
- 336 pages
- French
- ePUB (adapté aux mobiles)
- Disponible sur iOS et Android
eBook - ePub
Les Rites de l'au-delà
À propos de ce livre
L'humanité se définit par son rapport à la mort. De cette relation essentielle à l'au-delà, qui donne son sens à l'existence, les rites funéraires sont la trace. Jean-Pierre Mohen nous les fait découvrir, dans leur richesse, leur variété, leur étrangeté parfois. Du paléolithique aux débuts du néolithique, en passant par l'Égypte, la Grèce, la Rome antique ou encore la vieille Chine, jusqu'au Moyen-âge et à la Renaissance ; de Jéricho à l'île de Pâques et à Madagascar, du Groenland au Soudan. Il nous révèle ainsi quelle fut jadis la vision qu'avaient les hommes de l'au-delà aussi bien que de l'ici-bas, et comment, selon les lieux et les temps, elle s'est modifiée. Jean-Pierre Mohen dirige actuellement le laboratoire de recherche des Musées de France.
Foire aux questions
Oui, vous pouvez résilier à tout moment à partir de l'onglet Abonnement dans les paramètres de votre compte sur le site Web de Perlego. Votre abonnement restera actif jusqu'à la fin de votre période de facturation actuelle. Découvrez comment résilier votre abonnement.
Pour le moment, tous nos livres en format ePub adaptés aux mobiles peuvent être téléchargés via l'application. La plupart de nos PDF sont également disponibles en téléchargement et les autres seront téléchargeables très prochainement. Découvrez-en plus ici.
Perlego propose deux forfaits: Essentiel et Intégral
- Essentiel est idéal pour les apprenants et professionnels qui aiment explorer un large éventail de sujets. Accédez à la Bibliothèque Essentielle avec plus de 800 000 titres fiables et best-sellers en business, développement personnel et sciences humaines. Comprend un temps de lecture illimité et une voix standard pour la fonction Écouter.
- Intégral: Parfait pour les apprenants avancés et les chercheurs qui ont besoin d’un accès complet et sans restriction. Débloquez plus de 1,4 million de livres dans des centaines de sujets, y compris des titres académiques et spécialisés. Le forfait Intégral inclut également des fonctionnalités avancées comme la fonctionnalité Écouter Premium et Research Assistant.
Nous sommes un service d'abonnement à des ouvrages universitaires en ligne, où vous pouvez accéder à toute une bibliothèque pour un prix inférieur à celui d'un seul livre par mois. Avec plus d'un million de livres sur plus de 1 000 sujets, nous avons ce qu'il vous faut ! Découvrez-en plus ici.
Recherchez le symbole Écouter sur votre prochain livre pour voir si vous pouvez l'écouter. L'outil Écouter lit le texte à haute voix pour vous, en surlignant le passage qui est en cours de lecture. Vous pouvez le mettre sur pause, l'accélérer ou le ralentir. Découvrez-en plus ici.
Oui ! Vous pouvez utiliser l’application Perlego sur appareils iOS et Android pour lire à tout moment, n’importe où — même hors ligne. Parfait pour les trajets ou quand vous êtes en déplacement.
Veuillez noter que nous ne pouvons pas prendre en charge les appareils fonctionnant sous iOS 13 ou Android 7 ou versions antérieures. En savoir plus sur l’utilisation de l’application.
Veuillez noter que nous ne pouvons pas prendre en charge les appareils fonctionnant sous iOS 13 ou Android 7 ou versions antérieures. En savoir plus sur l’utilisation de l’application.
Oui, vous pouvez accéder à Les Rites de l'au-delà par Jean-Pierre Mohen en format PDF et/ou ePUB ainsi qu'à d'autres livres populaires dans Scienze sociali et Antropologia. Nous disposons de plus d'un million d'ouvrages à découvrir dans notre catalogue.
