La Psychanalyse et la Vie
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La Psychanalyse et la Vie

  1. 224 pages
  2. French
  3. ePUB (adapté aux mobiles)
  4. Disponible sur iOS et Android
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La Psychanalyse et la Vie

À propos de ce livre

Qu'est-ce qui ne va pas quand ça ne va pas ? Et que faire de son malaise ? L'effacer, chercher Ă  s'en dĂ©barrasser par tous les moyens ? La psychanalyse ne croit pas cela possible. Elle propose, au contraire, d'en faire une ressource, une force de vie. Dominique Miller nous raconte ici quelques itinĂ©raires d'hommes et de femmes venus consulter avec le sentiment de faire fausse route, de passer Ă  cĂŽtĂ© de leur existence. À travers l'histoire de Martine, Sophie, Michel ou Thomas, elle nous montre comment la psychanalyse peut aider chacun de nous Ă  se construire sur ce qu'il a de plus singulier, c'est-Ă -dire sur ses manques et ses faiblesses. Et si la psychanalyse, loin de nous entraĂźner dans un monde imaginaire, nous ramenait Ă  la vie ? Psychologue clinicienne, psychanalyste, directrice du CollĂšge freudien, Dominique Miller enseigne Ă  l'universitĂ© Paris-VIII.

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Informations

Éditeur
Odile Jacob
Année
2005
Imprimer l'ISBN
9782738115898
ISBN de l'eBook
9782738183446
I
Quand le malaise
devient un handicap
Dans les quarante derniĂšres annĂ©es, s’est opĂ©rĂ©e une Ă©volution radicale des mƓurs. Être fille-mĂšre, ĂȘtre adoptĂ©, ĂȘtre enfant naturel ou de parents divorcĂ©s, avoir avortĂ©, ne reprĂ©sentent plus une faute aux yeux de la sociĂ©tĂ©. La gĂ©nĂ©ration du baby-boom a Ă©tĂ© Ă  l’origine d’une incontestable libĂ©ration de la morale qui l’a Ă©mancipĂ©e. Et pourtant, la discordance intĂ©rieure des ĂȘtres se manifeste toujours autant. Des enfants, des hommes et des femmes tĂ©moignent de leur malaise, dĂ©veloppent des nĂ©vroses et des maladies somatiques, et cherchent Ă  se soulager auprĂšs de toutes sortes de thĂ©rapeutiques. C’est donc bien que la discordance intime n’est pas un fait culturel, mais structurel.
La psychanalyse remarque tout de mĂȘme une diffĂ©rence essentielle : ces symptĂŽmes s’inscrivent dans un registre nouveau. ExcĂšs et dĂ©pendance les caractĂ©risent et s’affirment comme de nouvelles maniĂšres de se sentir mal. C’est de lĂ  qu’a surgi l’idĂ©e des « nouveaux symptĂŽmes ». Ceux-ci sont venus s’ajouter aux autres dĂ©jĂ  connus et toujours prĂ©sents : l’inhibition, l’embarras ou l’empĂȘchement. Ces anciens symptĂŽmes se dĂ©clinent sur le mode du moins et du dĂ©ficit ; les nouveaux sur celui du plus et de l’excĂ©dent. Les « nouveaux malades » cherchent trop le plaisir. Tout se passe comme s’ils souffraient du dĂ©passement de leurs limites. Cette souffrance s’affiche comme une maniĂšre de faire vivre en eux une morale intĂ©rieure, quand la morale des hommes n’y suffit plus. Il en rĂ©sulte un dĂ©calage qui leur signale qu’ils cherchent Ă  vivre au-dessus de leurs moyens psychiques et souvent physiques. D’oĂč une disharmonie qui les torture.
Hier, on arrivait Ă  l’analyse en se plaignant de ne pas avoir, de ne pas pouvoir, de ne rien valoir. Aujourd’hui, on y arrive aussi parce qu’on ne peut pas s’empĂȘcher de vouloir, de faire, d’ĂȘtre
 trop. Nous relatons ici l’histoire de quatre personnes qui justement se dĂ©battent avec le moins mais aussi avec le trop.
