Les Deux Sœurs et leur mère
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Les Deux Sœurs et leur mère

Anthropologie de l’inceste

  1. 384 pages
  2. French
  3. ePUB (adapté aux mobiles)
  4. Disponible sur iOS et Android
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Les Deux Sœurs et leur mère

Anthropologie de l’inceste

À propos de ce livre

Une mère et sa fille, ou encore deux sœurs, peuvent-elles partager le même homme ? À côté des relations entre père et fille, entre mère et fils, entre frères et sœurs, il existe un inceste « du deuxième type » qui concerne en particulier les consanguins de même sexe partageant un même partenaire. Pourquoi ce type de relations est-il considéré comme tabou ?Françoise Héritier est professeur au Collège de France, où elle dirige le Laboratoire d'anthropologie sociale.

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Informations

Éditeur
Odile Jacob
Année
1994
Imprimer l'ISBN
9782738102089
ISBN de l'eBook
9782738179647
Troisième partie
Les règles du jeu


Chapitre 6
L’identique et le différent

Nous avons vu dans le dernier chapitre qu’un système particulier à prohibitions matrimoniales, le système semi-complexe crow ou omaha, était articulé aux représentations de la formation du corps humain par les apports respectifs paternel et maternel, en différentes humeurs du corps (le sperme, le sang et le lait), en nous référant à l’exemple samo qui relève de ma propre expérience. Les ethnologues s’intéressent désormais beaucoup à ces questions, si bien que les Samo ne constituent plus un cas isolé, un « hapax ». De fait, dès qu’on touche à ces questions, on retrouve des représentations très élaborées dans toutes les sociétés, pour cette raison qu’il est impossible de vivre en tant qu’individu, en tant qu’être social ou en tant qu’être sexué sans se poser de problèmes relatifs au corps.
La notion même d’identité passe par une représentation du corps et de sa place dans le monde. Le premier objet de réflexion de l’homme émergeant de l’animalité, c’est son corps et l’insertion de son corps au milieu des autres espèces animales ou végétales qui l’entourent et, au-delà, dans le cosmos qui l’embrasse. Il y a un gradient d’interprétation qui part du corps du sujet et s’éloigne concentriquement de plus en plus loin dans le monde. La première donnée irréductible et irréfragable du corps, anatomique et physiologique tout à la fois, c’est la différence des sexes.
Il existe naturellement des espèces hermaphrodites sans différenciation sexuelle, mais elles ne sont pas immédiatement observables ; en réalité, leur identification est une conquête de la science moderne. L’observable immédiat, sans l’usage d’instrument, c’est celui d’une reproduction animale sexuée, avec un sexe masculin et un sexe féminin anatomiquement ajustables. Cette caractéristique essentielle est à l’origine de nos catégories mentales les plus profondes, celles de l’identique et du différent. Tel m’est identique parce qu’il porte le même appareil sexuel, tel est différent parce qu’il porte un autre appareil sexuel que moi.
L’identique et le différent m’apparaissent pour cette raison qu’ils sont ancrés dans l’observation primordiale du corps humain comme les catégories princeps de la pensée. Les themata de Gerald Holton1 – un/divers, continu/discontinu, etc. – se rapportent tous, en dernier examen, à l’identique et au différent. Il ne s’agit pas, en effet, de catégories abstraites propres à la pensée scientifique moderne, mais de catégories de la pensée en général. Toutes les sociétés humaines, même si elles n’ont pas élaboré de discours « scientifique », fonctionnent à partir de ces mêmes catégories implicites.