Informations
Chapitre VI
Les héros homériques et le rite glorieux
NI ANCÊTRES ni empereurs, les princes ou rois de petites communautés semblent caractéristiques de la protohistoire eurasiatique qui ne connaît pas alors de grandes unités politiques comme en Égypte, en Mésopotamie ou en Chine. Ils appartiennent à une aristocratie guerrière. Ils ont un sens forcené de l’individualisme. Dans leur tombe, qu’ils soient inhumés ou incinérés, ils emportent leurs parures et atours personnels souvent en or, le métal précieux et leurs armes en cuivre, en bronze et plus tard en fer.
Pour mieux comprendre la consécration des héros, nous nous référons aux poèmes homériques, écrits vers le VIIIe siècle avant J.-C., d’après une tradition orale qui rapporte les hauts faits de la guerre de Troie que l’on situe vers 1300 avant J.-C. Agamemnon, Achille, Hector et Ulysse sont des héros qui ont pu exister mais qui soutenus par les dieux sont devenus mythiques. L’héroïsation est, à l’époque classique de Périclès, une procédure rituelle inspirée d’Homère, par laquelle des Grecs reconnaissaient à un défunt les qualités divines d’intelligence et de force bienfaisante qui lui valaient d’être honoré d’un culte. Athènes se dote d’un héros fondateur, Thésée, le héros le plus célèbre de l’Antiquité et sans doute le plus mythique. L’idéologie du héros scelle le caractère divin du prince décédé et légitime ainsi les successions difficiles, souvent violentes. L’héroïsation s’accomplit le plus souvent au moment de la mort. Celle-ci doit être valeureuse et guerrière selon des critères éthiques de maîtrise de soi qui n’exclut pas la violence.
L’héroïsation n’est réservée qu’à un petit nombre.
Les critères de l’héroïsation d’un personnage semblent pouvoir être identifiés à partir des offrandes entourant les défunts dans leurs tombes et exaltant le côté valeureux du personnage. De telles tombes font leur apparition dès le Ve millénaire avant notre ère à Varna. Les rites funéraires qui distinguent ces héros sont décrits par Homère. L’idéologie du héros se retrouve ensuite chez les Scythes du temps d’Hérodote, chez les Celtes du temps de César et même chez les Vikings du temps de Rollon. Plus près de nous encore, certains rites d’héroïsation sont pratiqués chez les peuples traditionnels de la steppe.

Tombe n° 43 de Varna (Bulgarie) caractérisée par l’abondance des offrandes en or, en cuivre, en pierre rare et en céramique ; Ve millénaire avant J.-C. ; musée historique de Varna. Cliché musée historique de Varna.
L’apparition des princes d’outre-tombe
À partir du début des âges des métaux, la richesse des offrandes de certaines tombes est telle que les archéologues pensent qu’elle est déterminante dans la distinction des sépultures de personnages de statut élevé équivalent des princes. La nécropole de Varna en Bulgarie représente l’un des exemples les plus anciens de cette hiérarchie des tombes. I. Ivanov, responsable des fouilles, avait dégagé cent quatre-vingt-six sépultures en 1986. Une grande variété des pratiques funéraires indique sans doute une société complexe au milieu du Ve millénaire avant notre ère. On trouve aussi bien des corps entiers inhumés en position allongée dorsale ou fléchie sur le côté, que des parties incomplètes de squelettes. Il existe même des sépultures dites « cénotaphes » sans ossements. Les dépôts sont réalisés dans des fosses saupoudrées d’ocre et recouverts de terre. Quelques tombes à squelette allongé sur le dos ou sans ossements recèlent des objets symboliques tels que sceptres, diadèmes en or et astragales de mouton, réels ou en or.
