Le Camembert, mythe français
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Le Camembert, mythe français

  1. 304 pages
  2. French
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  4. Disponible sur iOS et Android
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Le Camembert, mythe français

À propos de ce livre

Le camembert est, par excellence, le fromage de la France, et la France, le pays du camembert !Pourquoi ce fromage né au cœur du pays d'Auge est-il devenu le symbole par excellence de la France des terroirs ? Produit local, comment s'est-il imposé comme le symbole de la France dans le monde entier ?La promotion du camembert date des années 1920… et c'est un Américain qui a lancé le culte de la fermière normande qui, dit-on, l'aurait inventé sous la Révolution française en tentant de faire du brie avec un moule à livarot. Comment le mythe est-il né ?Pierre Boisard a choisi de retourner aux sources pour nous raconter l'incroyable saga de cet emblème de la France profonde et des plaisirs de sa table. Il s'interroge : sous l'effet de la standardisation industrielle, va-t-il redevenir banal aliment ?Pierre Boisard est sociologue.

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Informations

Éditeur
Odile Jacob
Année
2007
Imprimer l'ISBN
9782738119889
ISBN de l'eBook
9782738192158
Sujet
Art
Chapitre 1
Naissance d’un mythe
Le camembert avait conquis la notoriété bien avant que Joseph Knirim ne fasse découvrir Marie Harel aux Français. L’inauguration d’un monument à l’inventrice présumée du camembert n’a pas accru la consommation de ce fromage, tout au plus a-t-il renforcé la renommée de la production normande. L’effet Knirim ne se mesure pas en kilos de camemberts, il se situe dans l’imaginaire et le symbolique. La célébration de Marie Harel, l’inventrice réinventée après cent trente ans d’éclipse, change l’image de son fromage. S’il est déjà, dans les années 1920, le plus consommé de tous, ce n’est alors qu’un fromage parmi d’autres. Peut-être est-il plus familier, mais c’est l’un des moins prestigieux, un roturier comparé au roquefort qui peut se prévaloir de ses deux mille ans d’existence. La glorification de son inventrice lui apporte une histoire singulière qui le distingue des autres. Il a désormais une personnalité propre. On le sait normand, né à la fin du XVIIIe siècle, fruit de l’ingéniosité d’une femme, autant de traits qui le soustraient à la banalité qui le menace depuis qu’il est produit en grande quantité dans d’autres régions que la Normandie. Sa popularité suscite la curiosité des Français qui aimeraient bien en savoir plus sur cette Marie Harel et sur les circonstances de son invention.
Marie Harel a beau avoir une statue, on ne sait pratiquement rien d’elle. Cette ignorance ne peut pas durer. Il faut absolument que l’on connaisse l’histoire de cette femme. Puisqu’il n’en existe pas, il va s’en créer une. En devenant célèbre Marie Harel va se trouver dotée non pas d’une seule histoire, mais d’une floraison de récits racontant de différentes manières l’invention du camembert et sa consécration. Aucune de ces anecdotes créées pour les besoins de la cause n’est écrite au conditionnel. Chaque version se donne pour historiquement véridique. Faut-il considérer l’ensemble de ces petits récits dans lesquels apparaissent à peu près toujours les mêmes personnages, avec le regard critique de l’historien et les congédier d’un revers de la main ? Une telle attitude pourrait se justifier car ces historiettes ne sont pas qualifiées pour entrer dans la grande Histoire. Quel est l’intérêt d’une connaissance des circonstances exactes de l’invention du camembert ? L’enjeu d’une telle recherche peut sembler bien futile. Si l’on s’en tient à ce point de vue, à quoi bon perdre son temps à tenter de démêler l’écheveau des multiples versions de l’invention du camembert. Pourtant, le récit légendaire est digne du plus grand intérêt car c’est l’un des mythes fondateurs de la nation française. Il peut paraître saugrenu de rechercher les éléments de l’identité nationale dans une boîte de camembert. Cependant, personne ne contestera que le camembert soit devenu un symbole national. On peut se contenter d’en sourire, mais on peut aussi, tout en gardant le sourire, accorder une attention sérieuse à ce fait. Quand on sait, en plus, que la légende veut que le camembert ait été inventé en 1791, au moment même où naît la nation française, on peut se poser des questions sur cette concomitance.