Martine voulait ĂȘtre mĂšre, rien d’autre
La hantise de la stérilité
Martine voulait ĂȘtre mĂšre. C’était un droit. Elle avait 36 ans, et ne s’est adressĂ©e Ă  une psychanalyste que pour ça. Elle payait dĂ©jĂ  un lourd tribut Ă  la mĂ©decine, en temps, en argent, en dĂ©placements, en souffrance physique et morale. Elle venait aprĂšs une troisiĂšme fausse couche et une annĂ©e de traitements contre cette stĂ©rilitĂ© Ă  Ă©clipse. On lui avait dit qu’elle devait aller Ă  la racine de ses conflits, et qu’une pratique de la parole comme celle que je lui proposais devait pouvoir accomplir son vƓu, mieux que la mĂ©decine. Elle n’avait pas un ton catĂ©gorique, mais ce fut dans ces termes tranchĂ©s qu’elle m’a parlĂ© la premiĂšre fois.
Face Ă  une demande aussi pressante, aussi cruciale, il fallait faire preuve d’une certaine invention. Cette femme venait chercher une rĂ©ponse. Et le risque Ă©tait de s’inscrire dans la sĂ©rie des prises en charge qu’elle avait additionnĂ©es, depuis la multitude des traitements mĂ©dicaux dĂ©sormais offerts en cas de procrĂ©ation mĂ©dicalement assistĂ©e, jusqu’à la consultation Ă  deux reprises d’une voyante. Il n’y avait pas Ă  souscrire Ă  la rĂ©ponse mĂ©dicale comme telle. Que, pour la mĂ©decine, la stĂ©rilitĂ© soit un dĂ©sordre physiologique, l’effet d’un dĂ©rĂšglement, et qu’il faille supprimer celui-ci, est dans sa logique soignante. Que, de surcroĂźt, elle propose une action technique pour atteindre cette visĂ©e thĂ©rapeutique, lĂ  encore, elle est fidĂšle Ă  son optique. Mais, toute autre prise en charge de ce malaise, qui prĂ©tendrait reprendre Ă  son compte le mĂȘme objectif : guĂ©rir le corps, avait de fortes chances d’aboutir au mĂȘme Ă©chec.
Il n’y avait aucune raison de rĂ©ussir lĂ  oĂč la mĂ©decine avait Ă©tĂ© vaincue par cette femme. En s’adressant Ă  une psychanalyste, elle venait chercher une rĂ©ponse d’un autre ordre, qui supplĂ©e aux Ă©checs des mĂ©decins. C’est pourquoi une telle pratique de la parole ne pouvait pas poursuivre le mĂȘme but, et avoir le projet d’éliminer la stĂ©rilitĂ©. C’eĂ»t Ă©tĂ© se poser en technicien, au mĂȘme titre qu’un mĂ©decin, et Ă  faire de la parole un outil pratique, un instrument. Une telle conception de la parole n’aurait pas Ă©tĂ© diffĂ©rente de celle que cette patiente a rencontrĂ©e dans ses tentatives d’insĂ©mination artificielle. Un mĂ©decin qui pratique une insĂ©mination ne s’intĂ©resse pas Ă  la cause profonde de la stĂ©rilitĂ©. La pratique analytique vise, au contraire, la cause affective du mal, en donnant Ă  la parole le pouvoir de dĂ©couvrir l’invisible et l’impensable.
Face Ă  l’impasse de la mĂ©decine, il y avait Ă  prendre la stĂ©rilitĂ© de Martine non plus seulement comme une maladie du corps, mais aussi comme une maladie de l’esprit5.
