
- 224 pages
- French
- ePUB (adapté aux mobiles)
- Disponible sur iOS et Android
eBook - ePub
Le Non-dit des émotions
À propos de ce livre
Petite flamme de liberté irréductible ou feu follet de l'angoisse, le non-dit est tout ce qui, en l'homme, échappe à la canalisation, à la définition, aux catégories. Au-delà de la psychanalyse et des sciences humaines, Claude Olievenstein explore le territoire où, de la vie quotidienne aux grandes mythologies, s'inscrit le va-et-vient incessant entre la conscience et l'inconscient. Médecin-chef du Centre médical Marmottan, Claude Olievenstein est directeur de recherche à l'université de Lyon, spécialiste de renommée mondiale en matière de traitement de la toxicomanie.
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Informations
I
Sentiments
Le non-dit de l’androgyne
Rio de Janeiro, carnaval : l’extravagance androgyne s’étale comme une mariée, pour trois jours seulement. Après, avant, elle redevient machiste. Tel lutteur des quartiers nord, plus folle que toutes les folles, vous planterait un couteau dans le ventre si on mettait en doute sa virilité.
Rio dit tout haut ce que chacun vit tout bas. D’ordinaire, les censures individuelles et collectives fonctionnent suffisamment bien pour que seuls les plus malades ou les plus fragiles s’autorisent à les transgresser dans la quotidienneté.
Et pourtant, signe des temps, nos sociétés autorisent de plus en plus souvent l’androgynie à sortir de sa clandestinité : dans les sciences biologiques par exemple, où, sans complexe aucun, nos fécondateurs mettent enceints les hommes, en tous les cas, explorent de plus en plus systématiquement les chemins qui y conduiraient ; sur la scène de spectacle où, depuis des décennies, les stars, essentiellement pour les jeunes, musiciens et chanteurs, provoquent sexuellement leur public sans aucune restriction, sans aucune pudeur (de Mikc Jagger à Mikael Jackson par exemple) ; dans la république des lettres où l’androgynie redevient le thème de débats littéraires ou scientifiques, d’exercices d’anticipation à propos d’un futur unibisexe.
Phénomène de mode ou d’interrogation, la tentation androgyne n’en reste pas moins extraordinairement difficile à vivre, et partant à dire. Elle l’est d’autant plus qu’elle risque de s’intégrer dans une anthropologie doctrinaire dont les neurosciences se font les chantres et d’entrer ainsi dans un déterminisme des malformations, ou bien à l’opposé de revenir dans le champ des mythologies d’une pensée sauvage vécue comme archaïque ou réservée aux non-civilisés, à l’image des cultures de l’umbunda ou du caudomblé au Brésil.
Que l’androgynie soit au cœur des débats modernistes ou des résurrections archaïques, elle est suffisamment dans l’air du temps pour que le destin individuel des sujets qui la vivent d’une manière plus ou moins douloureuse dans le quotidien, mérite d’être interrogé.
L’androgynie peut être née d’une obligation, mais c’est lorsqu’elle devient figure d’un désir qu’elle pénètre dans le domaine du non-dit.
Le temps est toujours présent à l’anathème moral et légal qui enferme l’androgynie dans une certaine condition mentale, biologique ou zoologique. Mais il s’agit d’une fausse connaissance, obscurcie par le préjugé moral et légal. On le voit bien avec les cas humains d’hermaphrodisme confiés, et avec quel malaise, à la clinique médicale.
On ne peut d’ailleurs qu’être frappé par la différence entre le malaise devant ce type de « malformation » et l’acceptation de stratégies mythologiques et sociales qui donnent droit de cité à l’androgynie. Une fois de plus, l’usurpation devient Privilège du collectif alors même que le destin individuel reste cruellement frappé d’interdits multiples et sévères, étroitement liés au fait incontournable que l’androgynie reste vécue comme une transgression de ce qu’on appelle « l’Ordre Naturel ».
Seuls, ceux qui, comme les toxicomanes, ont en quelque sorte un mandat de transgression par tous les moyens, parce qu’ils ont une béance insupportable à combler, s’y risquent, à tout le moins dans le domaine de l’imaginaire. Il leur est d’ailleurs tout aussi impossible de ne pas vivre leur tentation androgyne que de l’assumer.