L’édification du monument à la mémoire de Marie Harel est le point d’envol d’un mythe. La tradition orale locale, la vénération des descendants et l’imagination des historiographes locaux se sont conjuguées pour inventer l’histoire de l’invention du camembert. Soucieux de marquer son originalité, chaque nouveau narrateur, empruntant au fonds local, construit sa propre version. En superposant les diverses versions du mythe et en écartant les séquences les moins souvent reprises pour ne garder que celles qui constituent le fonds commun, une histoire prend forme, que je raconterai à ma manière, entrant à mon tour dans la ronde.
Le mythe des origines
Le camembert, fleuron des fromages français, serait né, au cours de la tourmente révolutionnaire, de l’union clandestine du savoir-faire d’une fermière normande et de la science d’un prêtre briard. Au cours de ce grand remuement où se constitue la nation, la rencontre fortuite de deux traditions régionales aurait donné un nouveau fromage à un pays qui en possédait déjà plusieurs centaines. La scène primitive, celle de l’invention, se déroule en 1791, au manoir de Beaumoncel, à Camembert, petite commune normande du pays d’Auge ; où Marie Fontaine a rencontré Jacques Harel, son mari. Habitant depuis leur mariage la commune de Roiville ; ils se rendent fréquemment au manoir où vivent le père de Marie et sa seconde épouse. En ces temps troublés, les fermiers de Beaumoncel cachent un prêtre réfractaire. Voyant Marie Harel confectionner des fromages à la manière augeronne, le prêtre lui suggère d’adopter le procédé de fabrication du fromage de Brie. Ce serait ainsi que, faisant du brie dans un moule à livarot, Marie Harel aurait inventé le camembert. Encore fallait-il que le secret soit transmis aux générations suivantes. Marie, fille de Marie Harel, et son gendre Thomas Paynel reprendront le flambeau et franchiront un pas supplémentaire en allant vendre le nouveau fromage, dont le succès va grandissant dans les villes voisines d’Argentan et de Caen. Les années passent, les générations se succèdent, le camembert étend son domaine. En 1863, le petit-fils de Marie Harel, Victor Paynel, fait déguster un camembert de sa fabrication à l’empereur Napoléon III à la gare de Surdon, dans l’Orne. L’empereur trouve le fromage fort à son goût, félicite son fabricant, l’invite aux Tuileries et le prie de lui en livrer régulièrement.
Avant de démêler le vrai et le faux, je m’intéresserai à ce que révèle ce récit. L’erreur serait de le prendre au pied de la lettre, d’en faire une lecture littérale, que ce soit pour y porter foi, ou pour le rejeter. Il met en scène quatre personnages, Marie Harel, un prêtre réfractaire, Victor Paynel, petit-fils de Marie Harel et l’empereur Napoléon III. La pièce comporte deux actes. Acte I : « Les Origines », acte II : « La Consécration ».
La première scène du premier acte est clandestine. Cela lui confère l’aura du mystère. Elle se déroule sur fond de grands bouleversements historiques. Le personnage du prêtre est porteur de multiples références, celle de l’Église, de la Tradition et du sacré ; celle aussi, antagonique, de la Révolution. Dans la représentation populaire, le prêtre est un passeur. Inscrit dans l’ordre de l’ancien monde, sa proximité du peuple en fait un porteur de l’aspiration au changement. Quelques prêtres jouent un rôle de premier plan dans le déclenchement de la Révolution et se joignent au Tiers État. Lorsque la Révolution se radicalise et que la révolte des campagnes, apaisée par le démantèlement des privilèges féodaux, est relayée par l’agitation urbaine, certains sont broyés par l’ébranlement auquel ils ont contribué. La persécution du clergé marque la première grande fracture de l’unité nationale et, dans l’Ouest notamment, génère l’opposition entre villes et campagnes. Il arrive parfois que le prêtre porteur de la Tradition, ayant accès aux livres, soit l’agent de la modernité. Figure du sacré, il est investi de pouvoirs surnaturels, qui, dans l’imaginaire collectif, participent autant des mystères chrétiens que de la sorcellerie. Dans les campagnes de l’Ouest, les paysans prêtaient aux prêtres une puissance supérieure à celle des sorciers car ils possédaient plus de livres qu’eux. Mais la différence supposée entre prêtres catholiques et sorciers n’était que de degré, non de nature. Après la Révolution, la rumeur courut que les livres des prêtres émigrés étaient tombés aux mains de laïcs qui les utilisaient à leur profit et les transmettaient à leurs descendants. Cette légende vivace conserve encore quelque crédit de nos jours. Une ancienne fabricante de camembert qui a dirigé une fromagerie dans les années 1930 m’a donné sa version des origines du camembert.