Une défense à la hauteur de la souffrance
En dĂ©cidant de tourner le dos Ă  la technicitĂ© mĂ©dicale, elle dĂ©signait elle-mĂȘme une autre origine Ă  sa maladie, qui mettait en cause ce dĂ©sir affirmĂ© d’ĂȘtre mĂšre. LĂ  Ă©tait la difficultĂ© : comment admettrait-elle ne serait-ce que d’interroger ce dĂ©sir-lĂ , dont elle avait la conviction profonde ? FidĂšle Ă  son penchant pour la maĂźtrise, elle aurait bien voulu mettre sa nouvelle interlocutrice au pas de sa propre rĂ©sistance, pour ne pas s’affronter Ă  ce savoir cachĂ©. Elle n’envisageait sa stĂ©rilitĂ© et ses traitements que comme des accidents de parcours sur le chemin de la maternitĂ©, ayant de grandes difficultĂ©s Ă  se poser la question de la raison de sa dĂ©tresse. Aussi, Ă©tait-elle rebelle Ă  toute expression de l’inconnu. Et, comme la parole a la facultĂ© de donner une rĂ©alitĂ© aux choses, qu’elles soient plaisantes ou insupportables, conscientes ou ignorĂ©es, elle se sentait traquĂ©e dans cette expĂ©rience. Venir Ă  sa sĂ©ance, raconter un rĂȘve, traduire une Ă©motion, faire part d’un Ă©vĂ©nement inhabituel ou de pensĂ©es incongrues, elle y consentait Ă  condition que cela n’ouvrĂźt aucune brĂšche, ne laissĂąt aucune incertitude, aucun soupçon mĂȘme, et, au contraire, vĂźnt complĂ©ter et boucher les trous. Chez elle, la confrontation avec un dĂ©faut de savoir Ă©tait toujours accompagnĂ©e d’une angoisse qui provoquait l’urgence d’une explication nouvelle. Elle voulait rĂ©duire tout le savoir obtenu Ă  du savoir-faire de l’analyste. Elle entendait se servir de sa psychanalyste pour trouver le mot qui manquait, afin de regagner la bonne voie.
La dĂ©fense de cette femme tirait sa force du dĂ©sespoir que recouvrait cette demande d’ĂȘtre mĂšre. Brusquer la dĂ©fense risquait de heurter cette souffrance et de provoquer l’insupportable. Et elle n’a jamais manquĂ© l’occasion de signaler la frontiĂšre Ă  ne pas dĂ©passer. La marge Ă©tait Ă©troite, l’essentiel Ă©tant de favoriser un savoir qui puisse porter Ă  consĂ©quence.
Le savoir sur elle-mĂȘme auquel elle a consenti s’est ainsi formĂ© par petites touches, progressivement, au rythme de sa rĂ©sistance, le rythme nĂ©cessaire Ă  son consentement. Tout en prenant appui sur sa quĂȘte d’une identitĂ© maternelle, elle a fini par mettre au jour ce que celle-ci recouvrait. Elle s’évertuait Ă  extirper de son monde intĂ©rieur le manque maternel, non pas en l’effaçant, mais au contraire en l’occultant, et elle le perpĂ©tuait.
Sans famille
Martine n’a pas eu de mĂšre, au sens oĂč sa propre mĂšre n’a pas tenu sa place auprĂšs d’elle. Par incapacitĂ© psychique, celle-ci a Ă©tĂ© d’une carence considĂ©rable, laissant sa fille assumer trĂšs jeune ce rĂŽle de « petite mĂšre », dont elle la gratifiait. Enfant sĂ©rieuse, raisonnable et protectrice, elle prit sur elle de pallier la dĂ©sinvolture et l’irresponsabilitĂ© dont sa mĂšre fit preuve tout au long de son enfance et de son adolescence. Elle affirmait, Ă  ce propos, qu’elle n’avait pas eu d’enfance et qu’elle s’était retrouvĂ©e plus souvent qu’à son tour l’alter ego de sa gĂ©nitrice, s’efforçant d’exister aux yeux de celle qui Ă©tait trop occupĂ©e Ă  vivre, vaille que vaille, sa vie de femme, au dĂ©triment de ses responsabilitĂ©s maternelles. Ayant renoncĂ© Ă  compter sur celles-ci, Martine faisait le plus souvent office de confidente et de conseillĂšre en matiĂšre de stratĂ©gie amoureuse pour sa mĂšre. Son pĂšre avait fui trĂšs loin, vers un autre continent, les dĂ©rĂšglements de sa femme, laissant sa fille aux prises avec le ravage maternel. IrresponsabilitĂ©, individualisme, dĂ©mission, sont autant de qualificatifs qu’elle attribuait Ă  l’un comme Ă  l’autre. Des qualificatifs qui tous indiquaient la dĂ©fection de ses deux parents. Cette carence agissait en elle, prenant la forme du manque auquel ils la soumettaient, un manque irrĂ©ductible. Puisque telle Ă©tait leur seule transmission, elle s’en saisit. Elle la positiva, en palliant les manques que les autres ressentaient.
