Au tribunal des couples
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Au tribunal des couples

EnquĂȘte sur des affaires familiales

  1. 312 pages
  2. French
  3. ePUB (adapté aux mobiles)
  4. Disponible sur iOS et Android
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Au tribunal des couples

EnquĂȘte sur des affaires familiales

À propos de ce livre

Divorces et sĂ©parations conjugales sont aujourd'hui frĂ©quents. Tout un chacun, mariĂ© ou ayant des enfants, peut avoir affaire Ă  la justice familiale pour rĂ©gler les consĂ©quences de sa rupture. Cette institution publique est censĂ©e mettre en Ɠuvre un droit identique pour toutes et tous. Mais les justiciables se voient-ils accorder la mĂȘme attention selon leurs ressources et leurs conditions de vie ? Et la justice conduit-elle effectivement Ă  plus d'Ă©galitĂ© entre les hommes et les femmes ? Pour le savoir, ce livre nous fait entrer au tribunal des couples, dans ces chambres de la famille des tribunaux de grande instance, oĂč juges aux affaires familiales, greffiĂšres et avocats font face Ă  un contentieux massif. L'ouvrage est issu d'une enquĂȘte d'une ampleur inĂ©dite, combinant donnĂ©es statistiques, observations d'audiences, consultations de dossiers et entretiens avec ces professionnels. Pour ce faire, il a mobilisĂ©, de l'enquĂȘte Ă  l'Ă©criture, une Ă©quipe de sociologues rassemblĂ©s ici sous le nom de Collectif Onze. Leur conclusion est sans appel : malgrĂ© les bouleversements de la vie conjugale et les transformations du droit de la famille, la justice participe Ă  la reconduction de l'ordre social entre les sexes et entre les classes. 

Foire aux questions

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Informations

Éditeur
Odile Jacob
Année
2013
Imprimer l'ISBN
9782738130532
ISBN de l'eBook
9782738174581
Chapitre 1
Une justice de masse

