Comment définir la conscience ?
Si vous ouvrez un dictionnaire classique en quĂȘte dâune dĂ©finition de la conscience, vous aurez des chances de trouver une variante de ceci : « La conscience (consciousness) est lâĂ©tat dâĂȘtre au fait (awareness) de nous-mĂȘmes et de ce qui nous entoure. » Remplacez « ĂȘtre au fait » (awareness) par « connaissance » et « nous-mĂȘmes » par « notre existence », et vous obtiendrez un Ă©noncĂ© qui rĂ©sume certains aspects essentiels de la conscience : câest un Ă©tat de lâesprit dans lequel intervient une connaissance de notre existence et de celle de ce qui nous entoure. La conscience est un Ă©tat de lâesprit â donc, sâil nây a pas dâesprit, il nây a pas non plus de conscience. Câest un Ă©tat particulier de lâesprit, enrichi par le sentiment (sense) de lâorganisme en particulier dans lequel lâesprit est Ă lâĆuvre. Cet Ă©tat de lâesprit comprend Ă©galement une connaissance du fait que ladite existence est situĂ©e, que des objets et des Ă©vĂ©nements lâentourent. La conscience est un Ă©tat de lâesprit auquel sâajoute un processus du soi.
LâĂ©tat conscient de lâesprit est vĂ©cu exclusivement Ă la premiĂšre personne pour chacun de nos organismes ; il nâest jamais observable par quelquâun dâautre. Cette expĂ©rience appartient en propre Ă chacun de nos organismes et non Ă dâautres. Mais le fait quâelle soit exclusivement privĂ©e nâimplique pas que nous ne puissions adopter un point de vue relativement « objectif » sur elle. Par exemple, câest celui que je prends quand je tente de discerner les bases neurales du soi-objet, du moi matĂ©riel. Un moi matĂ©riel riche peut aussi procurer des connaissances Ă lâesprit. En dâautres termes, le soi-objet peut aussi ĂȘtre en position de propriĂ©taire.
Nous pouvons Ă©tendre la dĂ©finition prĂ©sentĂ©e ci-dessus en disant que les Ă©tats conscients de lâesprit ont toujours un contenu (ils portent sur quelque chose) et que certains dâentre eux tendent Ă ĂȘtre perçus comme des collections intĂ©grĂ©es de parties (ce qui est le cas, par exemple, quand nous voyons et entendons Ă la fois une personne nous parler et sâapprocher de nous) ; en disant que les Ă©tats conscients de lâesprit ont des propriĂ©tĂ©s qualitatives distinctes qui sont relatives aux diffĂ©rents contenus quâon connaĂźt (il est qualitativement diffĂ©rent de voir ou dâĂ©couter, de toucher ou de goĂ»ter) ; et en disant que les Ă©tats conscients de lâesprit contiennent obligatoirement un aspect liĂ© au sentiment : on les sent. Enfin, notre dĂ©finition provisoire doit prĂ©ciser que les Ă©tats conscients de lâesprit ne sont possibles que lorsque nous sommes Ă©veillĂ©s, mĂȘme si une exception partielle Ă cette dĂ©finition vaut pour la forme paradoxale de conscience qui apparaĂźt quand nous dormons : Ă savoir dans le rĂȘve. En conclusion, sous sa forme classique, la conscience est un Ă©tat de lâesprit qui survient lorsque nous sommes Ă©veillĂ©s et dans lequel se manifeste une connaissance privĂ©e et personnelle de notre existence, situĂ©e relativement Ă ce qui lâentoure et Ă un moment donnĂ©. NĂ©cessairement, les Ă©tats conscients de lâesprit manipulent des connaissances fondĂ©es sur diffĂ©rents matĂ©riaux sensoriels â corporels, visuels, auditifs, etc. â et manifestent des propriĂ©tĂ©s qualitatives diverses pour les diffĂ©rentes voies sensorielles. Les Ă©tats conscients de lâesprit sont sentis.
