La Terre d'un clic
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La Terre d'un clic

Du bon usage des satellites

  1. 208 pages
  2. French
  3. ePUB (adapté aux mobiles)
  4. Disponible sur iOS et Android
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La Terre d'un clic

Du bon usage des satellites

À propos de ce livre

Jamais sans doute nous n'avons autant ressenti l'impression d'être surveillés dans le moindre de nos déplacements, observés dans la plus quotidienne de nos activités, écoutés pour la plus banale de nos paroles. Dans cet ouvrage, qui s'appuie sur l'histoire et la réalité des satellites d'observation de la Terre et d'espionnage, Jacques Arnould décrit le plus lucidement possible la situation à laquelle nous sommes parvenus : celle d'un village planétaire dont nous ne pouvons plus désormais rêver de nous échapper ; celle d'une humanité engagée dans un processus de globalisation croissante à cause duquel nous ne pourrons plus dire que nous ne le savions pas. Que faire, alors, pour transformer l'inquiétante posture de surveillance de nos sociétés en un élan de vigilance et de responsabilité collectives ?Jacques Arnould est chargé de mission au Centre national d'études spatiales (CNES) sur la dimension éthique des activités spatiales. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages, parmi lesquels, récemment, Requiem pour Darwin et Lève-toi et marche, écrit en collaboration avec Jacques Blamont.

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Chapitre 1
Le nouveau théâtre du monde
« Être gouverné, c’est être gardé à vue, inspecté, espionné, dirigé, légiféré, réglementé, parqué, endoctriné, prêché, contrôlé, estimé, apprécié, censuré, commandé, par des êtres qui n’ont ni le titre, ni la science, ni la vertu… Être gouverné, c’est être, à chaque opération, à chaque transaction, à chaque mouvement, noté, enregistré, recensé, tarifé, timbré, toisé, coté, cotisé, patenté, licencié, autorisé, apostillé, admonesté, empêché, réformé, redressé, corrigé. C’est, sous prétexte d’utilité publique, et au nom de l’intérêt général, être mis à contribution, exercé, rançonné, exploité, monopolisé, concussionné, pressuré, mystifié, volé ; puis, à la moindre résistance, au premier mot de plainte, réprimé, amendé, vilipendé, vexé, traqué, houspillé, assommé, désarmé, garrotté, emprisonné, fusillé, mitraillé, jugé, condamné, déporté, sacrifié, vendu, trahi, et pour comble, joué, berné, outragé, déshonoré… »
Pierre-Joseph Proudhon,
Idée générale de la révolution au XIXe siècle, 18516.
Il n’est pas dans mes habitudes, il n’est pas non plus dans mon propos d’user du ton de l’alarme ou de la dénonciation tonitruante. J’ai pourtant cédé à la tentation et à la provocation de citer ici les mots de Pierre-Joseph Proudhon qui fleurent bon la pensée anarchiste. Nombreux sont les ouvrages qui, pour traiter du thème de l’observation et de la surveillance, de ses techniques et de ses réalisations, de ses promesses et de ses dangers, pourraient les citer en guise d’épigraphe, voire de résumé. Non sans quelque raison. Les pratiques dont il est question, anciennes et émergentes, leur diversité et leur étendue sont parvenues à un niveau qui ne peut manquer de nous fasciner, j’entends : tout à la fois de nous attirer et de nous repousser, de nous rassurer et de nous effrayer. Oui, nos sociétés sont à la fois tentées et menacées par tout ce que Proudhon dénonce et les techniques spatiales y contribuent pour une part importante, exemplaire, parfois essentielle. De quelles manières, mais surtout par le recours à quels ressorts humains et avec quelles conséquences sociales ? Quelques mises au point, explications et autres informations se révèlent nécessaires.