À l’issue de la premiĂšre matinĂ©e d’audiences* au tribunal de Marjac, en fĂ©vrier 2009, deux sociologues de notre Ă©quipe inscrivent dans leur journal de terrain qu’elles ont Ă©tĂ© « submergĂ©es par la quantitĂ© d’informations Ă  noter ». Assises dans la salle d’audience Ă  cĂŽtĂ© du juge Étienne Paletot et de sa greffiĂšre, avocats et justiciables se succĂšdent avec rapiditĂ©, le magistrat passant d’une affaire Ă  l’autre sans temps mort [M02]1 . En tout, le collectif de recherche a observĂ© une quarantaine de demi-journĂ©es d’audiences qui ont durĂ© entre 1 h 30 et 6 h 20. À raison de neuf affaires par demi-journĂ©e, chaque juge a consacrĂ© Ă  chacune entre 3 minutes et 1 h 20, soit 18 minutes en moyenne. En dĂ©couvrant les audiences aux affaires familiales, nous avons toutes et tous Ă©tĂ© frappĂ©s par l’enchaĂźnement des dossiers : plongĂ©s soudainement dans les dĂ©tails de situations Ă©conomiques prĂ©caires, confrontĂ©s sans transition aux destins d’un enfant adultĂ©rin, d’une femme battue ou d’un couple richissime se disputant une entreprise florissante, nous avons d’abord Ă©tĂ© dĂ©passĂ©s par la vitesse Ă  laquelle se succĂ©daient les histoires familiales.
En observant plusieurs audiences, nous nous sommes progressivement accoutumĂ©s Ă  ce rythme trĂšs soutenu, et nous avons rĂ©ussi – grĂące Ă  nos observations en binĂŽme – Ă  prendre convenablement les notes qui nous ont ensuite permis leur analyse. Mais la question initiale est demeurĂ©e dans nos esprits : comment les professionnels des tribunaux parviennent-ils Ă  faire leur travail Ă  une telle cadence ? Cette interrogation faisait Ă©cho au constat maintes fois rĂ©pĂ©tĂ© par les juges rencontrĂ©s, confirmant les rapports officiels : les attributions des chambres* de la famille en matiĂšre de rĂšglement des conflits conjugaux sont particuliĂšrement Ă©tendues, ces chambres sont confrontĂ©es Ă  un contentieux massif, tandis que les moyens, humains et matĂ©riels, qui leur sont allouĂ©s sont notoirement limitĂ©s. Aux affaires familiales, la justice se rend-elle « Ă  la chaĂźne », comme l’affirment mĂȘme certains juges ? Ce premier chapitre vise Ă  rendre compte de la façon dont l’institution judiciaire fait face au grand nombre de dossiers qui lui est soumis.
Pour ce faire, nous nous concentrons d’abord sur les façons de travailler des professionnels de la justice. Au cĂŽtĂ© des juges, plusieurs catĂ©gories de professionnels (greffiĂšres, adjointes administratives, avocats, experts) participent, avec les savoirs et les responsabilitĂ©s propres Ă  leurs statuts, au traitement judiciaire des sĂ©parations conjugales. La nĂ©cessitĂ© de « faire vite » ne pĂšse pas avec la mĂȘme intensitĂ© sur chacun d’entre eux, mais la confrontation Ă  des dossiers nombreux et Ă  des dĂ©lais serrĂ©s les amĂšne tous Ă  forger des routines pour analyser les situations familiales et rĂ©diger leurs Ă©crits. Or, ces techniques de gestion de la masse n’ont pas des effets uniformes sur tous les publics des affaires familiales. Elles creusent les inĂ©galitĂ©s sociales entre les justiciables des classes moyennes et supĂ©rieures – qui bĂ©nĂ©ficient de dĂ©lais plus rapides et peuvent davantage s’entourer de professionnels pour les assister – et ceux des classes populaires, qui font davantage face Ă  la justice sans avocat, et avec des dĂ©lais plus longs.
Une justice familiale sous pression
ReprĂ©sentant prĂšs de la moitiĂ© du contentieux civil des tribunaux de grande instance2, les affaires familiales sont la cible privilĂ©giĂ©e des mesures gestionnaires mises en Ɠuvre au sein de l’institution judiciaire. Le but poursuivi est d’optimiser le traitement de la masse des dossiers avec des moyens limitĂ©s et dans des dĂ©lais de plus en plus contrĂŽlĂ©s (Vigour, 2011).