Quand je parle de la conscience, je ne me rĂ©fĂšre pas seulement Ă la veille, confusion courante qui vient du fait quâen son absence, il nây a plus de conscience (jâaborderai ce point plus loin). La dĂ©finition prĂ©cise aussi que le terme conscience ne se rĂ©fĂšre pas Ă un simple processus mental, sans soi. Malheureusement, confondre conscience et simple processus mental est une autre confusion courante. On se rĂ©fĂšre souvent à « quelque chose quâon a sur la conscience » pour dire quâon a quelque chose « Ă lâesprit » ou que quelque chose domine les contenus mentaux, par exemple que « la question du rĂ©chauffement global a fini par pĂ©nĂ©trer la conscience des nations occidentales ». Un nombre significatif de recherches en la matiĂšre traite la conscience comme lâesprit. Conscience (consciousness), tel que jâutilise ce terme dans ce livre, ne veut pas dire « conscience de soi » (self-consciousness), comme dans « Jean a pris de plus en plus conscience de lui-mĂȘme Ă mesure quâil rĂ©flĂ©chissait sur lui », non plus que « conscience morale » (conscience), en tant que fonction complexe qui exige une conscience mais va bien au-delĂ et implique la responsabilitĂ© morale. Enfin, la dĂ©finition ne renvoie pas Ă la conscience au sens ordinaire quâelle prend dans lâexpression de James « courant de conscience ». Cette formule est souvent censĂ©e dĂ©signer les simples contenus de lâesprit qui dĂ©filent dans le temps, comme lâeau dans le lit dâune riviĂšre, plutĂŽt que le fait que ces contenus incorporent des aspects subtils ou non de la subjectivitĂ©. Les rĂ©fĂ©rences Ă la conscience dans le contexte des monologues de Shakespeare ou de Joyce utilisent souvent cette vision plus simple. Il est Ă©vident cependant que les auteurs originaux exploraient ce phĂ©nomĂšne dans son sens plein, dans la perspective du soi dâun personnage, au point que Harold Bloom a suggĂ©rĂ© que câĂ©tait Shakespeare qui avait introduit le phĂ©nomĂšne de la conscience en littĂ©rature. (Cependant, James Wood a soutenu de façon tout aussi plausible quâelle a pĂ©nĂ©trĂ© la littĂ©rature par le monologue, mais bien plus tĂŽt, dans la priĂšre, par exemple, et dans la tragĂ©die grecque90.)
La conscience isolée
Conscience et veille ne sont pas la mĂȘme chose. Pour ĂȘtre conscient, il faut dâabord ĂȘtre Ă©veillĂ©. Quâon sâendorme naturellement ou bien quâon y soit forcĂ© sous lâeffet dâune anesthĂ©sie, la conscience disparaĂźt sous sa forme normale, Ă la seule exception partielle de lâĂ©tat conscient particulier qui accompagne les rĂȘves et qui ne contredit nullement cette condition nĂ©cessaire de la veille, car la conscience du rĂȘve nâest pas une conscience normale.
Nous avons tendance Ă voir dans la veille un phĂ©nomĂšne binaire : zĂ©ro pour le sommeil, un pour lâĂ©tat de veille. Câest juste dans une certaine mesure, mais cette approche tranchĂ©e cache des gradations que nous connaissons tous bien. Le fait dâavoir sommeil et de somnoler rĂ©duit certainement la conscience, mais ne lâannule pas abruptement. Le fait dâĂ©teindre la lumiĂšre nâest pas une bonne analogie ; baisser trĂšs lentement un variateur serait plus proche du compte.
Que nous rĂ©vĂšlent les lumiĂšres quand on les allume, soudain ou graduellement ? Le plus souvent, elles nous dĂ©voilent quelque chose que nous dĂ©crivons couramment comme un « esprit » ou des « contenus mentaux ». Et de quoi cet esprit est-il fait ? De structures cartographiĂ©es dans lâidiome de tous les sens possibles â visuel, auditif, tactile, musculaire, viscĂ©ral â, selon des merveilles de nuances, de tons, de variations et de combinaisons, qui sâĂ©coulent en ordre ou de façon embrouillĂ©e, bref dâimages. Jâai prĂ©sentĂ© plus haut ma vision de lâorigine des images (chapitre 3) et il suffit ici de nous rappeler quâelles sont la monnaie de base de notre esprit et que ce terme se rĂ©fĂšre Ă des structures relevant de toutes les modalitĂ©s sensorielles, pas seulement visuelles, ainsi quâĂ des structures abstraites aussi bien que concrĂštes.