La Terre, d’un clic
« Si je sais utiliser Google, écrit Thomas Friedman, journaliste au New York Times, je peux tout trouver. Et avec un réseau informatique sans fil, cela signifie que je pourrai trouver n’importe quoi, n’importe où et n’importe quand. Cela me fait dire que Google, associé au Wi-Fi, c’est un peu comme Dieu. Dieu est sans fil, Dieu est partout et Dieu voit tout et sait tout. Jadis, on se connectait à Dieu sans fil. Désormais, s’agissant des nombreuses questions qui se posent partout dans le monde, vous pouvez demander des réponses à Google, et vous pouvez de plus en plus le faire sans fil7. »
Omniscience, ubiquité. Ce n’est pas la première fois que la pensée occidentale se plaît à recourir aux attributs donnés à Dieu par les Anciens pour désigner des réalités matérielles. Le premier à bénéficier d’un tel honneur fut l’univers lui-même : pour le décrire, les penseurs et savants du XVIIesiècle, j’entends Descartes, Newton ou encore Leibniz, n’ont pas hésité à user de concepts théologiques pour décrire l’univers qui s’ouvrait devant leurs télescopes et leurs calculs mathématiques ; ils reçurent d’ailleurs le nom de théologiens séculiers8. Aujourd’hui, ces mêmes attributs, sous la plume de Friedman, servent à décrire non plus une réalité imposée à l’esprit et à l’expérience de l’homme, mais des capacités technologiques, imaginées et réalisées par lui-même. Dans l’opération, l’imaginaire des Anciens en prend un coup : la divinité n’est plus réduite à, symbolisée par un œil perché dans le firmament dont les satellites seraient les analogues modernes, mais elle est comparée à un cerveau dont les ordinateurs prendraient aujourd’hui avantageusement la place.
J’écris « avantageusement », car il faut reconnaître que le monde selon Google paraît plus performant que celui créé par Dieu et confessé par ses croyants. Non seulement Google n’a rien à envier à l’omniscience et à l’ubiquité divines, mais dans bien des situations son efficacité dépasse celle d’une providence transcendante. Mieux vaut désormais se rendre sur Internet et son e-marché que s’adresser aux saints du paradis pour remplir son réfrigérateur, s’informer sur un site dédié aux prévisions météorologiques pour préparer la valise de ses vacances qu’aller brûler un cierge au saint ad hoc ou porter des œufs à sainte Claire.
Celui qui accède à Google et aux services qui lui sont associés ou concurrents a donc de quoi se croire en relation directe avec une nouvelle divinité : à défaut d’avoir créé le monde dans lequel il est né, il peut le prendre au bout de ses doigts, le manier à sa guise, l’observer à son gré, voire le faire entrer dans le champ de la virtualité pour le transformer ou en créer un autre.
Il faut rendre à César ce qui est à César : ce pouvoir, vertigineux, nous le devons avant tout à l’émergence et aux fantastiques progrès du domaine de l’informatique ; mais n’oublions pas trop vite l’attribut divin dont il était précédemment question : si Google a aujourd’hui des yeux, c’est en partie aux satellites qu’il le doit, à ceux qui tournent autour de la Terre. Mais il reste encore à se demander quelle est cette Terre offerte par Google, de quoi est faite cette Terre que nous pouvons voir apparaître sur l’écran de nos ordinateurs, à l’aide d’un clic de notre souris.
La terre livrée à domicile
Font-elles partie des photographies les plus célèbres de l’histoire ? Je suis prêt à le croire. Je veux parler des deux clichés de la Terre, Earthrise et The Whole Earth, pris respectivement en décembre 1968 et en décembre 1972, par les équipages d’Apollo-8 et d’Apollo-17, alors qu’ils étaient en route vers la Lune ou tournaient autour d’elle. Deux vues splendides et impressionnantes de notre planète dont les teintes bleues et blanches tranchent sur le fond noir du cosmos. Comment rester insensible à l’impression mêlée de beauté et de fragilité, de majesté et de fragilité qui émane d’elles ? Deux vues qui, depuis quarante ans, ont été abondamment diffusées et auxquelles maints discours ont recouru pour être illustrés, magnifiés, dramatisés. Grâce à elles, l’homme a pu enfin voir à distance sa propre planète, la Terre ; bien plus, il est parvenu à s’observer lui-même.