Certes, depuis la fin des annĂ©es 1990, le budget du ministĂšre de la Justice figure parmi les prioritĂ©s politiques et a davantage augmentĂ© que la richesse nationale. L’effectif de la magistrature s’est mĂȘme accru au cours de la derniĂšre dĂ©cennie, passant de 7 000 en 2002 Ă  8 200 juges en 20103. Mais, dans les chambres de la famille des tribunaux de grande instance, l’augmentation du contentieux tempĂšre les effets des investissements, conduisant mĂȘme l’institution judiciaire Ă  contrĂŽler les effectifs de la magistrature consacrĂ©s au traitement judiciaire des sĂ©parations conjugales. Ainsi, la loi du 8 janvier 1993 qui a instaurĂ© la fonction de « juge aux affaires familiales » inscrit dans le droit la gĂ©nĂ©ralisation de la formation en juge unique – plutĂŽt que la formation collĂ©giale Ă  3 juges – pour traiter du contentieux des sĂ©parations en premiĂšre instance*4. MĂȘme si, en droit, les justiciables – sous certaines conditions – disposent de la possibilitĂ© de demander une formation collĂ©giale5, en pratique, ces derniĂšres sont exceptionnelles. Dans un rapport pour le garde des Sceaux quelques annĂ©es aprĂšs la mise en place des juges aux affaires familiales, le prĂ©sident du TGI de Paris pouvait ainsi se fĂ©liciter de la mesure qui constitue une « rĂ©ponse souple et rapide, adaptĂ©e Ă  un contentieux de plus en plus rĂ©pĂ©titif » (Coulon, 1997, p. 54).
Des moyens limités, un temps compté
Comme dans d’autres secteurs de l’action publique (la police : Matelly & Mouhanna, 2007 ; les services sociaux : Serre, 2011 ; l’hĂŽpital : Belorgey, 2011), des indicateurs quantitatifs d’efficacitĂ© se sont imposĂ©s dans les tribunaux. D’inspiration managĂ©riale, ces indicateurs sont en rupture avec la traditionnelle « exceptionnalitĂ© » de la justice oĂč les idĂ©aux de singularitĂ© et d’incommensurabilitĂ© conduisaient Ă  valoriser la lenteur des procĂ©dures (Commaille, 2000). Ce basculement a d’abord Ă©tĂ© observĂ© dans le contentieux pĂ©nal oĂč, dĂšs le milieu des annĂ©es 1990, le traitement en temps rĂ©el a conduit Ă  une accĂ©lĂ©ration du rythme de la justice, dĂ©bouchant sur la montĂ©e en puissance des comparutions immĂ©diates (Bastard & Mouhanna, 2007 ; Christin, 2008). Il concerne aujourd’hui l’ensemble de l’activitĂ© judiciaire (Vauchez, 2008). Ces changements ont renforcĂ© le rĂŽle gestionnaire des prĂ©sidents de tribunaux, qui sont – avec les chefs de greffe – responsables du suivi statistique de l’activitĂ© judiciaire ainsi que des budgets opĂ©rationnels. Par l’intermĂ©diaire des prĂ©sidents des chambres de la famille, ils relayent auprĂšs des juges aux affaires familiales ces objectifs d’efficacitĂ© qui s’expriment en volume de dĂ©cisions rendues (mensuellement et annuellement, cabinet par cabinet*) et en dĂ©lai de clĂŽture des dossiers.
Les affaires familiales restent effectivement un peu plus longues que les autres procĂ©dures civiles engagĂ©es dans les tribunaux de grande instance (9 mois en moyenne contre 7,9 mois pour l’ensemble des affaires terminĂ©es en 2011). Toutefois, ces moyennes ne rendent pas vraiment compte des dĂ©lais d’attente effectifs des justiciables. Par exemple, l’absence des justiciables Ă  l’audience amĂšne Ă  des renvois* qui allongent la durĂ©e des dossiers et nuisent aux dĂ©lais de la chambre. À l’inverse, les dĂ©sistements* des parties* sont « bons pour les statistiques » : ils correspondent Ă  un renoncement officiel des justiciables Ă  la procĂ©dure et engendrent une dĂ©cision purement formelle du magistrat (l’ordonnance* de dĂ©sistement), comptĂ©e dans les chiffres comme une affaire close. PressĂ©s par la nĂ©cessitĂ© de rendre des dĂ©cisions rapidement, les juges aux affaires familiales opĂšrent aussi des arbitrages avec les moyens matĂ©riels et humains limitĂ©s dont ils disposent.
