
- 288 pages
- French
- ePUB (adapté aux mobiles)
- Disponible sur iOS et Android
eBook - ePub
Don de soi ou partage de soi ?
Ă propos de ce livre
Comment ĂȘtre avec l'autre ? Faut-il se donner Ă lui, ou bien, au contraire, partager avec lui cette chose Ă©trange qui s'appelle l'ĂȘtre et le possible, le nĂŽtre et le sien ? Ce livre passe par le drame de LĂ©vinas et son Ă©thique du don de soi. Pourquoi cette Ă©thique a-t-elle ce succĂšs curieux oĂč tout le monde y acquiesce et oĂč nul ne l'applique ? Dans ce drame, il y a des repĂšres : Heidegger, le nazisme, la Shoah, le rapport ambigu Ă ses origines, d'autres Ă©preuves aussi. Rarement destin de penseur a Ă©tĂ© plus en proie au dĂ©chirement de l'histoire et au thĂšme de l'altĂ©ritĂ©. Mais la question Ă©thique, elle, demeure : comment sortir de soi sans se perdre dans l'autre, ni le rendre captif de ce qu'on lui donne ? Il y va aussi de la question de l'identitĂ© : comment faire avec cet autre qui nous harcĂšle et dont on ne peut se passer ?Psychanalyste, professeur de mathĂ©matiques Ă l'universitĂ© de Paris-VIII, Daniel Sibony est l'auteur de plus d'une vingtaine d'ouvrages, parmi lesquels Violence, Les Trois MonothĂ©ismes, Psychopathologie de l'actuel.
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Informations
Chapitre III
BrĂšves 1
Ăthique ou morale ?
1. Quelle diffĂ©rence ? Les prophĂštes dĂ©jĂ la suggĂšrent sur le mode : Vous dites que vous faites bien, que vous ĂȘtes conformes Ă la loi⊠mais câest tout le contraire : vous faites ce « bien » pour pavoiser, pour avoir de vous-mĂȘmes une bonne image ; alors que vous ĂȘtes fĂ©roces et idolĂątres. Câest la diffĂ©rence entre conformitĂ© Ă un principe et mouvement dâĂȘtre qui met en jeu ce principe, dans sa genĂšse, son dĂ©clin, ses limites ; mouvement qui, Ă travers ce principe, met en jeu les questions quâil refoule. Exemple : on peut ĂȘtre conforme Ă : « Tu ne tueras point » et ĂȘtre « un tueur » (en langue moderne, câest clair). Bref, la morale est un cadre de principes et lâĂ©thique une Ă©preuve dâĂȘtre, en amont des cadrages. La morale couvre un bloc de principes qui la portent, lâĂ©thique est leur dĂ©ploiement symbolique. Câest pourquoi lâĂ©thique de lâĂȘtre semble un plĂ©onasme, nâĂ©tait que lâĂȘtre dont elle parle nâest pas seulement le mouvement dâĂȘtre de chacun, mais lâĂȘtre qui le dĂ©borde et oĂč il prĂ©lĂšve de quoi⊠ĂȘtre.
Ou encore : lâĂ©thique est un rapport Ă lâĂȘtre et la morale est ce qui prĂ©tend encadrer lâĂȘtre â lequel ne se laisse pas faire puisquâil excĂšde tout ce-qui-est, donc tout cadrage. DâoĂč le caractĂšre toujours forcĂ© dâune morale, pour ne pas dire vaguement pervers, lĂ oĂč lâĂ©thique nâexige que de prendre en compte⊠lâĂȘtre.
Il est naĂŻf de ramener lâĂ©thique Ă la pratique sociale, car les questions dâ« Ă©thique » que se pose tel corps dâexperts (mĂ©decins, avocats, Ă©ducateursâŠ) se posent Ă tous. Simplement, ces agents y invoquent une certaine loi, fermĂ©e sans doute mais rappelant lâidĂ©e de loi, laquelle est un processus infini, puisque dans ces cas critiques que les experts agitent, nulle loi digne de ce nom ne dit dâavance « ce quâil faut faire ». Il y a problĂšme Ă©thique toutes les fois quâil y a faille dans la loi, passage Ă vide dans son procĂšs dâĂ©mergence, dans le frayage de son Ă©criture, en principe infinie. Cette cassure inĂ©vitable est le signe que ce processus de loi suit le mouvement de la vie.