Le succès des images offertes par les missions Apollo ne rend pas caduc le sévère mais lucide propos de Régis Debray : « En passant des mappemondes au département électroménager des grands magasins (rayon de l’audiovisuel), écrit-il, la planète Terre a été à la fois miniaturisée et domestiquée. Elle peut désormais être livrée à domicile, comme un frigo ou un aspirateur9. » Le mot n’est pas exagéré, lorsque nous pensons à l’engouement suscité par GoogleEarth et les autres sites qui nous offrent des images de la Terre depuis l’espace. Un engouement qui, remarquons-le, a été précédé par celui pour des vues prises à une altitude bien inférieure à celle des vaisseaux spatiaux ; Serge Brunier n’a pas tort de rappeler que « les plus beaux ouvrages présentant la Terre photographiée depuis l’espace par des astronautes et des satellites n’ont jamais dépassé un tirage de l’ordre de cent mille exemplaires. Pour comparaison, le livre La Terre vue du ciel, publié par les Éditions de La Martinière, que le photographe Yann Arthus-Bertrand a réalisé depuis un hélicoptère et présentant des images de notre planète prises à moins de mille mètres d’altitude, s’est vendu à plus de 3 millions d’exemplaires dans plus de vingt langues10 ». GoogleEarth doit-il son succès à La Terre vue du ciel ? Difficile de l’affirmer sous une forme aussi lapidaire ; mais la question n’en reste pas moins ouverte et conduit à se souvenir que, même s’il est le fruit d’une success story, même s’il est livré à domicile, le succès d’un produit n’en continue pas moins à dépendre de son emballage, matériel, visuel, verbal. Apparemment, Arthus-Bertrand s’est montré meilleur commerçant (ou plus chanceux ?) que la NASA. Et GoogleEarth plus habile que la société SpotImage, la société française qui, depuis 1986, acquiert et commercialise les images des satellites d’observation auprès des habituels professionnels et utilisateurs de l’information géographique, sans le même succès auprès du grand public…
Quoi qu’il en soit, Debray a raison : la Terre est désormais mise à la disposition de tous, sur les rayons des supermarchés aussi bien qu’en ligne. Il n’est plus besoin de recourir aux mappemondes qui ont disparu des salles de classe pour devenir de simples objets de décoration, ni aux cartes dont seules les plus originales ou les plus anciennes méritent encore d’être conservées ou encadrées. Pixellisation, numérisation, formatage rendent possible l’accès à toutes les échelles, à tous les angles de la Terre sans effort. Sur n’importe quel écran d’ordinateur, d’un simple clic de souris.
Ne nions pas l’intérêt pratique, économique, pédagogique, voire esthétique d’une telle offre, surtout lorsque d’autres informations sont associées aux images. Il est en effet devenu rare de n’user que d’images primaires, comme le faisaient jadis les interprètes des photographies aériennes ; désormais, il est de plus en plus souvent question d’images dérivées, obtenues en « travaillant », en « manipulant » les données recueillies par les capteurs placés en orbite et retransmises au sol. Ces opérations peuvent être appliquées à une seule image (agrandissement ou réduction, anamorphose ou modification des contrastes, filtrage ou échantillonnage) ou à plusieurs à la fois (composition colorée en fausses couleurs ou combinaison d’images prises à des dates différentes, juxtaposition d’angles de prise de vue différents ou d’échelles différentes, etc.). Ces données peuvent aussi être intégrées à des systèmes d’information géographique, habituellement désignés par l’acronyme SIG, des systèmes qui permettent « à partir de diverses sources, de rassembler et d’organiser, de gérer, d’analyser et de combiner, d’élaborer et de préserver des informations localisées géographiquement, contribuant notamment à la gestion de l’espace11 ». Pour le dire plus simplement et d’un mot, un SIG est en quelque sorte un sandwich de données diverses, aussi bien quantitatives que qualitatives. Alors qu’une simple carte ne permet de localiser que très grossièrement une voie de communication, du fait des échelles et des symboles utilisés, un SIG, grâce au recours à l’image, offre au contraire la matérialisation de la route, de la voie de chemin de fer ou du canal, sans aucun intermédiaire symbolique et dans un même système de référence. Pour autant, un SIG ne se contente pas de superposer des cartes, des images, des données issues de sources différentes ; il permet aussi de raccorder, de fusionner tous les objets ayant une caractéristique commune, par exemple les maisons qui sont reliées à un même réseau d’eau potable ; il permet aussi de combiner plusieurs critères et, par exemple, de définir les zones inondables en fonction de la nature du sol, du relief, de la proximité d’une rivière. Multiples sont les domaines d’activités qui profitent de telles capacités, non seulement la gestion de l’espace naturel et les transports, la prospective géologique et l’aménagement forestier, mais aussi la planification urbaine et la protection civile, le marketing et l’implantation des antennes de téléphonie mobile.