10 h 15 : dans le bureau de la juge BĂ©nĂ©dicte Le Fur, au tribunal de Valin. C’est la troisiĂšme affaire de la matinĂ©e ; sur le papier, elle s’annonce classique et routiniĂšre pour la magistrate. Un pĂšre demande la suspension d’une pension alimentaire pour son fils aĂźnĂ©, ĂągĂ© de 24 ans, qui, selon lui, n’est plus Ă  la charge de son ex-conjointe comme leurs deux autres enfants.
La greffiĂšre sort dans le couloir pour aller chercher les justiciables qui n’ont pas d’avocat. Elle rĂ©apparaĂźt dans l’encadrement de la porte, manifestement gĂȘnĂ©e : « Il y a la fille qui demande Ă  assister pour pouvoir traduire Ă©ventuellement Ă  sa maman
 » Sans attendre la rĂ©ponse de la juge, une jeune femme noire ĂągĂ©e d’une vingtaine d’annĂ©es (en jeans moulant, top Ă  paillettes) entre dans le bureau, accompagnĂ©e de ses parents : un homme noir ĂągĂ© d’une cinquantaine d’annĂ©es, en costume trĂšs habillĂ© avec une veste en cuir et des chaussures vernies et une femme noire corpulente en robe traditionnelle africaine. La jeune fille lance Ă  la juge : « Ma mĂšre, elle comprend, mais elle a des difficultĂ©s Ă  parler des fois. » BĂ©nĂ©dicte Le Fur demande au pĂšre : « Vous faites confiance Ă  votre fille pour traduire ? » La fille coupe la juge et son pĂšre pour dire : « De toute façon, mon pĂšre, il comprend la langue. » Elle ajoute que son grand frĂšre, celui dont il est question dans la requĂȘte, est aussi prĂ©sent dans le couloir. Le pĂšre, avec un fort accent, propose de le faire entrer dans le bureau : « On va nĂ©gocier ensemble ! » La magistrate, visiblement dĂ©contenancĂ©e, objecte : « Non, mais on ne va pas faire entrer toute la famille ! Normalement, un interprĂšte ne peut pas ĂȘtre de la famille. » Mais elle concĂšde toutefois : « Mais si vous, Monsieur, vous ĂȘtes d’accord, moi je veux bien faire une exception. » L’homme finit par acquiescer.
La greffiĂšre demande alors Ă  la jeune femme d’épeler nom, prĂ©nom et date de naissance. La magistrate annonce Ă  la jeune fille : « Vous ĂȘtes lĂ  comme interprĂšte pour votre mĂšre, on note. Et vous allez jurer d’interprĂ©ter tout ce qu’elle dira, tout ce que je dirai, et de le retranscrire fidĂšlement. » La jeune femme dans un Ă©clat de rire, dĂ©clare : « Oui, je le jure ! » Durant les dĂ©bats, la fille rĂ©pond presque toujours Ă  la place de sa mĂšre, sans visiblement traduire ses propos, dialoguant avec son pĂšre et la juge, parlant le plus souvent en son nom propre. La juge profite d’ailleurs de sa prĂ©sence pour lui poser directement un grand nombre de questions : « Vous ĂȘtes indĂ©pendante financiĂšrement ? » ; « Quelle est votre situation Ă  vous d’abord ? » La fille semble du reste la seule Ă  savoir combien la mĂšre touche de pension alimentaire pour ses trois enfants (228 €), ce que la juge confirme Ă  la lecture d’une piĂšce du dossier. Et alors que les parents se disputent dans une langue que ni la juge, ni la greffiĂšre, ni les sociologues ne comprennent, la fille se fait l’avocate de sa mĂšre. Le pĂšre finit par rĂ©agir vertement : « Tais-toi, sinon je vais me fĂącher, si tu te mets entre ta mĂšre et moi ! D’accord !? » À la fin de l’audience, la fille Ă©clate en sanglots et s’exclame : « Tu t’en fous de nous ! », « Mon permis, il a coĂ»tĂ© 3 900 €, t’as mĂȘme pas donnĂ© un centime. » La juge BĂ©nĂ©dicte Le Fur clĂŽt Ă  grand-peine les dĂ©bats et, alors que tout le monde est sorti, une personne apparaĂźt dans l’embrasure de la porte, sans doute une avocate : « Tout va bien ? » La juge : « Tout va bien. C’est le psychodrame familial, c’est tout » [V08].