« En Normandie, au moment de la Révolution, on a tué des prêtres. On a pillé les bibliothèques des presbytères. Ce qui explique qu’il y ait tant de guérisseurs et de guérisseuses dans les petites communes normandes, c’est que c’est tombé dans les mains de n’importe qui. Et vous aviez des formules contre les brûlures, contre ceci, contre cela. Et ça créait des gens qui vous touchaient du feu, moi j’en ai connu. Alors je pense que c’est peut-être tout simplement dans un livre comme ça que Marie Harel, ou quelqu’un de son entourage, a trouvé le moyen de faire ce fromage. »
En convoquant un prêtre, l’histoire du camembert ne fait que se conformer à un lieu commun. Combien d’innovations gourmandes ont une paternité attribuée à des religieux, à commencer par le champagne de Dom Pérignon ! Mais elle innove sur deux points capitaux : elle met le prêtre en rapport avec une femme, association dont même cette version édulcorée ne désamorce pas la charge explosive, et elle le situe historiquement. Cette adhérence du récit mythique à l’Histoire est une caractéristique du mythe du camembert. Récit des origines ou des ruptures, le mythe est une construction productrice de sens multiples et réversibles, susceptible de générer des significations nouvelles et d’être réinterprétée au gré des circonstances et des besoins. La concordance de la naissance du camembert avec celle de la République donne pouvoir à ce mythe de révéler les tensions qui parcourent la nation et de proposer des solutions réalisant une nouvelle unité. La scène des origines prend place dans un moment de division afin de recréer l’unité de la nation et signifier qu’elle est l’héritière de l’ordre ancien. On peut suivre ce travail du mythe à travers ses différentes versions. L’une des premières est rapportée, dès 1927, par Xavier Rousseau, érudit normand, auteur du premier fascicule connu sur l’histoire du camembert.
« C’était pendant la Terreur, au pays d’Auge ; un prêtre insermenté traqué par les colonnes mobiles allait tomber aux mains de ses poursuivants. Des paysans l’accueillirent et le cachèrent. Bien qu’il n’eût pas un sol vaillant, le fugitif sut prouver sa reconnaissance. À la fermière qui avait risqué sa vie il confia le secret de la fabrication d’un fromage ignoré dans ces cantons. Cette fermière se nommait Harel. Elle sut si bien tirer parti de ce secret que ses fromages ne tardèrent pas à être appréciés tout autour de Vimoutiers1. »
L’origine du camembert dans ce récit est un secret de fabrication livré par un prêtre en fuite. Cette scène en rappelle d’autres, où un dieu ou un messager des dieux transmet un art, un don à un mortel. Ainsi, le dieu Saturne après sa déchéance enseigna l’agriculture aux hommes. Il n’y a pas invention, mais révélation, transmission d’un savoir ancien. En général, les mythes ne dévoilent pas l’origine du secret transmis, ils le mettent en scène, représentent les circonstances de sa transmission, mais ne l’expliquent jamais. Selon le mythe donc, Marie Harel n’invente pas le camembert ; elle reçoit le secret d’une tradition menacée de disparition. Grâce à elle, c’est un peu de l’ancienne France, celle d’avant la Révolution, qui va survivre.