Ainsi, elle choisit de combler le manque des autres pour oublier le sien. Cela a donnĂ© naissance Ă  sa tĂ©nacitĂ© et Ă  sa gĂ©nĂ©rositĂ© plutĂŽt suspectes. La tĂ©nacitĂ© dont elle faisait preuve Ă  l’égard de sa stĂ©rilitĂ©, elle pouvait tout autant la mettre au service de quiconque manquait de quelque chose ; il n’était pas rare qu’elle s’occupe des dĂ©marches administratives de sa gardienne, de sa femme de mĂ©nage ou d’une amie, quand celles-ci se confrontaient Ă  des labyrinthes dans lesquels elles se noyaient ; de mĂȘme, sa gĂ©nĂ©rositĂ© prenait des formes excessives, hors des conduites habituelles ; elle Ă©tait toujours prĂȘte Ă  garder les enfants de l’une – la nuit s’il le fallait, Ă  prendre sa voiture pour faire une course Ă  cent kilomĂštres ; pour rendre service Ă  une autre Ă  prĂ©parer le dĂźner pour une vingtaine de personnes qu’elle apportait chez son ami cĂ©libataire qui avait lancĂ© l’invitation pour fĂȘter son anniversaire. Elle se plaignait de cette pente oblative, tout en en revendiquant la valeur humanitaire. Cette humanitĂ© s’avĂ©rera inscrite en droite ligne de son malaise fondamental.
Par contre, elle ne supportait pas que, de l’autre cĂŽtĂ©, un homme s’offre Ă  combler son manque. Ainsi, elle nourrissait une profonde dĂ©fiance Ă  l’égard de ceux qui prĂ©tendaient assumer un rĂŽle de pĂšre pour l’enfant qu’elle dĂ©sirait avoir. Il Ă©tait, Ă  ce propos, remarquable de constater que ses partenaires amoureux se rĂ©partissaient en deux catĂ©gories qui, toutes deux, satisfaisaient cette dĂ©fiance. Elle se liait plutĂŽt avec des hommes mariĂ©s qui Ă©taient dans l’impossibilitĂ© d’assumer un rĂŽle de pĂšre, Ă©tant pris ailleurs. Et elle consentait Ă  avoir une relation avec des hommes cĂ©libataires, jusqu’à ce que l’un ou l’autre lui offre le mariage. Alors elle refusait. Il n’était pas question pour elle de se laisser prendre en main. Pas question de laisser un homme devenir le pĂšre potentiel de son enfant. Un homme ne pouvait pas conjuguer les rĂŽles d’amant et de pĂšre.
La disjonction femme/mĂšre Ă©tait ainsi redoublĂ©e de celle d’amant/pĂšre.
Comme elle rĂ©clamait Ă  « corps » et Ă  cri une identitĂ© de mĂšre, on aurait pu s’attendre Ă  ce qu’elle dĂ©passe ces disjonctions et rĂ©unisse son rĂŽle de femme et de mĂšre afin de s’unir Ă  un partenaire qui aurait Ă©tĂ© aussi un pĂšre. Ce happy end hollywoodien aurait pu attirer une Ăąme thĂ©rapeute en mal de success story.