Le simple acte physiologique dâallumer la lumiĂšre â de rĂ©veiller quelquâun de sa sieste â se traduit-il nĂ©cessairement par un Ă©tat de conscience ? Ce nâest pas le cas. Pas besoin dâaller trĂšs loin pour en trouver la preuve. Tout le monde sâest dĂ©jĂ rĂ©veillĂ© Ă©puisĂ© et dĂ©calĂ©, au-delĂ des mers et dans un pays lointain. Il faut alors deux ou trois secondes, pour comprendre exactement oĂč on se trouve. Pendant ce court intervalle, lâesprit est bien lĂ , mais pas encore organisĂ© avec toutes les propriĂ©tĂ©s de la conscience. Et cela semble long, mĂȘme si cela ne dure guĂšre. Quand on perd conscience aprĂšs avoir reçu un coup Ă la tĂȘte, il sâĂ©coule aussi un dĂ©lai dieu merci bref, mais tout de mĂȘme mesurable, avant quâon ne « revienne Ă soi ». Câest en fait un raccourci pour dire « revenir Ă la conscience », retrouver un esprit orientĂ© sur soi. Lâexpression nâest pas trĂšs Ă©lĂ©gante, mais elle rend justice Ă la sagesse populaire. Dans le jargon neurologique, reprendre conscience aprĂšs un traumatisme crĂąnien peut prendre un bon moment, pendant lequel la victime nâest pas pleinement orientĂ©e, relativement Ă lâespace, au temps et Ă sa personne.
Ce qui se passe dans ces situations nous montre que les fonctions mentales complexes ne sont pas monolithiques et ne peuvent se morceler. Oui, la lumiĂšre est allumĂ©e et vous ĂȘtes rĂ©veillĂ© (un point pour la conscience). Oui, lâesprit est lĂ , des images se forment de ce qui se trouve devant vous, et des images revenant du passĂ© sâintercalent entre elles (un demi-point pour la conscience). Mais non, rien ou presque nâindique qui est le propriĂ©taire de cet esprit chancelant ; il nây a pas de soi pour le revendiquer (pas de point pour la conscience). Au total, la conscience nâa pas gagnĂ©. Morale de lâhistoire : pour quâelle lâemporte, il est indispensable 1) dâĂȘtre Ă©veillĂ©, 2) dâavoir un esprit qui fonctionne et 3) dâavoir dans cet esprit un sentiment automatique, spontanĂ© et immĂ©diat de soi, en tant que protagoniste de lâexpĂ©rience quâon vit, quelle que soit la subtilitĂ© de ce sentiment de soi-mĂȘme. Ătant donnĂ© la prĂ©sence de la veille et de lâesprit â tous deux nĂ©cessaires pour ĂȘtre conscient â, on pourrait dire, non sans lyrisme, que le trait distinctif de la conscience, câest la pensĂ©e de soi-mĂȘme. Sauf que, pour ĂȘtre plus prĂ©cis, il faudrait dire « la pensĂ©e sentie de soi-mĂȘme ».
Le fait que veille et conscience ne soient pas la mĂȘme chose est Ă©vident lorsquâon considĂšre une maladie neurologique quâon appelle Ă©tat vĂ©gĂ©tatif. Les patients ne montrent aucun signe de conscience. Comme dans la situation plus grave du coma, Ă laquelle il ressemble, les patients vĂ©gĂ©tatifs ne parviennent Ă rĂ©pondre Ă aucun message de la part de ceux qui les examinent et ne manifestent aucun signe spontanĂ© de conscience dâeux-mĂȘmes ni de ce qui les entoure. Pourtant, leur Ă©lectroencĂ©phalogramme ou EEG (structures dâondes Ă©lectriques produites continuellement par un cerveau vivant) rĂ©vĂšle une alternance de structures caractĂ©ristiques du sommeil ou de la veille. Quand, Ă lâEEG, ils ont une structure de veille, les patients ont souvent les yeux ouverts, mĂȘme sâils regardent dans le vide, sans diriger leur regard vers un objet en particulier. On ne note aucune structure Ă©lectrique chez ceux qui sont dans le coma, situation dans laquelle tous les phĂ©nomĂšnes associĂ©s Ă la conscience (veille, esprit et soi) semblent absents91.