Cela tire Ă consĂ©quences. Les religieux ont une morale, les laĂŻcs aussi, mais aucun dâeux, en gĂ©nĂ©ral, nâa une Ă©thique « meilleure » que lâautre ; puisque chacun, prĂ©cisĂ©ment, veut dâabord ĂȘtre meilleur que lâautre.
Les textes de la Bible sâen prennent aux uns autant quâaux autres. Et les textes religieux ne sont pas utiles pour lâĂ©thique, non parce quâils sont religieux au sens de superstitieux, mais parce quâils sont moraux, câest-Ă -dire pris dans lâĂ©thique de lâĂȘtre conforme. ConformitĂ© dont nous savons quâelle fait obstacle Ă lâĂ©preuve dâĂȘtre, qui implique de nâĂȘtre pas conforme Ă soi-mĂȘme.
Les textes bibliques, une fois « Ă©clatĂ©s » sous le poids de lâinterprĂ©tation, laissent voir leur ancrage dans lâĂȘtre, et sont utiles pour Ă©clairer le rapport Ă lâĂȘtre. Ils tirent leur force de se mesurer Ă une pensĂ©e plus forte quâeux. Câest sous cet angle que leur approche Ă©claire lâĂ©thique. Ils recouvrent une pensĂ©e de lâĂȘtre ; il faut aller lây chercher ; quand on la trouve, câest Ă©vident1.
Mais lâĂ©thique de LĂ©vinas dâenfermer le rapport Ă lâĂȘtre dans le rapport Ă lâautre (avec comme principe : prioritĂ© Ă celui-ci) est plutĂŽt une morale. Câest conforme Ă sa logique : oĂč pour donner Ă lâautre le pouvoir sur soi il faut dĂ©jĂ le contrĂŽler ; logique qui rĂ©git les montages pervers.
2. Grandeur et misĂšre de la victime. Souvent la victime rĂ©siste Ă parler, Ă demander justice (voir le long silence des RescapĂ©s), car elle a peur de rĂ©veiller chez lâautre une culpabilitĂ© trop forte, qui peut devenir inintĂ©grable donc violente. Elle se doute quâaprĂšs un temps dâapitoiement â oĂč « les autres » tolĂšrent les rĂ©cits affreux de la violence et mĂȘme en redemandent, ça les Ă©meut â ce sera le retour de bĂąton : « Bon, ça suffit ! Assez de vos histoires ! »
En mĂȘme temps, lâĂ©tat de victime est un arrĂȘt du processus identitaire. Ă ce titre, il est narcissique. Il y a un narcissisme de la victime, assumĂ© ou pas ; dangereux pour elle, pour son avenir. Les nazis continuent de faire des ravages parmi les Juifs vivants en les fixant Ă cette place de victimes, ce qui les empĂȘche dâapprofondir leur mouvement dâĂȘtre, leur processus identitaire.
Quand ce sont les tenants mĂȘmes de la loi qui cautionnent la violence, la victime se sent coupable, puis angoissĂ©e, terrorisĂ©e. Câest quâelle partage certaines valeurs avec ceux qui la violentent : la loi justement, comme rempart face au chaos. De sorte que, violentĂ©e par des gens qui se rĂ©clament de la loi, la victime se sent condamnĂ©e par cette loi. Du reste, les auteurs de la violence arbitraire attendent que la victime se mette en faute pour une raison tout autre, anodine mais palpable, bien distincte de la raison â inavouable â pour laquelle ils lâexcluent. (Par exemple, ils attendent quâelle proteste de façon intempestive, pas-dans-les-formes.) Alors ils peuvent lâexclure, violemment, rĂ©pĂ©ter sur elle leur violence initiale, mais en Ă©tant couverts par cette raison nouvelle. Ils sont justifiĂ©s de leur violence et la victime, qui le sait dâavance, se tient tranquille. Pour ne pas ĂȘtre encore en faute, preuve quâelle lâĂ©tait dĂ©jĂ âŠ
Les spectateurs, eux, sont parfois indignĂ©s par lâattitude de la victime : « Quoi ! elle ne se rĂ©volte mĂȘme pas ? Câest du masochisme ! Elle ne veut pas accuser ? raconter ? transmettre ? » Câest leur peur dâĂȘtre victimes qui parle ainsi : eux nâagiraient pas de cette façon ; ils se rĂ©volteraient, oui. Câest le risque dâidentification quâils combattent, sans plus. (Aujourdâhui, on parle beaucoup des camps, et cela tire peu Ă consĂ©quence, mais gare au retour de bĂąton.)