La tombe 43 est la plus célèbre. Elle est celle d’un homme de quarante à cinquante ans, étendu de tout son long, les bras repliés, le droit tenant un sceptre placé à côté de lui et le gauche ramené sur la poitrine. L’homme était couvert d’objets en or : deux bracelets ornaient chaque bras ; de nombreuses et grandes perles trouvées au niveau des avant-bras et de haut en bas sur la poitrine étaient peut-être cousues sur la frange d’un vêtement. De multiples appliques hémisphériques perforées, disséminées des épaules aux pieds, décoraient peut-être une sorte de grande cape. Deux appliques plus larges au niveau des genoux et sur la poitrine faisaient sans doute partie d’un vêtement de dessous. L’homme portait aussi un étui pénien en feuille d’or. À gauche du crâne, des « punaises » marquaient sans doute l’ouverture d’un carquois. En auréole autour de la tête, de larges appliques circulaires légèrement bombées étaient fixées à une coiffe plutôt qu’aux cheveux directement. Les oreilles portaient des anneaux, cinq à gauche et six à droite. À la gauche du personnage on avait disposé l’arc orné d’éléments tubulaires en or, et à sa gauche le sceptre était constitué d’une hache en pierre polie perforée dont le manche était gainé par des tubes en feuille d’or. Ainsi neuf cent soixante-dix-sept pièces d’orfèvrerie étaient rassemblées autour de cet homme. Cette accumulation si variée est d’autant plus étonnante qu’elle est l’une des plus anciennes manifestations du travail de l’orfèvre et que d’un seul coup, les formes et les techniques sont variées et abondantes !
Les objets en cuivre représentent tous les types connus à cette époque : une hache-marteau placée près du sceptre, une autre du même genre accompagnée d’une hache en pierre au niveau des genoux ; vers l’épaule gauche, une pointe de lance. Trois grands couteaux en silex peuvent être aussi considérés comme des pièces de prestige. Un bracelet en spondyle possédait aussi une valeur indéniable.
La tombe 2 est d’un tout autre genre puisqu’il s’agit d’un cénotaphe, placé dans une fosse profonde d’un mètre cinquante, large de quatre-vingt-dix centimètres et longue de deux mètres quinze. Un masque modelé en argile peu cuite représentait le défunt. Un diadème en or est posé sur le front. Deux bossettes du même métal représentent les yeux. Les oreilles sont perforées par trois anneaux en or à droite et cinq à gauche. Sous le nez, au niveau de la bouche, on avait appliqué une feuille d’or rectangulaire et une série de sept petits clous en métal précieux. Au-dessous du masque, le fouilleur a trouvé deux pendeloques anthropomorphes en or. Il a aussi repéré dans la fosse deux anneaux, quatre vases, une idole en os entourée d’appliques en or, une aiguille en cuivre, un couteau en silex et de nombreuses dentales, coquillages allongés servant d’éléments de collier. La tombe 3, un autre cénotaphe, possédait aussi un masque orné de parures d’or et des offrandes similaires avec en particulier une idole en marbre très stylisée supportant six appliques en or. Si l’on considère que le masque assure la présence physique du défunt, l’idole de ces cénotaphes serait l’esprit du mort, ou une divinité protectrice, ce que l’on admet en comparaison avec les idoles pendeloques portées en collier.
Ce que I. Ivanov a appelé « tombe 36 » paraît être un troisième type de dépôt funéraire à caractère plus votif encore puisqu’il n’y a ni ossements ni masques. Les associations d’objets y sont intéressantes et éclairent des thèmes religieux dominants de la nécropole. Les objets avaient été réunis dans un espace d’un mètre vingt sur quatre-vingt-cinq centimètres de superficie et à quatre-vingt-quinze centimètres de profondeur. Les pièces d’orfèvrerie sont nombreuses et comprennent sept cent cinquante-deux perles rassemblées en colliers, et quarante-trois appliques circulaires et bombées dispersées dans la fosse. Un sceptre votif en or était entouré de deux bracelets. Les objets en or comprenaient aussi un diadème, une crosse votive et un boomerang également votif, une pendeloque en forme d’astragale, seize anneaux, trente appliques zoomorphes figurant deux cornes bovines avec le front et les yeux de l’animal, deux appliques en feuille découpée selon le profil d’un bovidé, sept amulettes anthropomorphes très stylisées. Une hache-marteau et une aiguille sont en cuivre. Trois couteaux sont en silex. Une coupe est polie dans le marbre et vingt perles dans le kaolin. On retrouve l’idole en os et les dentales dont on a dénombré deux mille cent exemplaires.