Cette troublante maladie quâest lâĂ©tat vĂ©gĂ©tatif fournit aussi des informations de valeur sur un autre aspect des distinctions auxquelles je suis en train de procĂ©der. Dans une Ă©tude qui a beaucoup attirĂ© lâattention, Ă juste titre, Adrian Owen a rĂ©ussi Ă dĂ©terminer, grĂące Ă lâIRMf, que le cerveau dâune femme en Ă©tat vĂ©gĂ©tatif avait des structures dâactivitĂ© congruentes avec les questions que celui qui lâexaminait lui posait et avec les requĂȘtes quâil lui adressait. Inutile de prĂ©ciser quâoutre le diagnostic formel dâĂ©tat vĂ©gĂ©tatif, la patiente avait Ă©tĂ© diagnostiquĂ©e inconsciente. Elle ne rĂ©pondait pas aux questions ou aux directions proposĂ©es, et elle ne manifestait pas spontanĂ©ment de signe dâactivitĂ© mentale. Et pourtant, lâĂ©tude Ă lâIRMf montrait que les rĂ©gions auditives de ses cortex cĂ©rĂ©braux devenaient actives lorsquâon lui posait des questions. Leur structure dâactivation ressemblait Ă ce quâon peut voir chez un sujet conscient normal rĂ©pondant Ă une question comparable. Plus impressionnant encore Ă©tait le fait que, lorsquâon demandait Ă la patiente dâimaginer quâelle visitait sa maison, les cortex cĂ©rĂ©braux de la rĂ©gion pariĂ©tale droite de son cerveau manifestaient une structure dâactivitĂ© du type de ce quâon peut trouver chez des sujets conscients normaux effectuant la mĂȘme tĂąche. Si elle nâa pas fait preuve de la mĂȘme structure, en dâautres occasions, un petit nombre dâautres patients ont Ă©tĂ© Ă©tudiĂ©s depuis, et on a observĂ© une structure comparable, quoique pas Ă tous les coups92. Lâun de ces patients, en particulier, Ă©tait capable de susciter des rĂ©ponses associĂ©es au « oui » ou au « non » aprĂšs un entraĂźnement rĂ©pĂ©tĂ©93.
Cette Ă©tude indique que, mĂȘme en lâabsence complĂšte de signes comportementaux de conscience, on en trouve du type dâactivitĂ© cĂ©rĂ©brale couramment corrĂ©lĂ©e avec les processus mentaux. En dâautres termes, lâobservation directe du cerveau fournit des donnĂ©es compatibles avec une certaine prĂ©servation de la veille et de lâesprit, alors que les observations comportementales ne rĂ©vĂšlent pas que la conscience, au sens dĂ©crit plus haut, accompagne de telles observations. Ces importants rĂ©sultats peuvent sâinterprĂ©ter avec parcimonie dans le contexte des nombreuses preuves selon lesquelles les processus mentaux opĂšrent de façon non consciente (comme on le montre au chapitre 11 et dans celui-ci). Ces dĂ©couvertes sont certainement compatibles avec la prĂ©sence dâun processus mental et mĂȘme dâun processus minimal du soi. Quelle que soit leur importance, scientifiquement et en termes de soins mĂ©dicaux, je ne considĂšre pas toutefois quâelles prouvent une communication consciente et quâelles justifient dâabandonner la dĂ©finition de la conscience prĂ©sentĂ©e plus haut.
Plus de soi, mais toujours un esprit
Les preuves peut-ĂȘtre les plus convaincantes en faveur de la dissociation entre la veille et lâesprit, dâun cĂŽtĂ©, et le soi, de lâautre, viennent dâune autre affection neurologique, la paralysie Ă©pileptique, qui peut faire suite Ă certaines crises dâĂ©pilepsie. Dans ce cas, le comportement du patient est interrompu soudainement pendant un bref laps de temps durant lequel lâaction se fige complĂštement. Vient ensuite une pĂ©riode, en gĂ©nĂ©ral tout aussi brĂšve, pendant laquelle il reprend un comportement actif, mais ne donne pas de signe dâun Ă©tat de conscience normal. Il peut se dĂ©placer en silence, mais ses actions, comme de dire au revoir ou de quitter une piĂšce, semblent dĂ©pourvues de but. Elles peuvent cependant recĂ©ler un « mini-objectif », comme de prendre un verre dâeau et de le boire, mais il ne paraĂźt pas sâintĂ©grer Ă un contexte plus vaste. Aucune tentative nâest effectuĂ©e pour communiquer avec lâobservateur et aucune rĂ©ponse nâest donnĂ©e Ă celles de ce dernier.