De fait, elle ne dĂ©sirait pas ce qu’elle affirmait vouloir. Elle le prouvait en refusant la main de celui qui lui offrait depuis plusieurs annĂ©es de fonder une famille. Et en Ă©cartant cet autre homme dont elle avait perdu l’enfant dans une fausse couche et qui espĂ©rait toujours.
Une telle position de refus rĂ©alisait des aspirations autant impĂ©rieuses qu’inconnues pour elle, mais qu’elle semblait prĂ©fĂ©rer Ă  tout. Plus elle avançait dans la connaissance de ses conflits intĂ©rieurs, plus on Ă©tait tentĂ© de croire qu’elle tenait Ă  sa stĂ©rilitĂ©. Elle faisait preuve d’une division profonde : une partie visible, consciente et revendicatrice6 qui se voulait le porte-parole de son idĂ©al de maternitĂ©, et l’autre, invisible, inconsciente et silencieuse bien que tout autant exigeante7, tourmentĂ©e par des aspirations morbides. Ce clivage Ă©tait Ă  l’origine de son mal-ĂȘtre que la stĂ©rilitĂ© exposait8. C’est pourquoi il y avait Ă  Ă©couter au-delĂ  de ce qui Ă©tait dit. Aller savoir de quoi Ă©taient faites ces aspirations dĂ©rangeantes.
Une stratĂ©gie d’ingĂ©rence
MalgrĂ© ses airs abrupts, cette femme ne laissait pas indiffĂ©rent. Affective dans toutes ses relations, aussi bien professionnelles qu’amicales et, bien sĂ»r, amoureuses, on l’a dit : Martine se faisait incontournable et donnait beaucoup de sa personne. Mais, par cette « humanitĂ© » elle se satisfaisait plus encore que ceux qu’elle semblait aider. Elle s’imposait auprĂšs d’eux. Nous avons vu comment : en donnant des conseils ou en rendant des services qu’on ne lui demandait pas ; en faisant d’un engagement un impĂ©ratif absolu – comme une leçon de conduite ou un rendez-vous avec un technicien. Ou encore en prenant fait et cause pour une situation qui a priori ne la concernait pas, un homme yougoslave sans papiers – pour ne prendre que cet exemple. De mĂȘme, le choix de son mĂ©tier s’inscrivait dans cette logique oĂč elle s’immisçait dans la vie des gens, toujours avec des consĂ©quences cruciales pour eux. Elle Ă©tait inspecteur des impĂŽts.
Sa vie amoureuse assumait, en fait, le mĂȘme penchant. C’était une femme qui ne manquait pas de sĂ©duction et provoquait l’attachement de ses partenaires. Dans ses relations avec des hommes mariĂ©s, elle s’incrustait dans la vie d’un couple, et cherchait Ă  ĂȘtre la maĂźtresse aimĂ©e, la « plus importante ». Et, quand elle repoussait un homme disponible, alors qu’il voulait lui faire une place dans sa vie, lĂ  aussi il lui fallait ĂȘtre lĂ  oĂč elle n’avait pas sa place.
Cette tendance Ă©tait le fait d’une stratĂ©gie sous-jacente qui dĂ©terminait sa maniĂšre d’ĂȘtre. « StratĂ©gie d’ingĂ©rence » Ă©tait Ă  proprement parler le nom que l’on peut donner Ă  ce qui, au-delĂ  de la stĂ©rilitĂ©, reprĂ©sentait un handicap majeur, mais lĂ  non plus au sens mĂ©dical mais affectif.
Évidemment, dans sa relation avec l’analyste9, l’ingĂ©rence Ă©tait en jeu, mais cette fois, c’est l’analyste qui l’endossait comme un alter ego : une autre femme qui, comme elle, s’immisçait dans la vie des autres pour transformer leur existence. Cela avec une diffĂ©rence majeure pour Martine qui, tacitement, admettait que l’ingĂ©rence de l’analyste Ă©tait lĂ©gitime, requise et dĂ©sirĂ©e.