Mais que se passe-t-il pour tant d’autres qui n’acceptent pas la séparation manichéenne entre le masculin et le féminin tout en admettant que c’est comme cela que fonctionne l’ordre du monde, et qui vivent avec le sentiment d’une profonde blessure ?
Le vert paradis des amours androgynes
L’enfant, lui, pervers polymorphe innocent, l’exprime sans fard : « Je veux me marier avec ma maman », dit la petite fille, indifférente à la distinction des sexes ; elle veut aussi se marier avec son papa. Combien de petits garçons se mettent un oreiller sur le ventre pour « jouer » à la femme enceinte ou dérobent les chaussures à talons hauts de leur mère pour un travestissement qui alors attire toutes les indulgences. Ce jeu ne saurait durer, et dès l’école l’enfant apprend, avec rudesse, l’obligation de simplicité binaire, renvoyant l’ambivalence du désir à la censure, au non-dit.
Des images de héros exemplaires servent de caution, d’autres images de repoussoirs, façonnant peu à peu le monde de l’inaccessibilité, en vertu d’une règle du jeu qui ne laisse de place qu’à l’agressivité de chacun contre soi et du groupe contre celui qui oserait transgresser, s’inventant ainsi un bouc émissaire. Mais l’androgynie redevient une réalité quasi clinique dès lors qu’apparaissent les premiers émois de l’adolescence. Certes, la pratique si courante des attachements homosexuels fonctionne plus comme un « ersatz ». Mais nul ne peut contester aujourd’hui que la sexualité est de plus en plus libérée, pas plus qu’on ne peut nier la part désirante de ces jeux où chacun se débrouille entre l’obligation du plaisir et l’obligation de la « normalité », entre la fuite devant et la fascination pour le désir enfin réalisé, avivant la présence ambiguë de l’androgynie morphologique chez certain(e)s adolescent(e)s, auxquel(le)s le flou artistique de la posture, de la voix, du grain de peau donne un alibi à l’expression du désir. Comme s’il y avait là une hésitation biologique et psychologique avant le choix définitif !
Puis il y a tous ceux qui en apparence dépassent ce temps, marquent le choix. Alors commence le domaine du non-dit.
Les rituels de déplacement
L’androgynie bouleverse ce qui est donné comme « l’Ordre Naturel » profondément censuré. Elle ne réapparaît que lorsque surgit une tentation suggestive. Cette tentation suggestive, bien des artistes l’ont exprimée comme les peintres Johann Füssli, Magritte (« Le rêve de l’androgyne ») ou encore Hans Bellmer. Mais l’œuvre d’artiste inscrit l’androgyne dans l’exceptionnel, et non dans la vie quotidienne de l’homme quelconque.
De même l’androgynie peut être ritualisée (encore que l’on puisse se demander comment les fidèles perçoivent la chasuble des enfants de chœur !). On pourrait dire même que l’expression rituelle est organisée institutionnellement pour servir d’exutoire afin d’assurer un fonctionnement « en douceur », qui permette de supporter la coercition quotidienne de la séparation des sexes. Le rituel permet un interdit à éclipses et le premier non-dit réside dans l’attente passionnée par certains de ces instants ritualisés où ils peuvent s’autoriser, sans être passibles de sanctions, une certaine forme de transgression. Encore faut-il d’emblée souligner la part inéluctable de déception qu’entraîne toute transgression ritualisée, puisqu’elle ne peut jamais se réaliser intégralement dans la chair et par la chair, et qu’elle n’est que mime. Quoi qu’il en soit, il existe dans de nombreux groupes sociaux des rites de tonalité androgénique : les rites mutilatoires de certaines sociétés, marqués au coin d’une certaine souffrance par laquelle s’exprime la punition d’avoir osé braver l’interdit ; la délégation à des individus de la possibilité d’occuper certains postes androgynes (les prêtres par exemple) soit d’une façon permanente, soit à l’occasion de certaines fêtes ; la transgression collective pour un temps limité (nous l’avons déjà dit à propos de carnaval).