Les cartes nous avaient habitués à aborder la Terre avec le regard de l’« homme habitant » ou encore celui de l’« homme circulant », pour reprendre les expressions du géographe François Verger, autrement dit d’en avoir une vision locale ou territoriale ; seule l’imagination permettait d’atteindre l’échelle continentale ou mondiale, celle de l’« homme volant ». Avec les vaisseaux spatiaux, les humains et les instruments qu’ils embarquent, il est désormais possible de prendre de la hauteur et d’embrasser un horizon réellement élargi. Avec la mission Apollo-8 qui emmena des hommes tourner autour de la Lune et avec celles du même programme qui la suivirent, cette vision a pris une ampleur jusqu’alors inconcevable, sauf dans l’imagination des auteurs anciens et modernes de science-fiction : la Terre est entrée tout entière dans le hublot d’une capsule spatiale.
Pour Alfred Sauvy, qui écrit trente ans après les exploits de Spoutnik et de Youri Gagarine, il ne fait guère de doute que « c’est la marche sur la Lune qui est à l’origine du mouvement écologique contemporain12 ». Et il n’a pas entièrement tort : il existe sinon un lien de causalité, du moins une concomitance entre les premières missions Apollo autour puis sur la Lune, le livre de Rachel Carson paru en 1962, Silent Spring, qui marque symboliquement le début du mouvement écologiste et, ne l’oublions pas, la première conférence mondiale sur l’environnement en 1972, à Stockholm. Pourquoi préférer parler de concomitance, plutôt que de causalité ? Pour la simple raison que les vues ramenées par les astronautes d’Apollo n’ont pas transformé tous les Terriens en militants écologistes ! L’astronaute américain Jeffrey Hoffman, qui par cinq fois a pris une navette spatiale pour aller voir la Terre depuis son orbite, invite à l’admettre : « Il serait naïf de supposer que tout ce que nous avons à faire est de prendre des images de la Terre depuis l’espace et qu’il suffira de promouvoir ainsi une conscience écologique pour que tous les problèmes soient résolus13. » Et l’analyse menée par Denis Cosgrove sur l’usage des vues de la Terre prises depuis l’espace, aussi bien par l’iconographie écologiste militante que par la vulgarisation scientifique et les campagnes publicitaires, cette analyse conduit à la même conclusion.
Ce géographe anglais, qui travaille aujourd’hui à l’Université de Los Angeles, s’est demandé comment ces clichés se sont inscrits dans le contexte culturel de l’imagerie et de l’imaginaire du monde occidental14 ; deux conceptions politiques de la Terre dominent selon lui l’usage qui est fait de leur puissance suggestive et émotionnelle, deux conceptions qu’il nomme respectivement : One-World et Whole-Earth.
One-World, c’est la posture d’Apollon, le dieu archer qui a donné son nom à l’audacieux programme élaboré par les Américains pour atteindre la Lune avant les Soviétiques et la fin des années 1960 ; autrement dit, une conception géopolitique basée sur la conquête, la prise de contrôle de territoires toujours plus vastes. Les racines de cette posture, explique Cosgrove, se trouvent dans l’anthropocentrisme judéo-chrétien que la pensée moderne a fait sienne, après l’avoir débarrassé de toute dimension religieuse. One-World n’est pas non plus sans analogie avec l’imperium romain, l’idéologie colonialiste européenne, l’esprit pionnier américain ou encore la perspective de l’engagement dans la Seconde Guerre mondiale des États-Unis qui choisissent, pour l’annoncer, le slogan : « One World, one War » « Un monde, une guerre » – et, pour l’illustrer, un globe terrestre dessiné depuis le pôle Nord.
Whole-Earth, c’est l’attitude digne de Gaïa, la déesse maternelle, la figure de la Terre-Mère ; autrement dit, une approche environnementaliste de la réalité planétaire, qui a le souci de son caractère singulier et organique, voire de ses qualités spirituelles. Même si elle lui doit beaucoup, cette vision de notre planète ne s’enracine pas dans les seuls travaux de l’écologie moderne ; elle se nourrit aussi des courants philosophiques vitalistes et écosophistes, anciens et contemporains. L’hypothèse Gaïa, élaborée par le Britannique James Lovelock sur des bases scientifiques, en est certainement l’illustration contemporaine la plus explicite, puisqu’elle consiste à envisager la Terre comme un être, un organisme vivant ; j’en rappelle les principales idées dans la première annexe à cet essai.