Ce compte rendu d’audience permet de mesurer l’écart entre la justice que les personnels des tribunaux souhaiteraient rendre et la rĂ©alitĂ© de leurs contraintes pratiques. Aux affaires familiales, parmi les 330 affaires que nous avons observĂ©es dans quatre tribunaux diffĂ©rents, nous n’avons jamais vu un seul interprĂšte-traducteur. Pourtant, dans nombre d’affaires, des justiciables comprenaient mal ou s’exprimaient difficilement en français6. L’urgence des audiences – aux affaires familiales comme au pĂ©nal – pousse les juges Ă  confier le travail de traduction Ă  titre gratuit Ă  qui ils le peuvent (Larchet & PĂ©lisse, 2009). Mais l’intervention d’un tiers lors d’une audience questionne ici Ă  plusieurs titres si l’on se rĂ©fĂšre aux rĂšgles de la procĂ©dure et aux principes gĂ©nĂ©raux du droit. D’abord, les audiences aux affaires familiales ne sont pas publiques, mais rĂ©servĂ©es aux parties et Ă  leurs avocats. Ensuite, les principes de neutralitĂ© et d’impartialitĂ© sont toujours censĂ©s guider les pratiques aussi bien des magistrats que des interprĂštes-traducteurs le cas Ă©chĂ©ant7.
Dans l’audience relatĂ©e ci-dessus, la juge BĂ©nĂ©dicte Le Fur est bien consciente de dĂ©roger Ă  l’ensemble de ces principes en permettant Ă  la fille du couple d’assister Ă  l’audience et en lui octroyant une place active dans les dĂ©bats. Mais la magistrate est soumise Ă  une autre injonction, qui prend ici le pas sur les principes juridiques : « faire sortir l’affaire », « avancer dans l’audience ». Elle tente de rĂ©introduire un peu du cĂ©rĂ©monial judiciaire en demandant Ă  la jeune femme de prĂȘter serment, mais le dĂ©cor semble lui-mĂȘme dĂ©savouer cet effort si bien que la fille se met Ă  rire, comme si elle avait oubliĂ© qu’elle se trouvait au tribunal. Aux affaires familiales, les audiences ont de fait rĂ©guliĂšrement lieu, comme ici, dans les bureaux des juges, dans un cadre peu solennel.
Un cadre plus ou moins solennel
Parmi les quatre tribunaux oĂč nous avons enquĂȘtĂ©, c’est Ă  Marjac que l’on trouve la salle d’audience la plus imposante, Ă©quipĂ©e d’une vaste table triangulaire oĂč se rĂ©partissent sur deux arĂȘtes chacune des parties et sur la troisiĂšme, un grand fauteuil pour le juge aux affaires familiales et un plus petit fauteuil pour la greffiĂšre.
En revanche, dans l’audience que l’on vient d’évoquer, qui se dĂ©roule au tribunal de Valin, BĂ©nĂ©dicte Le Fur est assise derriĂšre sa propre table de travail, entourĂ©e de ses dossiers et d’objets familiers. Un hiĂ©roglyphe Ă©gyptien et des dessins de Don Quichotte sont affichĂ©s sur le mur derriĂšre les justiciables, des dessins d’enfants sont accrochĂ©s sur les portes des placards. Sur son bureau, on trouve les outils habituels du JAF – un code civil, signe de l’ancrage juridique de l’activitĂ© ; un agenda, outil essentiel de maĂźtrise du temps ; une calculatrice, manifestation de l’importance des enjeux comptables, en lien, en particulier, avec la dĂ©termination de la pension alimentaire pour les enfants ; une boĂźte de Kleenex, utile en cas de dĂ©bordements Ă©motionnels des justiciables ; mais aussi des photos de ses quatre enfants. Au sol, derriĂšre le fauteuil de la magistrate, une valise cabine rouge lui permet d’entreposer les dossiers qu’elle emporte chez elle.
Dans les deux tribunaux de construction rĂ©cente de notre enquĂȘte – Ă  Valin et Ă  Belles – les audiences se dĂ©roulent ainsi directement dans les bureaux des juges. Ce sont de vastes bureaux confortables censĂ©s instaurer une proximitĂ© entre professionnels de la justice et justiciables. Dans ce contexte, seuls les avocats portent la robe*. Les juges reçoivent les justiciables en tenue de ville derriĂšre leur bureau et les greffiĂšres ressemblent ici Ă  des secrĂ©taires, derriĂšre leur ordinateur, leur imprimante et leurs piles de dossiers.