Soutenir une victime, câest lâaider Ă sortir du statut de victime ; Ă trouver la passe, la faille dans le cadre identitaire oĂč elle risque dâĂȘtre enfermĂ©e et parfois de se complaire. Seuls peuvent lâaider Ă sâen sortir ceux qui nâont pas besoin de victimes Ă dĂ©fendre. Ils peuvent lâaider Ă comprendre que ceux qui lâont violentĂ©e ne sont pas la loi, nâincarnent pas la loi, quâils en sont les sangsues, les parasites ; quâils se cachent derriĂšre la loi pour ne pas ĂȘtre pris â et y a-t-il meilleure cachette ?
Savoir comment sortir du statut de victime relĂšve dâune question bien plus vaste : comment sortir dâun Ă©tat identitaire, dâun cadre oĂč le processus identitaire semble arrĂȘtĂ©, oĂč lâon devient identique Ă soi-mĂȘme, en proie Ă une mort invisible ? Comment se remettre en mouvement quand on est arrĂȘtĂ© ? (Dans son ProcĂšs, Kafka explore cette question chez le nĂ©vrosĂ© qui, en guise de rĂ©ponse, de mouvement, sâagite et sâenfonce dans son ratage, faute dâune idĂ©e plus juste de la loi.)
LâidentitĂ© de victime â câest le danger de sa force â permet dâaccuser lâautre et de se dĂ©finir ainsi : par cette accusation. Cet « avantage » Ă©crasant Ă©crase aussi la victime, lâempĂȘche de se confronter Ă elle-mĂȘme. Pour quâelle sorte de son cadre â aussi fermĂ© que celui de ses oppresseurs â il faut que lâacte qui lây a mis soit reconnu et autrement reprĂ©sentĂ©.
Du Dieu biblique, symbole de lâĂȘtre, il est dit quâil entend les victimes ; il « est » donc prĂȘt Ă les aider Ă ĂȘtre autre chose que des victimes. Mais il nâest pas dit quâil les « aime ».
3. Devenir Dieu ? LĂ©vinas se retrouve tenant de lâĂtre suprĂȘme au moment oĂč, aprĂšs Heidegger, cela semble une rĂ©gression « philosophique » ; surtout quand on a, en tant quâHĂ©breu, accĂšs Ă des textes (bibliques) qui dĂ©passent Heidegger dĂšs quâon les lit du point de vue de lâĂȘtre, de lâĂȘtre comme fonction. Du coup, pour ĂȘtre radicale son Ă©thique fait de la surenchĂšre. Cette surenchĂšre a pour symbole : aimer ses ennemis. Comme sâil fallait arracher au langage ce mot ennemi dont on ne veut plus. LâidĂ©e, depuis JĂ©sus, est que câest banal dâaimer ses amis ; aimer ses ennemis, voilĂ le dĂ©fi. (En somme, tout le monde peut voir, avec un peu de lumiĂšre, mais voir dans le noir, voilĂ le dĂ©fiâŠ). LĂ©vinas a sa surenchĂšre Ă lui : la saintetĂ© â « la seule valeur absolue ; câest la possibilitĂ© humaine de donner sur soi une prioritĂ© Ă lâautre ». Mais le saint masochiste « possĂšde » lâautre Ă qui il donne prioritĂ©, du fait mĂȘme quâil la lui donne. Alors Ă quel saint se vouer ? Et sâagit-il de se vouer, ou de soutenir un lien Ă lâĂȘtre ? La logique du tout-pour-lâautre oblige Ă ĂȘtre un Dieu. Câest donc une idolĂątrie. Sâil faut cela pour secouer lâĂ©goĂŻsme, oĂč est le gain ?
LĂ©vinas dit que la dette sâaccroĂźt dans la mesure oĂč elle sâacquitte. Câest dire quâelle est compulsive, nĂ©vrotique, quâelle prend sa source dans un trauma qui force Ă presque dĂ©ifier lâautre tout en rĂ©pondant pour lui ; car en principe, les fidĂšles rĂ©pondent devant Dieu mais pas de lui, sauf sâils lâont fabriquĂ©. On peut rĂ©pondre de lâĂȘtre, câest-Ă -dire de sa part dâĂȘtre, de ce quâil vous est donnĂ© Ă ĂȘtre, mais rĂ©pondre de cet autre, câest le surmonter, le surplomber. Chez LĂ©vinas, le sujet devient Dieu parce quâil surmonte le Dieu quâil sâest fabriquĂ© et qui est lâautre dont il rĂ©pond.