Le sujet pour justifier son inavouable penchant a besoin du caractère exceptionnel de la fête pour le réaliser. Mais à y regarder de plus près, les mois de préparation puis les mois de souvenirs assurent les prolongations, même si on ne vit plus à l’acmé du paroxysme. Le non-dit du désir s’autorise alors des échappées dans les essayages, les préparatifs, les commentaires : un foisonnement d’images permet de supporter le non-passage à l’acte.
A un degré moindre ou plus dénaturé, il en va de même avec les spectacles de travestis. Non pas tant les travestis eux-mêmes, mais les spectateurs : couples mariés, portant haut, pour les hommes, leur virilité et dont les commentaires souvent graveleux et presque toujours forcés masquent mal le malaise et le désir, quand ce n’est pas le malaise du désir. Rien n’oblige de tels spectateurs à ce semi-dévoilement qui apparaît bien comme une quasi-obligation pulsionnelle pour son propre imaginaire.
Le dévoilement par la violence
On a coutume de dire que dans le viol, la victime est, d’une certaine manière, consentante. La question se trouve posée de ce qui dans ce consentement n’est pas extériorisation du désir d’être l’autre, ce que, par ailleurs, l’on peut souvent voir dans les productions délirantes. Le viol, comme le délire, autorisent, par la violence, la restitution de l’être primitif, quasi embryonnaire, et la reconstitution paradoxalement sans risques de cette autre réalité de soi.
Lorsque le castrat chante Bellini, on oublie dans l’épanouissement du contre-ut la somme de violence, volontaire ou non, qu’il a fallu employer pour reconstituer « in vivo » l’androgyne de la mythologie, et la démarche trouble qui veut annuler le naturel vieillissement et rendre hommage, dans la voix enfantine et tout autant féminine, au désir du bi-face éternel, comme symbole réalisé de la grâce et de toutes les amours possibles.
Ailleurs la voix trahit, ici elle affirme, provoque l’émerveillement, tout autant le malaise : comme le bouffon de cour, le castrat est là pour témoigner du non-dit des autres. Ce n’est pas un hasard si seule la puissance des princes et des rois, celle des papes également qui affirment vivre une vie de chasteté, peuvent afficher une telle insolence. Mais l’audace a des limites. Seule la voix n’en a pas : écoutez-la qui porte si haut, le plus haut possible, là où ni l’enfant seul, ni la femme, ni l’homme ne peuvent aller. Le défi est à la mesure de l’audace. Le prince lance le défi de sa nature profonde. Personne ne peut dire si le castrat regrette de l’être ou se trouve délivré, supérieur ou ailleurs. Il doit en être du castrat comme de l’esclave qui hait sa condition et redoute d’en avoir une autre. Seul, le castrat ne peut pas être libéré et son androgynie à son tour dépasse la volonté du maître, lui échappe pour devenir le masque grimaçant de la vieillesse et de la laideur : autre non-dit qui renvoie le maître à la destinée humaine et à l’angoisse de mort. Castrat, violé, victimes d’une même violence et d’un même désir sont l’autre face de la guérison ou du travestisme.
Lorsque la nature ose plus que ne l’y autorise le contrat social, ceux qui incarnent la transgression sont à l’extrême du fantasme archétypal, la question restant posée et entière, de ce qui dans le non-dit du violenté suscite le passage à l’acte du violateur.
Il y a cependant une différence de taille entre le castrat et tous les autres : le maître lui inflige un statut au-delà de la mort. Il le mutile plutôt que de le perdre, il viole l’interdit mais au prix d’une non-possession de la totalité de son désir, puisque le castrat n’est plus tout à fait l’androgyne, tandis que l’enfant à la voix sublime n’aura pas la féminité ambiguë du désir accompli jusqu’au bout. Le désir du maître témoigne malgré tout du non-dit, de l’impossible, même dans le viol de l’interdit, d’assouvir l’impossible, d’assouvir la passion. Passion transcendée alors par la voix et dans la voix, dont on notera qu’elle chante avec la même fréquence la mort et l’amour. Le désaveu du principe de réalité vient du plus profond de la gorge et dit tout haut au seigneur ce qui échappe à sa propre conscience : je me donne à toi, à la limite extrême de tout ce qui peut être mais ce n’est que dans la voix et plus jamais dans le sexe – seigneur ni toi ni moi n’y pouvons rien (en tous les cas pas autre chose, cet autre qui est le non-dit de notre passion).