Et à tout prendre, les systèmes de représentations partagés par l’ensemble des individus d’une même société, grosso modo, même si tous ne bénéficient pas de la même richesse de connaissances, peuvent être considérés comme des discours scientifiques, dans la mesure où il s’agit d’ensembles cohérents et structurés qui visent à exprimer la réalité, avec les moyens intellectuels et techniques d’observation dont les individus du moment disposent. Mais si les techniques d’observation sont certes très différentes entre notre époque et notre civilisation occidentale et d’autres époques de notre histoire (ou d’autres histoires que la nôtre à différentes époques), en revanche, les moyens intellectuels diffèrent peu : observation, comparaison, voire expérimentation, généralisation. Plus encore, une grammaire est fondée sur l’opposition entre identique et différent, sur le classement des objets dans l’une ou l’autre catégorie, et sur les mouvements qui affectent les objets en raison des caractères qui leur sont attribués selon leur classement dans une catégorie.
Je pose là, certes, des présupposés. Mais ils découlent de l’observation minutieuse d’ensembles de représentations de sociétés humaines, lesquels sont toujours fondés sur un primat, celui d’une identité consubstantielle, dont la nature varie selon les cultures, identité consubstantielle qui génère simultanément des organisations sociales : filiation, alliance, appellations et comportements, groupements, règles de bienséance, et des systèmes globaux de représentation.
Nous avons vu comment le système d’alliance des Samo du Burkina-Faso s’articulait à leur système de représentation de la constitution du corps des enfants, et s’y articulait pour ainsi dire terme à terme, justifiant les trois générations interdites pour l’alliance matrimoniale entre consanguins. Ils expliquent eux-mêmes qu’il est impossible de combiner par l’alliance les mêmes souches parce que ce serait « mettre du même sur du même », ce qui est mauvais. Cette explication pose toute une série de questions anthropologiques.
En effet, on ne peut pas s’en tenir à l’allégation que la combinaison de choses identiques porte malheur. La première question, c’est de savoir par quoi passe cette identité, pourquoi ce qu’on définit comme souche identique ne s’arrête jamais en ligne agnatique directe dans le même lignage, celui où l’on est né, alors qu’elle cesse d’exister en quelques générations en ligne cognatique, c’est-à-dire entre individus issus d’une même souche2. En effet, il n’y a pas seulement l’appartenance, il y a aussi le partage en commun. Ego masculin ne peut pas épouser une femme du lignage de sa mère puisque la parenté entre ces femmes ne passe que par des hommes. C’est la définition même de l’agnatisme. Mais il ne peut pas non plus avoir de rapports avec quelqu’un qui n’appartient pas au lignage de sa mère mais qui le partage en commun avec lui, comme lignage maternel par exemple, c’est-à-dire une fille dont la mère appartient également au lignage de la mère de cet homme. Ego et cette fille sont considérés comme étant de même souche. Le partage en commun d’une même souche définit les « cognats », les parents cognatiques, c’est-à-dire ceux dont la chaîne qui mène de l’un à l’autre est interrompue au moins une fois par une femme. Et alors que l’identité de souche existe ad infinitum dans le lignage d’appartenance, celui où un homme (ou une femme) est né, son lignage agnatique par conséquent, elle cesse d’exister dans l’ensemble cognatique dès qu’on dépasse les niveaux généalogiques de la mère et des grand-mères.
La réponse à cette question, nécessaire sinon suffisante, passe par l’étude des conceptions de la personne, des représentations de la reproduction et des rapports entre le masculin et le féminin dans la constitution d’un être nouveau. Nous avons donc vu comment les Samo se représentaient cette constitution par les apports combinés du père et de la mère. Et ils ont eu l’idée, fort savante à mes yeux, d’une régression à l’infini de tous les apports en humeurs qui proviennent des souches fondatrices par l’intermédiaire des femmes tandis que la dotation par les ancêtres paternels en ligne agnatique constante reste inaltérable. Et de fait, la mise en parallèle de cette théorie idiosyncratique de la constitution de l’enfant et des règles d’alliance, qui permettent les mariages à la quatrième génération entre cognats après un chaînon féminin, conduit à penser qu’il faut effectivement trois générations intermédiaires pour que s’estompe chez un enfant l’apport physique de ses ancêtres maternels qui ne disparaît jamais complètement.