Un destin d’intruse
Pourquoi cette nĂ©cessitĂ© de l’ingĂ©rence qui la mettait plutĂŽt dans une position dĂ©licate ? L’analyse allait permettre de rĂ©pondre en partie Ă  cette question. Bien sĂ»r, son histoire avait entretenu une telle disposition, et tout spĂ©cialement le fait qu’il lui avait fallu, enfant, ĂȘtre sa propre mĂšre. Ensuite, elle a repris cette destinĂ©e Ă  son propre compte, et a choisi de vivre son histoire comme une intruse ; il lui fallait s’inscrire lĂ  oĂč elle n’avait pas sa place.
De la sorte, la maternitĂ© qui a priori est pour une femme un acte naturel, une donnĂ©e acquise, Ă©tait devenue pour elle une chose contre nature. La quĂȘte de la maternitĂ© lui offrait l’occasion de satisfaire sa position d’intruse. Disons que, d’une maniĂšre gĂ©nĂ©rale, elle vouait Ă  cette condition son existence tout entiĂšre. Jusqu’à sa prise en charge mĂ©dicale, pour laquelle elle ne suivait pas les rĂ©seaux habituels, français, reconnus comme trĂšs perfectionnĂ©s. Elle avait prĂ©fĂ©rĂ© suivre un traitement Ă  l’étranger, ce qui lui compliquait Ă©normĂ©ment les choses.
Sa relation Ă  l’analyste n’échappait pas non plus Ă  cette rĂšgle. Sa façon de faire avec ses rendez-vous, les horaires, la durĂ©e des sĂ©ances, le mode de paiement, ses appels tĂ©lĂ©phoniques en dehors des sĂ©ances, ses retards et ses absences – le plus souvent pour suivre ses traitements Ă  l’étranger – faisaient partie de cette stratĂ©gie par laquelle elle recherchait un statut Ă  part. Elle demandait Ă  l’analyste que lui soit rĂ©servĂ© un rĂ©gime de faveur. Car, disait-elle, elle n’y Ă©tait pour rien ; seule la lourdeur de son traitement, la disponibilitĂ© et l’éloignement qu’il impliquait mais aussi les contraintes de son mĂ©tier nĂ©cessitaient un tel privilĂšge. Elle demandait Ă  l’analyste, comme elle le demandait Ă  ses amants, ce qu’on ne lui a jamais donnĂ©. Cela nĂ©cessitait un ajustement de la part de l’analyste pour faire face au caractĂšre impĂ©rieux de cette plainte.
C’est ainsi que celle-ci fut tout Ă  fait surprise le jour oĂč sa patiente fondit en larmes alors que, pour la premiĂšre fois, elle lui demandait le rĂšglement d’une nouvelle sĂ©ance manquĂ©e. Martine, qui Ă©tait habituĂ©e par son mĂ©tier Ă  mettre au pas nombre de personnes en infraction, n’avait pas supportĂ© qu’on la soumette Ă  la rĂšgle analytique. L’intruse n’était pas loin
 Elle espĂ©rait que l’analyste ferait une exception pour elle
 qu’elle ferait d’elle une exception. Cet Ă©pisode avait le mĂ©rite de mettre en lumiĂšre un double aspect de sa place d’exception : celle du rejet et celle du privilĂšge.