Ainsi, sur un fond religieux caractérisé par des pendeloques anthropomorphes féminines et par des représentations du taureau, les ensembles funéraires riches de Varna font apparaître des symboles du pouvoir comme le sceptre, le diadème et peut-être l’astragale. L’or, dès sa première utilisation au Ve millénaire avant notre ère, est utilisé pour signifier la gloire et la richesse inaltérables de son propriétaire. L’orfèvre comme le fondeur de cuivre sont sollicités pour mettre en valeur le prestige des princes. Ces deux spécialistes de la métallurgie peuvent bénéficier dans ces régions d’Europe orientale et centrale de sépultures particulières identifiées grâce aux outils, creusets, moules, tuyères déposés dans la tombe. La volonté de montrer le rôle important des métallurgistes semble évidente. Mais ces artisans n’amènent avec eux dans la tombe ni lingot ni pièce terminée, c’est-à-dire la matière première brute ou mise en forme, la richesse économique proprement dite de cette nouvelle activité qui s’impose alors. Ce sont les princes qui monopolisent la richesse et organisent la chaîne opératoire métallurgique depuis la prospection des minerais, l’extraction minière, la réduction du minerai, la fabrication des lingots, leur expédition jusqu’aux mises en forme des armes outils et parures à la suite de refontes des lingots. Le prestige exprimé dans la nécropole de Varna appartient à ces princes, aristocrates régionaux.
À côté des tombes riches, nous trouvons la majorité des sépultures à corps fléchi et celles à inhumation partielle. Quelques offrandes éparses y sont déposées : parure isolée, en or ou en coquillage, outils en pierre et en cuivre. Elles constituent l’ensemble des sépultures de personnes modestes de la société alors nettement hiérarchisée.
Si le rôle des hommes se précise dans la nouvelle civilisation métallurgiste et guerrière, celui des femmes reste peu clair. Il semble que certaines tombes sans armes mais avec de nombreuses parures puissent correspondre à des femmes de princes.
Les tombes princières de Varna ont été comparées, par la richesse de leurs offrandes, aux tombes plus tardives d’Our, contemporaines de la tombe princière sous tumulus de Maikop dans le Caucase. Ces princes et petits rois sont tous entourés du même type de prestige « barbare » qui semble bien convenir à notre définition du héros.
En 1927-1928, l’archéologue anglais Wooley et ses amis trouvèrent dans les ruines de l’ancienne capitale d’Our et sous d’autres sépultures, les tombeaux royaux de la Ire dynastie (entre 2600 et 2400 avant J.-C.). Seize tombes ont été explorées : elles comprennent un ensemble de six fosses sous caveau et de dix tombes à une ou plusieurs chambres. Les offrandes sont constituées de fabuleux trésors. Les corps des grands personnages reconnaissables à leurs parures, symboles du pouvoir, sont entourés de chars tirés par des ânes et des bœufs. Les cochers sont introduits dans la tombe. La « grande fosse de la mort » contenait soixante-quatorze corps, six soldats et soixante-huit femmes dont soixante-quatre dames de compagnie et quatre joueuses de lyre, victimes immolées probables.
Dans une autre tombe, des femmes sont également réunies ; vingt-huit proches de la « reine » portent dans les cheveux des rubans d’or, et trente-six, moins intimes sans doute, des rubans d’argent.
Aucune trace de mort violente n’est perceptible et l’on suppose que les gobelets en métal ou les coupes en terre cuite disposés à proximité de chaque corps contenaient les liquides empoisonnés qui donnèrent la mort.