Apollon ou Gaïa. Lorsqu’il étudie, avec cette grille de lecture, les usages qui ont été faits et le sont encore des deux clichés Earthrise et The Whole Earth, Denis Cosgrove constate qu’ils appartiennent à l’une comme à l’autre des deux postures : tour à tour, triomphe phallique selon une expression de Cosgrove lui-même, fierté d’appartenir à cette planète, inquiétude face à sa fragilité, frayeur qu’elle ne devienne morne et grise, à l’instar du sol lunaire… De quoi produire et alimenter la charge émotionnelle dont sont porteuses les vues de notre planète, comme d’ailleurs dans une moindre mesure celles des autres planètes fournies par les télescopes et les sondes d’exploration. Cette émotion doit beaucoup, serais-je tenté de dire, au fait que ces images, cette vision sont le résultat d’une construction de l’expérience aussi bien que de l’imaginaire.
Comment la Terre sort-elle d’une telle livraison, de telles manipulations ? Ne risque-t-elle pas de subir le sort de l’Égypte, celui que décrit l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert : « L’Égypte n’est plus aussi merveilleuse qu’autrefois. […] C’était jadis un pays d’admiration, c’en est un aujourd’hui à étudier15 » ? Et, si c’était le cas, qu’aurions-nous gagné à passer de l’admiration à l’étude ? Que ferions-nous d’une Terre devenue moins merveilleuse ? À moins que la situation ne soit plus complexe qu’un simple phénomène de désillusion…
La terre tourne-t-elle trop vite ?
Rappelons-nous que la Terre est une réalité complexe à observer et à représenter, pour la raison immédiate qu’elle est immergée dans l’espace et dans le temps. Ainsi, parce qu’elle est quasiment sphérique, les cartes qui la représentent doivent user de systèmes de projection : aucun d’entre eux n’est parfait, tous génèrent des déformations. Parce qu’elle tourne sur elle-même et autour du Soleil, notre planète n’est éclairée à chaque instant que partiellement et de manière hétérogène. Même construite à partir d’images satellitaires, une mappemonde n’est donc jamais qu’une construction de la science et des techniques humaines, tout comme l’étaient celles des époques antérieures16. Les planisphères et autres vues de notre planète qui indiquent la répartition de la végétation mondiale, sans qu’aucun nuage ne vienne gêner la vue, sont le résultat de processus de construction et d’assemblage, tout comme l’est l’impressionnante vision nocturne de la Terre, avec ses îlots de lumière et ses déserts d’obscurité : jamais le soleil ne quitte totalement la surface de notre planète. Et si ce caractère fabriqué et artificiel, ce rapport bouleversé à l’espace et au temps expliquaient l’impression d’étrangeté et de fragilité qui émane des vues de la Terre depuis l’espace ?
Contemplée depuis la surface lunaire, survolée à quatre cents kilomètres d’altitude ou encore scrutée à l’aide d’une mosaïque d’images satellitaires, la Terre apparaît comme une singularité au sein de l’univers cosmique. Planète bleue (comme une orange, ajoutait le poète Paul Eluard) sur fond noir percé de milliers d’étoiles, vaisseau aux (presque) sept milliards de passagers lancé à travers le vide cosmique, la Terre donne l’impression d’une grande, d’une immense solitude, égarée au sein d’un univers apparemment hostile, surtout à la vie humaine. Découvrir la mince couche d’atmosphère qui protège la vie terrestre, observer la force des phénomènes naturels ou artificiels (tornades, cyclones, feux de forêts) avec une acuité qui a surpris les premiers astronautes, avoir quelques difficultés à retrouver les formes familières des cartes de géographie, oublier les frontières politiques et prendre la mesure des barrières naturelles qui découpent les territoires de l’occupation humaine : depuis l’espace la vision ne se fait pas seulement plus globale...

Table des matières

  1. Couverture
  2. Titre
  3. Copyright
  4. Du même auteur chez Odile Jacob
  5. Introduction - Révolution
  6. Chapitre 1 - Le nouveau théâtre du monde
  7. Chapitre 2 - S’échapper ?
  8. Chapitre 3 - Qu’as-tu fait de ton frère ?
  9. Conclusion - Utopie
  10. Annexe 1 - La terre est-elle un être vivant ?
  11. Annexe 2 - Satellites : des chiffres, des lettres et quelques mots de technique
  12. Notes et références bibliographiques
  13. Bibliographie
  14. Remerciements