DĂ©tail piquant : Heidegger fait beaucoup dâĂ©tymologies, et LĂ©vinas nâen voit pas la portĂ©e, il dit que câest lĂ une « maniĂšre de penser qui [lui] paraĂźt beaucoup moins contrĂŽlable que Sein und zeit ». Moins contrĂŽlable, moins conceptuelle, moins grecque⊠donc choquant la tradition philosophique Ă laquelle il sâidentifie. (De fait, ces Ă©tymologies sont de type biblo-talmudique. LĂ©vinas lui-mĂȘme sây est livrĂ© plus tard, dans le sillage du Talmud plus que de la Bible.) Or la langue du Livre est un vĂ©ritable opĂ©rateur dâentre-deux-langues. Câest plus que de lâĂ©tymologie : chaque mot porte activement ses jeux possibles ; câest un travail radical qui met les lettres Ă lâĂ©preuve, via le moteur de lâĂȘtre, puisque lâĂȘtre « fait » le monde avec du verbe, Ă coups de lettres, dans un travail oĂč le dit et le dire se confrontent, travail que toute pensĂ©e crĂ©ative peut reprendre et poursuivre. Heidegger, lui, a repris ces jeux de langage, que LĂ©vinas dĂ©nonça, bien plus tard, comme pas assez « rigoureux »âŠ
4. Dette ou amour ? Abandonner Ă Heidegger le privilĂšge dâarticuler lâĂȘtre et le divin, renoncer Ă entendre lâenjeu Ă©norme du nom ou du symbole que donne le Livre (lâĂȘtre-temps, lâĂȘtre-Ă©tant-Ă©tĂ©-Ă ĂȘtre), câest payer cher le rejet de lâĂȘtre. Dans cette optique, Dieu aussi est coupĂ© de lâĂȘtre, il est identifiĂ© Ă lâinfini ; avec lâidĂ©e curieuse que lâinfini « fait Ă©clater » la pensĂ©e car il nâest pas⊠identique Ă son concept. Et lâon retombe en douceur sur lâidĂ©e que lâamour du prochain correspond Ă lâamour quâa Dieu pour lâhomme. De fait, le Livre ne dit pas « Aime ton prochain » mais : aime pour ton prochain comme pour toi. Autrement dit : ne lui souhaite pas ce que tu ne veux pas pour toi ; donc : partage lâamour de lâĂȘtre avec les autres ; ne sois pas seul Ă aimer lâĂȘtre, tu te prendrais pour lâĂȘtre. Le Livre conjure la scĂšne Ă deux par une scĂšne oĂč tous deux sont confrontĂ©s Ă lâamour de lâĂȘtre-temps dont ils se donnent comme ils peuvent des parts fĂ©condes ou arides.
Câest seulement de lâĂȘtre-temps, comme recharge des appels dâĂȘtre, que le Livre dit : Tu lâaimeras de tout ton cĆur. Et cet amour est rĂ©ciproque : si lâon aime lâĂȘtre, on est aimĂ© par lâĂȘtre. Cela ne veut pas dire quâon est heureux continĂ»ment ; on est reliĂ© Ă lâĂȘtre vivant par un lien dâamour. Il est vrai quâil faut de lâesprit, du dĂ©sir, du travail pour inscrire cet amour et accĂ©der Ă lâĂȘtre aimant, parlant, crĂ©ant⊠Sâil y a une autre Ă©thique que lâĂ©thique de lâautre, câest celle de lâamour de lâĂȘtre.