On a rapproché des tombes royales d’Our une tombe contemporaine sous tumulus dite le « kourgane de Maikop », dans le nord du Caucase. Fouillé en 1897, il mesurait plus de dix mètres de hauteur et recouvrait une vaste fosse funéraire de cinq mètres sur quatre mètres de côtés. Le sol était couvert de galets. Des troncs, plantés droits, divisaient l’espace en trois zones avec un squelette dans chacune d’elles. La sépulture la plus large, au sud, contenait un corps saupoudré d’ocre et de nombreuses offrandes. Au niveau de la tête étaient disposés deux diadèmes en or, embellis de doubles rosettes, ainsi que des anneaux de tempe en or massif. Au cou, on avait enfilé un collier de perles en or, en lapis-lazuli, en turquoise et en cornaline. Sur la poitrine, on avait plié le drap du baldaquin funéraire orné d’appliques en feuille d’or estampée ; soixante-dix d’entre elles représentaient des lions, vingt-trois des taureaux et quarante avaient la forme d’un anneau. Sur le côté droit, on avait rangé les éléments des quatre montants du baldaquin, formés de tubes d’or et d’argent, hauts d’un mètre et ornés à leur base d’une statuette de taureau en argent pour deux, et en or pour les deux autres. Au niveau des genoux, on avait rassemblé des pointes de flèches et un couteau composite en silex taillé. Le long de la paroi est étaient alignés dix-sept vases dont deux en or et les autres en argent. L’un d’eux présente un décor gravé remarquable avec, sur le col, une chaîne de montagnes et à ses pieds deux arbres évoquant une plaine. De cette chaîne (le Caucase ?), partent sur la panse deux fleuves qui se rejoignent dans une « mer » dessinée sur le fond du vase. Divers animaux occupent en double frise l’espace compris entre la mer et la montagne ; on y reconnaît le lion, le taureau, le mouflon, le sanglier, l’ours, l’onagre et un oiseau. Le long de la paroi, il y avait encore une masse d’armes en pierre polie et les éléments en or du manche de cette sorte de sceptre. Des armes et instruments en cuivre étaient rassemblés dans l’angle sud-est : une hache, un pic, un ciseau et une lame de poignard dont les rivets étaient en argent.
Les deux sépultures annexes, au nord, sont moins riches que la précédente ; le fouilleur y a signalé des perles en or et en cornaline, des boucles d’oreilles faites d’un fil d’or et divers récipients en argent et en céramique. On considère que ces deux sépultures sont celles des serviteurs du personnage principal.
Les tombes des héros préhomériques présentent un certain nombre de caractères communs : elles mettent en valeur un seul personnage pour lequel on a pu sacrifier d’autres personnages de rang moindre. Les offrandes en matière précieuse confirment le statut social élevé de notre héros, présenté comme un guerrier avec ses armes et parfois son char. Nous retrouvons ces caractéristiques dans les textes d’Homère avec la dimension religieuse et éthique.
Les héros homériques
« Il dit, et des sanglots il donne le signal » (Homère, Iliade, XXIII, 1-28). C’est ainsi qu’Achille lance le deuil de Patrocle, son compagnon tué par Hector, le Troyen. Plusieurs attitudes et rites décrits par Homère vers le VIIIe siècle avant J.-C. trouvent, dans le contexte dont nous réunissons ici les éléments, une valeur exceptionnelle. Achille, excité par la fureur et le désespoir, incarne la spontanéité de la douleur. Il sait aussi que le défunt ne trouvera son salut et n’entrera dans le monde des morts que si le rite est rigoureusement observé. En attendant la fin des cérémonies l’âme du mort erre dans l’angoisse qu’il communique à Achille.
« Patrocle. – Ainsi tu dors, Achille, et tu m’as oublié ! Tu prenais soin de moi lorsque j’étais en vie ; tu me négliges, mort. Vite, ensevelis-moi : que je passe au plus tôt la porte de l’Hadès. Les âmes des défunts, leurs ombres me repoussent ; elles ne veulent pas que j’aille les rejoindre en franchissant le fleuve, et j’erre vainement pour gagner le palais d’Hadès aux larges portes » (Homère, Iliade, XXIII, 68-105).