Dans d’autres populations qui ont le même type de système d’alliance, il faut deux à quatre générations intermédiaires, mais il y a toujours une liaison canonique entre le nombre de lignages interdits et la longueur du processus d’effacement du sang des ancêtres par les femmes. Dans chaque nouvelle alliance, chaque individu entre porteur de ses huit souches dont il ne transmet que quatre à sa progéniture, si bien que les apports effectifs s’effacent de génération en génération dans un ordre bien déterminé qui va du plus proche au plus lointain. Le plus proche, le plus identique par conséquent, c’est l’ensemble des membres du lignage paternel d’un individu, puis ceux de son lignage maternel, puis ceux du lignage de sa grand-mère paternelle, enfin ceux du lignage de sa grand-mère maternelle, et ainsi de suite à l’infini.
Les interdits cognatiques, mais aussi ceux qui empêchent des agnats sur deux générations consécutives de prendre des épouses de même lignage ou de même souche maternelle ou grand-maternelle, ces interdits ont pour effet – et non pour objet car cela impliquerait que le système de représentation précède et organise le système d’alliance alors que les deux naissent ensemble et forment un puzzle inextricablement lié – d’éviter que des lignes dominantes d’un même sang ou qu’une ligne dominante chez un porteur et une ligne récessive chez son conjoint, ou encore deux lignes récessives identiques chez les deux porteurs (qui deviendrait ligne dominante dans leur progéniture), se trouvent ainsi renforcées par agglutination, c’est-à-dire par réunion de ce qui était séparé. C’est bien ce que disent les Samo : « On ne peut pas mettre ensemble des souches identiques. »
C’est la même idée en somme que celle d’« odeur de parenté » conçue par Pierre-Damien au XIIe siècle pour justifier le mariage entre cognats et pas seulement entre agnats, entre personnes qui peuvent se reconnaître une souche commune au-delà du septième degré canon, c’est-à-dire sur quatorze générations, ce qui est, on s’en doute, difficile à établir3. Ne prenons qu’un exemple : la fille de la fille de la fille du fils de la fille du fils d’un homme, et ensuite, en repartant sur l’autre versant, le fils de la fille du fils de la fille de la fille du fils de ce même homme ont en commun une odeur de parenté qui interdit le mariage entre eux. Cette odeur de parenté c’est le « je-ne-sais-quoi » ou le « presque-rien », pour reprendre l’expression du philosophe Vladimir Jankélévitch, qui signe l’appartenance à un même lignage. Pierre-Damien, dans son De parentelae gradibus, explique que cette odeur de parenté traduit l’affinité entre branches différentes issues d’un ancêtre commun à différents niveaux. Il a écrit : « La nature elle-même pourvoit à ce que l’amour fraternel se reconnaisse jusqu’au sixième degré de parenté dans les entrailles humaines et exhale comme l’odeur de la communauté naturelle qui existe entre parents. » Il dit « six degrés », mais comme il ne prend pas en compte l’ancêtre apical4, cela fait en réalité sept degrés pour que le mariage devienne possible. Au-delà, « lorsque la famille fondée sur la parenté vient à manquer, en même temps que les mots pour désigner celle-ci » – on peut croire qu’ils font défaut bien avant –, « la loi du mariage se présente aussitôt et rétablit les droits de l’ancien amour entre les hommes nouveaux ». Il établit ainsi une homologie entre l’odeur et la terminologie de la parenté. Au-delà du septième degré canon ou du quatorzième romain, tout se passe comme si l’odeur de parenté restait suffisamment tenace malgré tout pour que l’alliance lance son grappin afin de ramener au centre ce qui était en train de se dissoudre sur les franges.
Pierre-Damien se représente l’alliance sur le mode des systèmes semi-complexes, comme une série chronologique alternée de dilatations et de contractions. Soit une union entre deux personnes qui proviennent de deux lignes différentes, qui entraîne par la suite le non-renouvellement du mariage entre ces deux lignes, donc la dilatation des relations d’alliance par dispersion des membres du lignage dans des unions extérieures et puis, au bout d’un certain temps – trois générations chez les Samo, six dans le droit canon du XIIe siècle –, le « je-ne-sais-quoi » que Pierre-Damien appelle « odeur de parenté » et que les Samo voient se transmettre dans la fabrication du sang, devient un « presque-rien » qui ne peut être sauvé de l’éradication qu’en poussant la génération suivante à renouer l’alliance. On refait de la parenté nouvelle avec de la parenté sur le point de disparaître. Il ne s’agit pas d’une obligation mais d’une préférence matrimoniale.