Des versions ultérieures précisent que le prêtre est originaire de la Brie, région fromagère où l’on pratiquait traditionnellement le moulage à la louche. Le secret transmis n’aurait donc été que la recette du Brie. Plus complète, cette version a fini par s’imposer. La scène des origines s’enrichit donc d’un apport extérieur. Le prêtre transmet la tradition de l’ancien monde et le savoir-faire d’une autre région. Ainsi, le camembert devient-il le produit de l’ancien dans le nouveau et de l’association des savoir-faire de deux régions différentes, des secrets détenus par un prêtre et de l’habileté d’une paysanne. Le mythe assemble des éléments opposés, il rapproche l’eau et le feu, en l’occurrence, la femme et le prêtre, l’Ancien Régime et la République, le pays d’Auge et la Brie.
Le récit de l’origine se poursuit par la mention du succès commercial de Marie Harel qui vend ses fromages dans les villes voisines. À l’élément sacré représenté par le personnage du prêtre fait pendant le sens marchand de Marie Harel. Toutes ces significations n’apparaissent pas toujours explicitement. Selon les périodes ou les circonstances, l’une domine les autres. Mais toutes sont disponibles et peuvent être activées, d’où cette floraison de versions différentes qui racontent cependant toutes la même histoire.
Le sceau impérial
Le mythe des origines trouve un prolongement dans la rencontre de Victor Paynel et de Napoléon III. Il importe peu que l’anecdote soit véridique. L’essentiel est ailleurs, ce sont les raisons pour lesquelles la mémoire populaire a retenu et répandu ce récit, et ce qu’il signifie. Marie Harel est à l’origine d’une lignée de fromagers qui poursuivent son œuvre. Le secret de la fabrication du camembert est transmis par engendrement. C’est une affaire de famille. Comme dans le premier acte, les deux personnages sont, par nature et par localisation d’origine, très éloignés l’un de l’autre. Normalement, leurs chemins n’auraient jamais dû se croiser. Alors que la rencontre de la fermière et du prêtre au premier acte était due aux événements révolutionnaires, la rencontre de l’empereur et de Paynel est permise par le chemin de fer. Comme la précédente, cette scène évoque l’unité de la France. D’une scène à l’autre, les facteurs d’unification de la nation ont changé, la violence révolutionnaire dans un cas, la construction du réseau ferré dans l’autre. Chaque rencontre symbolise une phase de l’édification de l’unité de la nation. Dans le second acte, Victor Paynel, un paysan, se trouve en présence de l’empereur sans qu’il y ait relation de sujétion. Victor Paynel agit de son propre chef, dans une relation de type commercial, dont l’issue heureuse sera l’établissement d’un commerce régulier avec le palais impérial. La circulation commencée avec la révélation du secret de fabrication du fromage se poursuit par le legs du secret que Marie Harel transmet à sa fille, qui elle-même le transmet à ses enfants. Elle s’achève avec le don du fromage à l’empereur.
Une autre circulation est instaurée par Marie Harel : le commerce du nouveau fromage. La rencontre avec l’empereur marque un nouvel âge, le passage d’un commerce local à un commerce national rendu possible par le développement du réseau ferré et favorisé par la considération impériale. Le premier acte voit une province, la Normandie, bénéficier de l’unification nationale qui s’opère au moment de la Révolution ; au deuxième acte, la Normandie restitue à la nation le fruit de cette union. Comme le prêtre, le personnage de l’empereur est chargé de multiples significations. Président devenu empereur, il réunit sur sa personne l’ancien principe dynastique et la légitimité électorale. Il personnifie l’autorité et l’unité de la nation, notamment par son prolongement matériel, le chemin de fer, dont il est le réorganisateur et auquel il confère une part de sa majesté en l’empruntant à bord de son wagon impérial. La présence du chemin de fer, versant pacifique de la Révolution, donne au mythe une apparence profane qui marque le passage à une nouvelle étape de l’histoire de ce fromage, qui accède à la consécration nationale non seulement par la reconnaissance impériale, mais aussi et surtout par la possibilité qui lui est donnée de circuler dans toute la France. Le chemin de fer, puissant moyen d’unification nationale rattachant la province à Paris et marquant la prééminence de la capitale, permet au camembert de se sortir de son pays d’Auge natal alors que d’autres fromages demeurent dans leur terroir d’origine.