Notons en incidente qu’une autre façon de transcender la difficulté de réaliser l’androgyne parfait se trouve réalisée dans le théâtre Kabuki japonais où tous les rôles stylisés et symbolisés sont joués par des hommes, la stylisation permettant de renvoyer le désir au niveau du symbolique (en tout cas de la convention), c’est-à-dire renvoyant au jeu et à la mise en scène, ce qui ne peut se formuler et se vivre dans le quotidien. La stylisation (symbole et déguisement) ainsi que la banalité assez niaise de l’histoire qui sert de prétexte à l’exhibition des personnages androgynes permettent de conjurer le danger occulte. En offrant au spectateur le repère de la banalité, elle lui fait accepter la symbolique, puis au-delà la confusion des sexes. Le non-dit réside dans le passage de l’un à l’autre dans le for intérieur de chaque spectateur. Mais il serait inconvenant de l’exprimer ou même de le partager avec d’autres.
La violence du dévoilement
L’homme quelconque n’ose pas même ces passages à l’acte et vit plus ou moins cruellement la guerre des sexes au quotidien ! Il y a toujours à la fois désir de l’autre, et à travers cet autre, désir d’un autre en soi. En d’autres termes, l’homme quelconque vit le désir en état de manque. Ce manque-là est ce qui pourrait combler une béance, reconstituer une unité plus mythique que réelle mais dont il a d’autant plus la nostalgie qu’en jouant sa partition sexuelle « normale » il accumule insuffisances et frustrations. Ce désir, il le vit comme interdit et comme obscène. Il le vit avec la jalousie de celui qui voudrait bien s’approprier ce que, dans l’autre sexe, il ne possède pas. (La psychanalyse insiste beaucoup sur la convoitise du phallus par la femme et sur l’angoisse-désir de castration chez l’homme.) Et si ce type de désir est rarement avoué, tant la censure est importante, il trouve mille expressions, non dites, dans le passage à l’acte artistique (masques africains bisexués, statuaire hindoue ou bas-reliefs romans par exemple) ou ritualisé dont la plus haute expression se trouve dans la Genèse qui fait d’Ève un produit de la côte d’Adam et d’Adam un être qui a perdu quelque chose de son intégralité.
Nous voilà ramenés au manque, à cette perte d’intégralité que tous ressentent plus ou moins (comme le démontre le discours qu’écoute tout psychanalyste dès lors que s’autorise ce dévoilement) mais que peu expriment.
Qu’est-ce que fait donc le poids d’une telle censure, d’un tel interdit alors que le mythe de l’androgynie existe de tout temps et dans toutes les civilisations ? Et que l’androgynie existe, presque au sens parfait dans le cas de la femme enceinte. Sans doute faut-il y voir justement le poids séculaire de l’androcentrisme par lequel l’homme assure son pouvoir, assigne à la femme le seul statut d’objet sexuel et l’instrument justement androgyne de la reproduction. Dès lors, pour lui, reconnaître son désir androgyne serait glisser vers une position inférieure et, de possédant, devenir possédé. Cette position a pour corrélat l’angoisse – celle de perdre son identité, et de laisser se dévoiler une faiblesse qui l’exposerait à l’humiliation. Comme le dit Jean Libis : « La différenciation des sexes se vit sur fond de risque et de violence. »
C’est d’abord dans l’angoisse du risque de violence à travers la guerre des sexes que réside le premier non-dit. L’androgynie peut se présenter comme perdue à la vérité du désir, et résoudre ainsi la question du manque, quitte à se payer avec des remplaçants : désir incestueux de la mère pour l’enfant ou, au contraire, désir de la mort d’un enfant qui la renvoie trop à la différenciation des sexes. Fantasmes de grossesse de l’homme, si souvent rencontrés dans les cures analytiques, notamment de névroses hypocondriaques.