Les Samo sont plus réalistes, ils se contentent de trois générations intermédiaires. Ils ne parlent pas d’odeur de parenté mais de traces dans le sang. Le sang est une espèce de substance composite qui peut être dissociée et réassociée différemment, comme des diagrammes simples peuvent se superposer pour donner une image complexe ou des plaques photographiques qui fixeraient chacune une partie seulement d’une image totale et qui pourraient entrer dans toutes sortes de combinaisons pour donner à chaque fois une image différente.
On retrouve en quelque sorte la notion de chromosomes paternels et maternels qui se combinent en transmettant leurs caractères héréditaires. À cela près que les Samo le conçoivent de manière extrêmement pragmatique : ils considèrent que, s’ils en avaient les moyens, ils pourraient extraire du sang caillé les éléments paternels et maternels, défaire en quelque sorte ce qui se produit au moment de la procréation. Et le sang est différent chez chacun non seulement de par sa transmission par des parents différents mais aussi par l’alimentation.
L’identité par communauté de substance peut être reçue en partage à la naissance ou construite doublement. D’abord, par l’attribution du nom, qui constitue une reconnaissance publique du lien social fondée sur l’analogie entre l’appartenance au lignage paternel et le sperme qui transmet le sang paternel dans le corps de l’enfant, entre la parole véhicule de la filiation et le sperme véhicule du sang. Ensuite, par des aliments. Une particularité du système samo est que le premier-né de chaque union légitime est nécessairement né d’un autre géniteur que le mari de sa mère et père social qui lui donne son nom, car la nourriture commune, celle du lignage, entre aussi dans la composition du sang de l’enfant et lui donne son identité lignagère.
Une formule samo lapidaire mais particulièrement pertinente concerne les individus nés de la liaison prénuptiale de l’épouse : « Ce que la parole a fait, seule la parole peut le défaire. » La reconnaissance institutionnelle de la filiation par l’union légitime convenue entre doyens de lignage, longtemps avant sa réalisation, puis la concrétisation de cette parole donnée par l’accueil de l’enfant dans ce qui sera son lignage d’origine et par le partage des nourritures communes, font que la parole est un lien particulièrement fort, qui engage non seulement des individus mais des lignages. La « parole » implique l’engagement des lignages et individus directement concernés, mais aussi celui, tacite, des autres.
Dans certains cas, très rares il est vrai, et qui tiennent de la malveillance puisque chacun connaît le statut de tout premier-né, un conflit entre agnats par exemple, ou entre les deux moitiés d’un village, quelqu’un en vient à traiter un premier-né de bâtard. Alors le lignage doit se séparer de celui que la mauvaise parole a désigné et celui-ci doit aller s’agréger au lignage de son géniteur. Il faut des procédures sacrificielles très complexes pour couper le lien de filiation créé par la communion alimentaire et se faire accepter par les ancêtres du nouveau lignage. D’ailleurs, l’individu n’y sera jamais qu’une pièce rapportée puisque la nourriture de toute une partie de sa vie lui aura fait le sang de son précédent lignage. Et s’il a déjà eu des enfants, ils doivent partir av...

Table des matières

  1. Couverture
  2. Titre
  3. Du même auteur chez Odile Jacob
  4. Copyright
  5. Dédicace
  6. Sommaire
  7. Introduction
  8. Première partie - Les confluences historiques de l’inceste
  9. Deuxième partie - Inceste du deuxième type et systèmes semi-complexes
  10. Troisième partie - Les règles du jeu
  11. Conclusion
  12. Glossaire