L’angoisse du défunt est égale à la peur du vivant, conducteur du deuil, à qui revient la responsabilité d’organiser les cérémonies funèbres jusqu’à l’acceptation de l’âme par le maître des Enfers. Achille s’en prend d’abord à Hector qu’il retourne, la face dans la poussière et il jure, pour venger la mort de son ami, de traîner le cadavre du meurtrier derrière son char et de « trancher la gorge à douze brillants fils d’Ilion ».
Pour compenser le sang versé de Patrocle, Achille sacrifie encore de nombreuses bêtes : « Beaucoup de bœufs luisants meuglent autour du fer qui leur tranche la gorge – et beaucoup de brebis et de chèvres bêlantes : on fait griller de nombreux porcs aux blanches dents, tout débordants de graisse. Autour du mort partout le sang ruisselle à flots ! » (Homère, Iliade, XXIII, 29-67).
De ces animaux sacrifiés, Achille fait un banquet délectable qu’il offre à tous en l’honneur du mort jusqu’à satiété.
À ses amis, les rois achéens qui font préparer, dans un bassin trépied, de l’eau chaude pour qu’il puisse laver son visage barbouillé du sang séché de la bataille et peut-être des sacrifices, Achille répond :
« Achille. – Non, par Zeus, le plus haut et le plus grand des dieux, je ne puis laisser l’eau s’approcher de mon front avant d’avoir placé sur le bûcher Patrocle et répandu sur lui la terre du tombeau, avant d’avoir aussi coupé ma chevelure, car pareille douleur n’atteindra plus mon âme tant que j’habiterai la terre des vivants » (Homère, Iliade, XXIII, 29-67).

Décor de vase représentant les funérailles ; vase à décor géométrique ; VIIIe siècle avant J.-C. ; Dipylon à Athènes. Dessin d’après un vase conservé au musée national d’Athènes.
Puis vient la première nuit ; Achille épuisé s’assoupit. Il voit en rêve Patrocle et reçoit de lui les dernières et pressantes consignes du rite funéraire. Achille veut manifester son émotion comme un vivant, c’est-à-dire en étreignant son ami, mais l’âme du mort s’enfuit en criant.
Nous voulons citer avec ses nuances ce texte de l’Iliade dans lequel le vivant hésite à reconnaître le vrai visage de la mort chez une personne bien-aimée, et dans lequel il avance quelques hypothèses sur la nécessité de comprendre la métamorphose de la mort :
« Achille. – Pourquoi, tête chérie, es-tu venu vers moi ? Pourquoi tant de prières ? Je te veux obéir et j’accomplirai tout selon ta volonté. Allons ! approche-toi, pour qu’un instant du moins, nous tenant embrassés, nous jouissions tous deux de nos tristes sanglots !
Il dit, et tend les bras, mais ne peut le saisir : l’âme fuit en criant et, comme une vapeur, sous terre disparaît. Achille, stupéfait, d’un bond se met debout. Puis l’une contre l’autre, il se frappe les mains...
Table des matières
- Couverture
- Titre
- Copyright
- Introduction - Le rituel et la fête
- Chapitre premier - L’émotion et la coutume
- Chapitre II - Les plus anciens rites de la mort
- Chapitre III - Têtes surmodelées et têtes chassées
- Chapitre IV - Les ancêtres monumentaux
- Chapitre V - Bâtisseurs impériaux d’éternité
- Chapitre VI - Les héros homériques et le rite glorieux
- Chapitre VII - Hypnos, Thanatos, Éros
- Chapitre VIII - La cité de Dieu et le difficile dialogue avec la mort
- Chapitre IX - Le roi ne meurt jamais : la vision juridique et laïque du pouvoir
- Chapitre X - Permanence des rites de l’au-delà
- Conclusion - Une très vieille pensée
- Bibliographie