stades de football. « Lâassociation » est alors Ă la mode comme moyen de manifester son appartenance Ă ces grandes citĂ©s florissantes que sont Liverpool, Manchester mais aussi Blackpool ou Leicester. Cette prĂ©sence peut mĂȘme aller jusquâĂ soutenir les actes dâagression Ă lâĂ©gard des arbitres ou des joueurs perpĂ©trĂ©s par les spectateurs les plus turbulents81.
Mais, Ă partir des annĂ©es 1890, le public se prolĂ©tarise et se masculinise. LâĂ©thique de lâamateurisme, cultivĂ©e par les classes bourgeoises et aristocratiques, sâoffusque de lâinstauration du professionnalisme, officiellement instituĂ© en 1888 mais en fait dĂ©veloppĂ© bien avant. Le public bourgeois ne supporte plus la promiscuitĂ© avec un public populaire, installĂ© dans les virages et dans les terraces, les grad...
Table des matiĂšres
- Couverture
- Titre
- Copyright
- Introduction
- PremiĂšre partie - La passion du football
- DeuxiĂšme partie - Les modĂšles britanniques
- TroisiÚme partie - Une culture française du football
- Ăpilogue
- Notes
- Bibliographie
- Crédits