En l’invitant au palais des Tuileries, l’empereur ne distingue pas seulement Victor Paynel ; mais la lignée de Marie Harel pour sa capacité à transmettre un patrimoine. La filiation fait le lien entre l’acte I et l’acte II. L’engendrement, en assurant la continuité de la dynastie fondée par l’inventrice, assure également la pérennité du camembert. En revanche, la continuité historique de la nation accouchée au forceps de la Révolution et renforcée par l’établissement du réseau ferré n’est pas représentée dans le mythe. Napoléon III n’est pas un héritier légitime, mais l’incarnation circonstancielle de l’autorité de l’État. La légitimité dynastique abolie au sommet de l’État en 1791 perdure dans la société civile, comme mode de transmission du patrimoine, et fait preuve de sa fécondité économique. La prospérité de la nation résulte de la transmission par filiation des savoir-faire des classes laborieuses.
L’érection du monument de Vimoutiers apparaît dans cette perspective comme le prolongement final du mythe. La République consacre un fromage né sous la Révolution et reconnaît par là tout son héritage, ce qui lui vient de l’Ancien Régime et ce que l’idée républicaine a accompli. Elle coïncide avec l’achèvement temporaire de la pacification intérieure par le dépassement des contradictions entre tradition et progrès dans un produit à la fois provincial et national, industriel et rural. C’est lorsqu’il a fait la preuve de son succès universel et particulièrement aux États-Unis, pays dont les liens avec la République se nouent dès les origines, que la consécration républicaine, par l’entremise d’un ancien Président, intervient. Le parcours politique de Millerand en fait le personnage le plus apte à officier. Ancien président de la République, il est devenu simple sénateur d’un département rural. Commençant sa carrière politique comme député socialiste du XIIe arrondissement de Paris, premier socialiste à participer au gouvernement, il passe progressivement de l’extrême gauche à la droite modérée, de la défense de la classe ouvrière à la représentation des intérêts ruraux.
L’efflorescence du mythe
Le mythe tel que nous l’avons présenté ne se constitue pas immédiatement. Il s’édifie par couches et retouches successives, et ne cessera d’évoluer au fil des ans. La plupart de ses éléments sont disponibles, prêts à l’emploi, ou à l’oubli. Le passage de Knirim et l’édification du monument activent ces éléments. Certains sont connus depuis longtemps mais dans un cercle restreint, celui des fromagers. D’autres sont empruntés à une tradition orale locale. L’étonnante vitalité du mythe qui se transforme sans cesse tient à une raison essentielle : l’intime mélange d’éléments empruntés à l’Histoire et de la légende. Le mythe, en effet, emprunte à l’Histoire dans laquelle il se situe et à des récits locaux. Il se...

Table des matières

  1. Couverture
  2. Page de titre
  3. Copyright
  4. Sommaire
  5. Dédicace
  6. Introduction. L'Américain et le camembert
  7. Chapitre 1. Naissance d'un mythe
  8. Chapitre 2. Sous la légende, l'Histoire
  9. Chapitre 3. Naissance d'une industrie
  10. Chapitre 4. Secrets de fabrication
  11. Chapitre 5. Les métamorphoses du camembert
  12. Chapitre 6. Le syndicat des familles
  13. Chapitre 7. Le camembert du poilu
  14. Chapitre 8. Les dynasties du camembert
  15. Chapitre 9. La belle époque des fromageries
  16. Chapitre 10. Ouvriers de fromagerie
  17. Chapitre 11. Grandeur et décadence de l'ordre domestique
  18. Chapitre 12. La guerre des deux camemberts
  19. Chapitre 13. La vaine résistance des coopératives
  20. Chapitre 14. L'invention de la tradition
  21. Chapitre 15. De l'étiquette au tyrosème
  22. Chapitre 16. L'Amérique et le camembert
  23. Chapitre 17. Le camembert dans tous ses états
  24. Conclusion. Permanence du mythe
  25. Notes
  26. Remerciements