Alors des phrases subtiles de LĂ©vinas vacillent : « [Dieu] ne me comble pas de bien mais mâastreint Ă la bontĂ©, meilleure que les biens Ă recevoir ». Car quâest-ce qui vous « astreint » Ă la bontĂ© sinon lâappel Ă ne pas faire le mal devant lâĂȘtre, lâappel Ă ne pas « ĂȘtre » mal et Ă choisir dâĂȘtre bien face Ă lâĂȘtre en tant que charge de mĂ©moire et recharge de possibles ? Quâest-ce qui astreint â sinon les appels dâĂȘtre â Ă faire des choix de vie, puisque lâĂȘtre-temps produit sans cesse et du bien et du mal ? Le dire de LĂ©vinas sur Dieu ne tranche pas sur le discours religieux convenu. Parfois sây ajoute une thĂ©ologie nĂ©gative (Dieu comme absentement de tout sens, absolument ambigu, transcendant jusquâĂ lâabsenceâŠ) qui rĂ©gresse par rapport au « je suis⊠que je suis » du Dieu biblique : oĂč le divin se rĂ©vĂšle pliure de lâĂȘtre sur lui-mĂȘme, rature de lâĂȘtre par le feu de la lettre et le feu de sa transmission, brĂ»lure contagieuse de lâĂȘtre, qui nâappelle les hommes Ă sâentendre que dans la mesure oĂč chacun dâeux peut entendre ou sentir les appels de lâĂȘtre-temps.
Son discours sur Dieu est en retrait quoique excessif. Il lui suffit que le mot Dieu « signifie pour la pensĂ©e », dit-il. Et sâil signifie cela mĂȘme au nom de quoi on opprime et on tue ? (« On » : tous ceux qui le trouvent bon, le Dieu, de leur permettre cette possession, cette main basse quâils font, ces dĂ©chaĂźnements de leur loi.) Il peut mĂȘme signifier le pĂšre idĂ©al, lâultime recours, lâĂtre suprĂȘme⊠cela Ă©vite Ă beaucoup de questionner leur lien Ă lâĂȘtre et leur mode dâĂȘtre. Quant Ă lâidĂ©e de « Dieu en moi », nâest-ce pas un clichĂ© ? Le divin hors de moi mâintĂ©resse beaucoup plus : câest en pleine rĂ©alitĂ© quâon sâĂ©merveille des mouvements subtils et chaotiques de la justice « divine » (symbolique, surhumaine, la justice du « lĂ -bas/lĂ -bas »), quand on la voit rĂ©tablir en passant, distraitement, ce que les humains retordent dans leurs efforts pour faire justice. On sâĂ©tonne de la richesse des appels dâĂȘtre au cĆur des Ă©vĂ©nements les plus aigus.
Le Livre, lui, ne pose pas la justice comme correctif aux « exigences » extrĂȘmes de lâĂ©thique. Il pose lâĂ©thique comme justice et justesse au regard de lâĂȘtre, dans lâespace des relations entre les hommes face Ă lâĂȘtre ; sachant que par cette justice les hommes sâajustent Ă la loi symbolique de rigueur et de grĂące, loi qui leur Ă©chappe et fait retour sur eux en forme dâappels et de destin.
5. Lâempire du mĂȘme. DâoĂč lui vient cette conviction que lâĂȘtre, câest lâ« empire totalisant du mĂȘme » ? Pourtant, lâapparition mĂȘme du visage de lâautre est un Ă©vĂ©nement dâĂȘtre. Certes, si lâon aime lâĂȘtre comme potentiel de possibles, cela nâimplique pas dâaimer chaque ĂȘtre, bien quâon puisse voir en cha-cun les mĂȘmes dĂ©mĂȘlĂ©s que nous avec lâĂȘtre (mais les tensions narcissiques nous font rejeter ce qui nous ressemble). En tout cas, chaque tentation dâĂȘtre qui rejoint le possible rencontre lâĂ©lan des autres, donc le dĂ©fi de les respecter. Ce respect, connexion majeure entre les uns et les autres, est nĂ©cessaire, mais dans les faits câest lâissue idolĂątre â narcissique â qui sâimpose bien souvent ; lâimpuissance Ă aimer, donc Ă penser.
Parfois LĂ©vinas congĂ©die lâĂȘtre par un poignant jeu de mots : ça relĂšve de lâinter-esse, de lâinter-essement ; sous-entendu : câest sordide, et grĂące au dĂ©sintĂ©ressement on « sort » de lâĂȘtre. Câest comme de dire : avec l...
Table des matiĂšres
- Couverture
- Titre
- Copyright
- Introduction
- Conte moderne
- Chapitre premier - Questions dâĂȘtre
- Chapitre II - Questions dâĂ©thique
- Chapitre III - BrÚves 1
- IntermĂšde
- Chapitre IV - Comment aider ?
- Chapitre V - Partage du répondant
- Chapitre VI - BrÚves 2
- Chapitre VII - Solution de lâĂ©nigme
- Conclusion
- Annexes
- Du mĂȘme auteur