Dès lors, l’hypocondrie devient le seul accès possible à la censure, au non-dit de l’androgyne perdu à la vérité du désir. Ce qui est certes douloureux mais combien plus rassurant pour l’homme quelconque qui préfère les bénéfices de la maladie aux supplices de l’exclusion !
L’hypocondrie est un avatar, un déplacement de la bisexualité. Lorsqu’on interroge un hypocondriaque, il arrive très facilement à décrire une bête étrange qui lui ronge le corps. Cette incorporation-incarnation d’un autre sous forme animale appartient aussi en quelque sorte au non-dit. Mais dans son développement le plus simple et le plus courant, l’hypocondrie reste le champ d’un autre en soi, en lieu et place d’une tendance réprimée – que l’on assimile trop rapidement à une tendance homosexuelle, alors que les choses sont à la fois plus simples et plus compliquées : la tendance homosexuelle n’est que la voie traditionnellement ouverte et interdite pour combler le manque. Voie illusionnelle, car ce n’est pas dans l’autre que se trouve le manque ou la solution au manque, mais en soi, dans la côte enlevée à Adam pour fabriquer Ève – comme chez le toxicomane, la douleur manifeste le « souvenir » d’un ailleurs, de quelque chose qui a été et qui n’est plus. Ce n’est pas extravagance que d’évoquer à ce propos la gémellité imaginaire.
L’actualité de la souffrance somatique, en ce qu’elle porte dans le corps, amène à interroger sur son contenu dès lors que ce n’est pas le langage qui peut parler. Le contenu nous semble être le désir du sujet de s’engager là, pour ne pas s’engager ailleurs, notamment, bien évidemment, dans le domaine de la sexualité. La sexualité masque subtilement l’angoisse autre d’une non-identité. Alors le corps parle à la place de l’identité. Il ne s’agit pas, bien sûr, de réduire l’hypocondrie à cela, mais de pointer ce qui est censuré, même dans une lecture psychanalytique ou clinique de l’hypocondrie. Ce que Freud dit de la mélancolie – « la perte s’est bien produite mais on ne parvient pas à savoir avec précision ce qui a été perdu » – peut et doit s’appliquer à l’hypocondrie.
L’importance douloureusement exquise du corps hypocondriaque oblige à un inventaire de soi qui ne peut pas trouver d’issue dans une explication objective « scientifique » classique. Elle oblige à approcher encore plus la réalité intime du sujet qui, plus que d’autres, a besoin de communication, de parler au plus vrai sa douleur. Mais en même temps, cette part de vérité – la tendance androgyne – reste le plus souvent inaccessible (sauf en cas d’hypocondrie délirante) et explique partiellement l’incurabilité de tels symptômes. Et ce, d’autant plus que le sujet a honte devant autrui. C’est à partir de cet impensable que s’articule une sorte de duo moral, symptôme qui englue le sujet et dont il ne peut pas sortir, en tout cas dont ne peut sortir l’expression du désir de poser autrement la question de la différence des sexes.
Celui ou celle qui arrive à s’en sortir le fait souvent par le moyen d’un fétichisme plus ou moins mineur ou de comportements généralement reconnus comme pervers, offrant au désir insoupçonné l’issue d’une approche par la douleur ou d’autres démarches érogènes plus ou moins élaborées, mais qui ont en commun de n’être pas fertiles. La stérilité de telles démarches incarne in fine la stérilité de la position androgyne, miroir qui se brise dès lors que, pour la première fois, on y recherche son identité.
Le langage perdu est celui qui pourrait sublimer cette stérilité dans une référence à l’unité gémellaire et renvoyer le fantasme au mythe. Mais bien peu (en dehors des délirants) s’y aventurent par peur d’en payer un prix trop élevé. C...
Table des matières
- Couverture
- Titre
- Du même auteur
- Copyright
- Avertissement
- Introduction
- I - Sentiments
- II - Pratiques
- III - Techniques
- Table