On voit par lĂ  comment le problĂšme de la stĂ©rilitĂ© nouait deux aspirations contraires : d’un cĂŽtĂ©, l’idĂ©al « ĂȘtre mĂšre » qui aurait fait d’elle une femme comme les autres, et, de l’autre, une sorte d’identitĂ© instinctive et ignorĂ©e d’elle, « ĂȘtre un intrus », qui semblait constituer le blason de son destin singulier. À travers sa demande d’ĂȘtre mĂšre, elle tentait d’ignorer sa position en porte-Ă -faux. Traiter de front sa stĂ©rilitĂ© aurait colmatĂ© (et alimentĂ©) secrĂštement cette blessure. La psychanalyse, en laissant de cĂŽtĂ© la question de sa guĂ©rison, a rĂ©vĂ©lĂ© ce que la maladie perpĂ©tuait. Une visĂ©e thĂ©rapeutique aurait voulu rĂ©parer cette identification blessĂ©e, par un souci d’humanitĂ©, ou par la tentation de l’efficacitĂ©. Laisser ouverte l’issue de nos rencontres, en mettant l’accent sur le savoir en souffrance dans ce handicap a fait apparaĂźtre le bĂ©nĂ©fice nĂ©faste qu’elle en tirait. Cette construction Ă  laquelle la patiente est parvenue a opĂ©rĂ© un changement non nĂ©gligeable pour son existence, bien que certainement fragile. Elle en Ă©tait consciente, n’ignorant pas que le parcours dans son univers Ă©nigmatique n’était pas terminĂ©.
Martine, qui tenait tant Ă  son autonomie, jusqu’à fantasmer de s’engendrer elle-mĂȘme
 et rĂȘver de faire un bĂ©bĂ© toute seule, a consenti Ă  s’en remettre Ă  d’autres, imprĂ©visibles, incalculables, Ă  en dĂ©pendre et Ă  s’y confronter. À commencer par l’analyste. La culture de son narcissisme et le goĂ»t pour le sacrifice, que son vase clos nourrissait, en furent Ă©branlĂ©s. Elle admit qu’ĂȘtre mĂšre ne signifiait pas nĂ©cessairement procrĂ©er l’enfant qu’elle n’avait pas Ă©tĂ©, ni se donner en sacrifice aux mĂ©decins, pour en payer le prix. Elle renonça Ă  subir de nouveaux traitements hormonaux et de nouvelles insĂ©minations, pour leur prĂ©fĂ©rer l’adoption. Elle a arrĂȘtĂ© l’analyse sur cette rĂ©solution.
Elle est allĂ©e au bout de la procĂ©dure d’adoption, supportant d’ĂȘtre une parmi les autres, un dossier dans une pile. Cette procĂ©dure impliquait de renoncer Ă  ce qui Ă©tait pour elle un mode de vie : ĂȘtre une intruse.
Elle l’a fait et a rĂ©ussi. En effet, un an aprĂšs, elle a tenu Ă  m’informer par tĂ©lĂ©phone de l’arrivĂ©e de l’enfant, marquant ainsi clairement nos rencontres comme Ă©tant l’origine de cet aboutissement. Attribuant Ă  notre travail comme une paternitĂ© de cette mise au monde. Et peut-ĂȘtre cherchant aussi Ă  s’assurer qu’elle avait toujours sa place.
Sur les lĂšvres de Hanna
Mutisme et boulimie
Pour son premier rendez-vous, sa mĂšre avait appelĂ©. Il lui Ă©tait impossible de le faire elle-mĂȘme, de parler au tĂ©lĂ©phone. Puis, Hanna est venue seule. Je n’entendis pratiquement pas le son de sa voix ce jour-lĂ . Un faible « oui » accompagnĂ© d’un sourire de dĂ©sarroi, quand je lui dis aprĂšs quelques minutes : « C’est difficile de parler. » Pendant plusieurs mois, elle se manifesta trĂšs peu, seulement quelques mots murmurĂ©s ou lisibles sur ses lĂšvres, quelques sourires d’approbation ou de connivence, le plus souvent une expression d’impuissance et, p...

Table des matiĂšres

  1. Couverture
  2. Titre
  3. Copyright
  4. Dédicace
  5. Introduction
  6. I - Quand le malaise devient un handicap
  7. II - Au-delà du malaise : un problÚme et une solution
  8. III - L’arrangement social
  9. Conclusion - Chacun veut se faire un nom
  10. Notes et références bibliographiques
  11. Remerciements