À Carly et Ă  Marjac en revanche, lĂ  oĂč les justiciables rencontrent le JAF dans une salle d’audience, le port de la robe – s’il n’est pas systĂ©matique – est une pratique majoritaire pour les juges et les greffiĂšres. Comme l’indique Catherine Blanchard, prĂ©sidente de la chambre de la famille de Carly : « Il y a deux Ă©coles : robe ou pas robe. Et donc, ici, on a pris l’option robe parce que ça nous pose vis-Ă -vis du justiciable, vis-Ă -vis des couples et ça Ă©tablit une distance » [C10]. Dans ce palais de justice de la rĂ©gion parisienne qui reçoit surtout un public de classes populaires souvent issues de l’immigration, les locaux sont en partie en prĂ©fabriquĂ©s, les salles d’audience sont des piĂšces vides meublĂ©es de tables et de chaises semblables Ă  celles que l’on trouve dans les Ă©coles. Les lieux sont vĂ©tustes et mal entretenus : peintures dĂ©lavĂ©es, mobilier sommaire, toilettes sales, etc. Dans un tel cadre, la robe portĂ©e par les professionnels des tribunaux est l’un des seuls marqueurs de la solennitĂ© du palais de justice.
Une masse de dossiers, un personnel peu nombreux
Lorsque nous avons nĂ©gociĂ© la possibilitĂ© d’enquĂȘter dans les tribunaux, les principales rĂ©ticences de nos interlocuteurs, vice-prĂ©sidents* aux affaires familiales et greffiĂšres en chef, portaient sur la possibilitĂ© matĂ©rielle de l’enquĂȘte : comment nous trouver une place dans les bureaux au moment des audiences ? OĂč nous trouver un local pour poser nos affaires et consulter les dossiers ? Et qui devrait prendre de son temps pour nous recevoir et nous guider dans le tribunal si nĂ©cessaire ?
C’est que le traitement de la masse se fait avec des moyens matĂ©riels limitĂ©s, mais surtout avec la mobilisation d’un personnel peu nombreux. En 2010, les vingt-huit JAF en poste dans les quatre juridictions enquĂȘtĂ©es pour cet ouvrage ont eu Ă  traiter 23 000 nouvelles affaires, soit une moyenne de 885 affaires par an et par juge Ă  temps plein. Au moment de notre Ă©tude, la chambre de la famille de Valin est la plus grande mais aussi la plus chargĂ©e des quatre : prĂšs de 1 000 nouvelles affaires y ont Ă©tĂ© confiĂ©es Ă  chacun de ses 10 cabinets en 2009. Lorsque nous y dĂ©butons notre enquĂȘte, on nous indique rapidement qu’un des cabinets est « plantĂ© », c’est-Ă -dire chargĂ© d’un volume significatif d’affaires en retard. AffectĂ©e Ă  ce cabinet, la juge Valentine Langlade est dotĂ©e d’une certaine expĂ©rience en la matiĂšre : ĂągĂ©e d’une quarantaine d’annĂ©es, elle a occupĂ© de nombreuses fonctions comme remplaçante et a dĂ©jĂ  passĂ© six mois comme JAF en « contrat d’objectif » pour « dĂ©sengorger » un stock d’affaires en retard dans un autre tribunal. Mais de son aveu mĂȘme, elle ne parvient pas Ă  Ă©cluser le stock de dossiers : « Chaque fois que je vois mes stats, ça me rend malade », dĂ©plore-t-elle [V11].
Par comparaison, les chambres de Belles et Marjac semblent mieux loties : chaque cabinet y traite un peu moins de 800 nouvelles affaires par an. Ces tribunaux de taille moyenne sont cependant confrontés périodiquement à des difficultés. Lorsque nous arrivons à Marjac en février 2009, les quatre cabinets de la chambre de la famille sont tenus par trois juges se...

Table des matiĂšres

  1. Couverture
  2. Titre
  3. Copyright
  4. Sommaire
  5. Introduction
  6. Chapitre 1 - Une justice de masse
  7. Chapitre 2 - Ce que la justice fait à la vie privée
  8. Chapitre 3 - Qui juge ?
  9. Chapitre 4 - La question des enfants
  10. Chapitre 5 - Le prix inégal de la rupture
  11. Conclusion
  12. Annexe méthodologique
  13. Glossaire
  14. Bibliographie
  15. Table des matériaux
  16. Présentation des auteurs
  17. Remerciements