Si vous vous rendez dans le bureau dâun mĂ©decin, votre comportement sâinscrit dans un contexte gĂ©nĂ©ral qui a Ă voir avec les buts spĂ©cifiques de cette visite, le plan global que vous avez pour la journĂ©e, le lieu de cette visite, ainsi que les intentions et les plans plus larges que vous nourrissez dans votre vie, Ă diverses Ă©chelles de temps, relativement auxquels votre visite peut avoir ou non une signification. Tout ce que vous faites durant cette « scĂšne » dans le bureau est informĂ© par ces multiples niveaux de connaissance, mĂȘme sâil nâest pas indispensable que vous ayez en tĂȘte tous ces contenus explicites pour vous comporter de façon cohĂ©rente. De mĂȘme pour le mĂ©decin, eu Ă©gard Ă son rĂŽle dans la scĂšne. En Ă©tat de conscience attĂ©nuĂ©e, tout cet arriĂšre-fond qui vous influence normalement se trouve rĂ©duit Ă presque rien. Le comportement est dĂ©sormais contrĂŽlĂ© par des signaux immĂ©diats, qui ne sont pas insĂ©rĂ©s dans le contexte plus large. Par exemple, prendre un verre et le boire a du sens si vous avez soif, mais il nâest pas nĂ©cessaire que cette action soit liĂ©e au contexte plus gĂ©nĂ©ral.
Je me rappelle le tout premier patient dans cet Ă©tat que jâai pu observer parce que son comportement Ă©tait nouveau, inattendu et gĂȘnant pour moi. Au milieu de notre conversation, il a cessĂ© de parler et a suspendu tout mouvement. Son visage a perdu son expression et ses yeux se sont mis Ă regarder Ă travers moi le mur derriĂšre. Il est restĂ© immobile pendant plusieurs secondes. Il nâest pas tombĂ© de sa chaise, ne sâest pas endormi, nâa pas Ă©tĂ© pris de convulsions ni de tics. Quand jâai prononcĂ© son nom, il nâa pas rĂ©pondu. Quand il a recommencĂ© Ă bouger, un petit peu, ses lĂšvres se sont dĂ©collĂ©es. Son regard a glissĂ© pour se concentrer momentanĂ©ment sur une tasse de cafĂ© qui se trouvait posĂ©e sur la table, entre nous. Elle Ă©tait vide, mais il lâa tout de mĂȘme attrapĂ©e et a tentĂ© de la boire. Je me suis adressĂ© Ă lui, encore et encore, mais il nâa pas rĂ©pondu. Je lui ai demandĂ© ce qui se passait : pas de rĂ©ponse. Son visage Ă©tait toujours inexpressif et il ne me regardait pas. Je lâai appelĂ© par son nom : pas de rĂ©ponse non plus. Finalement, il sâest dressĂ© sur ses pieds, sâest tournĂ© et sâest mis Ă lentement marcher vers la porte. Quand je lâai appelĂ©, il sâest arrĂȘtĂ© et mâa regardĂ©, dâun air perplexe. Je lâai appelĂ© Ă nouveau et, cette fois, il a dit : « Quoi ? »
Ce patient avait souffert dâune absence (lâun des divers types de crises dâĂ©pilepsie), suivie dâune pĂ©riode de paralysie. Il Ă©tait lĂ et pas lĂ , Ă©veillĂ© et en action, en partie attentif, prĂ©sent par le corps, mais ce nâĂ©tait plus une personne. Des annĂ©es plus tard, jâai Ă©crit quâil Ă©tait « absent mais toujours là », et cette description est toujours valable94.
Cet homme Ă©tait sans nul doute Ă©veillĂ© au sens plein du terme. Ses yeux Ă©taient ouverts et son tonus musculaire lui permettait de se dĂ©placer. Il pouvait assurĂ©ment reproduire des actions, mais sans quâelles possĂšdent un plan organisĂ©. Il nây avait pas dâobjectif global, pas de prise en compte des conditions propres Ă la situation, pas de pertinence. Ses actes nâĂ©taient cohĂ©rents quâĂ un niveau minimal. Sans nul doute aussi son cerveau formait-il des images mentales, quoiquâon ne parierait pas sur leur abondance ni sur leur cohĂ©rence. Afin quâil atteigne la tasse, la saisisse, la porte Ă ses lĂšvres et la replace sur la table, son cerveau a dĂ» former des images, et mĂȘme beaucoup, du moins visuelles, kinest...